J’ai reçu la semaine dernière le mail d’un étudiant en design (Robin de Mourat) qui m’a rapidement présenté son projet de fin d’année (à l’école Boulle, en design). Son travail porte plus précisément sur la « lecture d’étude » (Alain Giffard) et sur les moyens pour l’assister. Pour en rendre compte, Robin a mis en place un site qui propose de dérouler le fil et de découvrir sa méthodologie, son mémoire et ses maquettes.
Robin a d’abord cherché à vérifier un préjugé – trop répandu –, qui voudrait que l’on lise de façon superficielle sur les écrans, assailli par un flot de notifications. Il a ainsi rencontré et filmé des étudiants, de manière à inscrire son étude dans une perspective anthropologique pour montrer combien le corps, l’espace et les instruments sont fondamentaux dans tout acte de lecture.
Paradoxe : alors qu’ils les utilisent quotidiennement, et notamment dans leur travail, les étudiants à l’étude, dont Robin a dégagé une typologie (le navigateur égaré, le collectionneur fétichiste, le multi-tâches dilué), “se plaignent de leur usage d’internet” et font “preuve d’une grande difficulté à lire et travailler avec leur ordinateur” à tel point qu’ils pratiquent un aller-retour permanent entre le papier et l’écran.
Plus précisément, il existerait une perturbation dans “chacun des temps de la lecture d’étude” (écriture, recherche de textes, lecture soutenue, mise en relation). Tout l’enjeu consiste à trouver le moyen de relier les différents temps de cette étude et de proposer bien plus qu’un outil pour travailler : une méthode de travail qui déchargerait l’étudiant de définir, à tâtons, de “nouvelles pratiques pour lire et écrire”.
Dans le temps de la lecture, j’ai été frappé de leur capacité à mettre en relation plusieurs documents très différents et les assembler de manière créative, tandis qu’au moment de l’écriture, les pratiques de copier-coller sont bien plus complexes qu’il n’y paraît car elles sont rarement brutales et insensées : en observant les gens en train d’écrire, on se rend compte qu’ils affinent, recomposent, retravaillent, leur matériau brut textuel tiré d’Internet, selon une logique qui pourrait s’apparenter à la sculpture ou à la couture. (Robin de Mourat)
On le voit : le travail de Robin est nuancé et sait reconnaître une grande part d’inventivité aux étudiants, alors qu’il aurait pu, pour justifier la mise en place de sa solution, conclure à un analphabétisme numérique ; il s’agit plutôt de permettre à ces gestes de s’exprimer efficacement en leur proposant un cadre d’expression.
Le développement d’une telle solution aura nécessité 6 mois de travail, au cours desquels Robin a réfléchi aux moyens de fluidifier les opérations intellectuelles, corporelles et matérielles à l’oeuvre dans la lecture d’étude. Pour cela, il a conçu un outil, qui doit permettre à ces différentes opérations de s’exécuter autour d’un objectif commun : la réalisation d’une carte de lecture qui rend visible et intelligible à soi-même sa propre lecture.
La mise en place de cette carte nécessite plusieurs étapes, toujours “assistées”. Lorsqu’il navigue sur sa “liseuse”, l’étudiant bénéficie d’abord d’une arborescence de son parcours, qui lui permet de prendre conscience des pistes suivies, de revenir en arrière avant d’en envisager d’autres (deux logiques de navigation sont à l’oeuvre : temporelles et topographiques), tout en bénéficiant s’il le souhaite d’un mode de lecture qui dépouille le texte de ses publicités et de son habillage graphique pour retrouver un espace de lecture vierge.
L’annotation produite est tout de suite placée dans un circuit graphique qui invite à la relier à d’autres annotations/citations et ce, à plusieurs niveaux (entre annotations produites sur la même page Web et annotations produites sur une autre) afin de construire des cartes synaptiques et thématiques qui informent graphiquement la pensée du lecteur.
La carte permet de définir le territoire du lecteur, en perpétuelle expansion, et de retrouver, de lier, de structurer son parcours. C’est la raison pour laquelle la source est toujours disponible : le promeneur doit pouvoir retrouver les étapes de sa marche.
Le dispositif serait cependant incomplet sans la possibilité d’exploiter les annotations, qui fournissent ici la matière première d’un travail ultérieur (ce que montre une très bonne thèse sur l’annotation chez les étudiant.e.s). Le prototype de Robin invite à tailler dans le bloc des annotations pour construire à partir d’elles un autre texte (une dissertation, par exemple) en les disposant dans l’ordre de leur traitement. L’avantage, c’est que le travail d’écriture a été préparé en amont (sourcage, liens, etc.) et que les gestes de rédaction s’en trouvent par conséquent facilités.
Ce travail, le lecteur peut enfin le faire circuler en partageant sa carte, ce document à part entière exploitant “le potentiel de l’hypertexte, à mi-chemin entre la carte mentale, la bibliographie et le document écrit traditionnel.”
C’est un joli projet, qui prend en compte tous les aspects nécessaires à la compréhension de la lecture (anthropologie, sciences cognitives, etc.), pour proposer un outil fluide dans lequel les habitudes ne sont pas niées mais comprises dans un dispositif pour les cadrer et les accompagner.