Ce grand détour réflexif avait un objectif : réactiver la distinction entre l’usage et la pratique en dépassant celle que mobilisent les tenants des études sur les usages, qui ont tendance à ne voir dans la pratique qu’une actualisation de l’usage (ou l’inverse ; et l’on voit combien ces distinctions, qui se contredisent, sont hasardeuses). Elles sont tributaires d’une appropriation disciplinaire parfois superficielle et d’une transformation historique de notions philosophiques (comme l’action ou la trace) qui se sont progressivement déplacées alors que nos sociétés occidentales se laïcisaient (le passage s’est effectué à partir des Lumières et a été amorcé à la Renaissance1CHARRAK, André, “Action” dans Grand Dictionnaire de la Philosophie, Larousse/ CNRS Editions, 2013.). Ainsi, dès les années 80 et dans les sciences sociales, la question n’était plus de savoir quelle est notre marge de liberté, dans un univers créé par Dieu, mais plutôt de comprendre comment se comportent les consommateurs ou les téléspectateurs dans un supermarché ou face à la télé. De la même façon, la réflexion sur la trace ne revient plus, en Sciences de l’Information et de la Communication, à s’interroger sur le degré de présence du divin dans le monde (comme chez Plotin, Derrida ou Lévinas) mais à envisager les problèmes communicationnels, techniques voire économiques qu’elle soulève. Il reste cependant à faire une histoire de ces transformations notionnelles, qui montreraient comment elles sont réélaborées par différentes disciplines, compte tenu de l’état des mentalités, des normes académiques, des positionnements institutionnels, peut-être même carriéristes.
Poser deux traditions, derrière les usages et les pratiques, permet également d’éviter des distinctions analytiques qui puisent dans les exemples langagiers la force de leur argumentation (nous ne dirions ainsi pas “je pratique une tablette” mais “je pratique le tennis”, pas “j’use le tennis” mais “j’use une tablette”, etc.), comme si la langue était naturellement judicieuse et qu’elle n’était pas également porteuse, en tant que production humaine, de négociations langagières incessantes, fluctuantes, imparfaites. Dans cette perspective, la distinction entre usages et pratiques se comprend alors essentiellement à partir d’un couple séculaire (sujet/objet) et de notions classiques (agent/patient) : user d’un objet consiste à l’user, c’est-à-dire à constater des traces d’usure suite à sa manipulation; la pratique, quant à elle, englobe l’objet dans une activité qui se pense notamment à partir de lui2Jacques-François Marchandise fait justement remarquer que cette distinction tient difficilement avec “le” numérique : “on parle souvent d’usages à propos des outils (le stylo, le téléphone) et de pratiques à propos de nos pratiques sociales (écrire une lettre d’amour, appeler un ami), mais les dispositifs numériques rendent de plus en plus souvent cette distinction malaisée, certaines pratiques s’identifiant dans un premier temps aux outils et aux plateformes techniques qui en sont les vecteurs (je blogue). . Ainsi, “les objets typiques de l’usage, ce sont les produits manufacturés, les objets techniques : chaussures, marteau, cafetière, que l’on oublie ou jette dès qu’ils ne servent plus.” 3BENATOUÏL, Thomas, “J’écris pour des utilisateurs” dans OULC’HEN, Hervé, Usages de Foucault, PUF, 2014.) L’usage désignerait alors “la pratique par laquelle on met quelque chose dont on dispose au service de ses besoins, ses intérêts, ses objectifs, ses projets propres.” (p. 31)
L’étude des intérêts, objectifs, projets, besoins revient traditionnellement à la philosophie de l’action et de la praxis4Dans le langage (dit) commun, leur confusion vient de sens relativement proches, attestés depuis le Moyen Age. Dès l’antiquité la praxis est liée à l’éthique : agir, c’est bien agir dans la cité en vue d’un but. Or, dès 1170, l’usage désigne à la fois la coutume, l’habitude et les bonnes manières tout en renvoyant au “fait d’appliquer, de faire agir (un objet, une matière), pour obtenir un effet qui satisfasse un besoin” (Le Grand Robert de la langue française.). Mais depuis Foucault et Certeau (voir partie I), ce champ s’est trouvé pénétré par d’autres approches. Ainsi, “l’usage du terme d’usage est aujourd’hui largement répandu, non seulement pour caractériser l’application de tel ou tel système de pensée à la réalité sociale contemporaine, son appropriation à d’autres fins que celles pour lesquelles il a été conçu, mais tout autant pour désigner, de l’intérieur des sciences sociales, un certain registre d’appréhension sociologique, ethnologique, plus rarement philosophique, des comportements et des moeurs” 5POTTE-BONNEVILLE, Mathieu, “Foucault : de l’usage à l’usager” dans OULC’HEN, Hervé, Usages de Foucault, PUF, 2014.). On peut donc bien considérer que l’usage et la pratique relèvent de deux traditions d’analyse différentes des moyens par lesquels l’homme transforme le monde.
Les études des usages semblent s’être distinguées — pour des raisons de positionnements institutionnels sans doute — des études des pratiques, ou des théories de l’action, en négligeant ou minimisant leur héritage philosophique, théologique, ontologique, éthique et en se restreignant à quelques objets d’analyse. Les deux traditions sont cependant toutes les deux tendues vers une même ambition : comprendre mieux l’homme et son rapport au monde ; elles choisissent dès lors d’en faire un point d’aimantation des objets.
Notes
1. | ↑ | CHARRAK, André, “Action” dans Grand Dictionnaire de la Philosophie, Larousse/ CNRS Editions, 2013. |
2. | ↑ | Jacques-François Marchandise fait justement remarquer que cette distinction tient difficilement avec “le” numérique : “on parle souvent d’usages à propos des outils (le stylo, le téléphone) et de pratiques à propos de nos pratiques sociales (écrire une lettre d’amour, appeler un ami), mais les dispositifs numériques rendent de plus en plus souvent cette distinction malaisée, certaines pratiques s’identifiant dans un premier temps aux outils et aux plateformes techniques qui en sont les vecteurs (je blogue). |
3. | ↑ | BENATOUÏL, Thomas, “J’écris pour des utilisateurs” dans OULC’HEN, Hervé, Usages de Foucault, PUF, 2014. |
4. | ↑ | Dans le langage (dit) commun, leur confusion vient de sens relativement proches, attestés depuis le Moyen Age. Dès l’antiquité la praxis est liée à l’éthique : agir, c’est bien agir dans la cité en vue d’un but. Or, dès 1170, l’usage désigne à la fois la coutume, l’habitude et les bonnes manières tout en renvoyant au “fait d’appliquer, de faire agir (un objet, une matière), pour obtenir un effet qui satisfasse un besoin” (Le Grand Robert de la langue française. |
5. | ↑ | POTTE-BONNEVILLE, Mathieu, “Foucault : de l’usage à l’usager” dans OULC’HEN, Hervé, Usages de Foucault, PUF, 2014. |