Ma bibliothèque est comme mon corps : je n’en ressens pas chaque partie mais l’ensemble et ce n’est qu’au cours d’une activité physique ou intellectuelle que je prends conscience d’un membre ou d’un livre.
L’opération qui consiste à scanner son corps, comme y invite la méditation, pour en dissocier les membres ou, à l’inverse, en envisager la totalité, est sans doute comparable à celle qui, pour retrouver un livre ou un savoir contenu dans un livre, nous amène à en visualiser d’abord les lieux (chambre à coucher, salle de séjour, etc.) puis les rangées, dans un mouvement de connaissance qui va du général au particulier et selon les arts de la mémoire de la Renaissance.
Mon corps, comme ma bibliothèque, m’est toujours étranger : comme elle, il s’élargit ou s’appauvrit, diminue en prestige ou en hauteur ; les éléments rapportés (d’une bibliothèque publique, par exemple) résistent toujours ; leur greffe menace d’échouer.
Ces corps étrangers qui participent mal à sédimentation de ma bibliothèque me rappellent en permanence leur origine (tatouage, étiquette propriétaire, pages cornées, annotations, etc.) et, par conséquent, mon impossibilité à les domestiquer. Ces livres ramenés, je cherche à les isoler, à les mettre en quarantaine pour éviter qu’ils ne pourrissent ma bibliothèque, la contaminent :
C’est pourquoi je finis toujours par les acheter : pour avoir la paix, pour leur retirer ce pouvoir d’apparaître dans ma bibliothèque et restaurer son harmonie.