Si l’on devait encore avoir la preuve que les livres nous choisissent plus que nous ne les choisissons, il faudrait sans doute faire l’histoire de ceux que nous avons perdus.
Cette perte n’est pas le résultat d’une négligence honteuse, nous ne perdons pas les livres parce que nous les oublions, mais parce que, depuis que nous avions cru en élire un, en le désignant parmi cent, il travaillait secrètement à nous fuir.
(livre laissé sur un banc du parc, taché du jus des cerises encore recouvertes de gouttes d’eau, ou dans un métro, soudainement pressés par une porte qui devait se fermer sur la station que nous attendions ; livre abandonné sur un siège de cinéma alors que, pour ne pas avoir à supporter la publicité, nous en avions brandi un, dans un acte de rébellion et avec d’autant plus de conviction que la lumière faiblissait doucement ; livre qu’on ne retrouve plus parce qu’on le cherche, dont on rachète un exemplaire mais dont on pressent que “ce n’est pas tout à fait pareil” parce que le corps s’y était déposé singulièrement, avait inscrit sa nervosité, son calme ou sa passion dans une série d’annotations)
Les bibliothécaires le savent bien, qui retrouvent les livres dans des rayons étrangers. C’est que, malgré leurs tentatives pour les classer, pour leur imposer un voisinage qu’ils n’ont pas choisi, les contraignant, forçant leurs liens de parenté, les livres ont leur vie.
(j’ai souvent caché des livres en bibliothèques, soit pour les retrouver le lendemain, en période d’examens, soit pour ordonner différemment ce lieu, dont je jugeais la méthode de classification douteuse, contestable ou inadaptée à mes besoins ; ces livres, rassemblés en un seul endroit, formaient l’îlot préservé d’un trop vaste océan)
Couverture, épaisseur, résumé, reliure, chaque fois qu’un livre nous a choisis (ou nous a exclus, parce que nous n’en sommes pas toujours dignes), c’est en s’exhibant, livre-paon qui fait la roue et que nous pensions avoir domestiqué, pris dans la cage éphémère de l’étagère et de nos connaissances ; un livre se perd et s’oublie d’autant mieux qu’il a été bien lu – La perte, inscrite dans la mémoire du livre, est le sceau qui inscrit son nom sur l’argile de nos souvenirs.
(l’activité des livres, souterraine, sans doute plus importante que je ne l’avais soupçonnée, était une vaste organisation mafieuse : les livres, objets d’un trafic international, transitent, pas seulement dans l’espace clos de la bibliothèque mais entre chacune d’elles pour assurer leur survie)
L’histoire de nos livres perdus est l’histoire des livres dont nous avons cherché à nous souvenir. Chaque jour, un homme tente de découvrir ce qu’il a lu. Cet homme, l’écrivain, cherche dans les entrailles de son écriture les oracles de ses lectures.