Sommaire
Une série de billets pour penser la différence entre “usages” et “pratiques” souvent utilisés de manière synonymique mais qui trahissent pourtant des appartenances disciplinaires et des héritages bien différents.1Il y a encore à faire une typologie des raisons pour lesquelles nous reprenons, même dans la communauté scientifique, des termes sans toujours nous interroger sur leur pertinence. Ce peut-être faute de temps, par exemple, ou parce que l’article qui traite d’une question n’aborde qu’accessoirement la question des “usages”/“pratiques”; on peut aussi ignorer plus simplement que leur convocation fait problème ou refuser de les traiter d’un point de vue épistémologique, parce que ce n’est pas le propos, parce que d’autres l’ont fait mieux que nous, parce que les résultats d’une enquête priment ou, peut-être, parce que le correcteur n’a pas jugé utile la distinction — lui-même, alors, mobilise des représentations, des manquements ou des ignorances — comme l’article, spécialisé, s’inscrit dans un numéro de revue plus généraliste, etc..
Introduction
Yves Jeanneret le décrit bien, en conclusion de plusieurs études sur l’écriture menées par des équipes pluridisciplinaires2JEANNERET, Yves, TARDY, Cécile dir., Ecriture des médias informatisés, Hermès Lavoisier, 2007. :
Nous avons utilisé plusieurs terminologies, au fil du livre, pour caractériser ces échanges entre l’univers des pratiques et celui des écritures. Cela tient aux différences de parcours entre les tuteurs impliqués dans la recherche, qui ont construit leurs questionnements selon d’autres itinéraires. Certains risquent plus volontiers des “pratiques”, d’autres des “activités”, d’autres encore des “usages”. (p. 213)
Yves Jeanneret propose alors cette distinction entre l’usage et la pratique :
l’usage est un espace où s’ajustent les programmes d’activité développés par les sujets sociaux (individuels, mais socialisés, ou collectifs), avec les programmes d’activité sémiotisés dans les écrits : programmes inscrits dans les propriétés de l’architexte, programmes véhiculés par les réécritures dont ils se chargent, d’où se forment des traces d’usages (conservés, publicisés, anticipés). Mais si le travail d’écriture peut représenter des pratiques et donc les intégrer aux sphères de l’usage, il est loin de pouvoir saisir la totalité des pratiques. Si bien que tous les usages se comprennent par rapport à d’autres catégories, normes, valeurs. (p. 214)
En d’autres termes : l’usage est la pratique inscrite dans le dispositif3Le dispositif n’est pas réductible, ici, au logiciel : c’est, dans la perspective foucaldienne, une agrégation complexe ou plutôt, une intrication de normes, représentations, pratiques, institutions, discours et objets. Le logiciel d’écriture n’est donc qu’un des éléments qui constitue le dispositif. On trouve chez Le Marec et sa théorie des composites une actualisation de cette définition, adaptée aux SIC et notamment aux espaces lettrés comme les bibliothèques.d’écriture, matérialisée par des traces qui, recueillies et analysées, conduiront potentiellement à la mise à jour d’un logiciel (manipulation remarquée de listes de lecture sur Spotify, par exemple, qui poussera l’éditeur à les mettre plus en avant) . Or, si elle peut être inscrite à un moment donné, la pratique échappe toujours à ce même dispositif (on peut, par exemple, établir partiellement des listes de lecture sur Spotify, et préférer un autre logiciel ou même un carnet de notes pour en créer d’autres). La pratique serait donc l’actualisation de l’usage inscrit dans le dispositif. Cette tension est à l’origine d’un chassé-croisé permanent entre les concepteurs des logiciels et leurs usagers, qui actualisent bien l’énoncé ou l’artefact (l’interface de lecture-écriture) par leurs manipulations répétées et constamment déplacées.
La tradition française des usages
La distinction proposée par Jeanneret est en partie nourrie par 30 ans d’études des usages dont Jaureguiberry et Proulx (2011) proposent une histoire et une synthèse rigoureuses.
Première topique : 1980–1995
Usages et appropriation
Dans les années 80 en effet, Certeau, dont les SIC, tout comme l’anthropologie des pratiques lettrées4JACOB, Christian, “Introduction” dans JACOB, Christian Des Alexandries (II) : Les métamorphoses du lecteur, BnF, 2003. Cette parenté n’étonnera pas : Luce Giard, qui avait déjà travaillé avec Certeau collabora avec Jacob pour le premier volume (Du livre au texte) de cette publication., se réclament souvent, avait montré, à une époque où le consommateur était réputé “manipulé”, que ce même consommateur était, au contraire, capable de manipulation, de détournement, de création dans ses habitudes supposées de consommation. Tous les chercheurs sur les usages et leur appropriation feront ainsi explicitement ou implicitement référence dès les années 80 au vocabulaire de Certeau (bricolage, détournement, déviance, braconnage, etc.) pour sortir du piège que constituait alors l’approche restrictive (le consommateur comme passif) ou carcérale (les pratiques détenues par le pouvoir). Ainsi, la plupart des études menées durant les années 1980–1995 selon la perspective des “usages et appropriation” (Jaureguiberry, Proulx, 2011) ont consisté le plus souvent à mesurer un écart entre l’usage prescrit (par un logiciel, par exemple) et l’usage effectif (ce que l’utilisateur fait vraiment). D’où la promotion d’une alphabétisation informatique (on parlerait plutôt aujourd’hui de numéritie) “comme une source possible d’autonomie pour les personnes et d’émancipation sociale et politique pour les groupes.” (Jaureguiberry, Proulx, 2011, p. 79).
Diffusionnisme ; conception/utilisation
Parallèlement, les études d’usages se sont développées et diversifiées selon deux approches classiques :
- L’approche diffusionniste de l’adoption d’un objet technique : historiquement, ce courant a bénéficié des travaux d’Everett M. Rogers. Ce dernier définit en 1962 dans son ouvrage Diffusion et Innovations les 5 phrases du processus d’adoption de l’innovation (connaissance, persuasion, décision, mise en oeuvre, confirmation) auxquelles correspondent 5 caractéristiques (avantage économique ou symbolique, compatibilité avec les valeurs de l’individu, degré de complexité, essayabilité, visibilité) et 5 profils d’usagers (innovateurs, adoptants précoces, majorité précoce, majorité tardive, retardataires). Aussi séduisante soit-elle (et on la retrouve aujourd’hui un peu partout dans des articles journalistiques rapides), cette classification a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part des constructivistes pour lesquels l’adoption d’une innovation n’est pas aussi stable qu’elle n’y paraît. Ce modèle pense ainsi l’objet technique d’un côté et la société de l’autre sans envisager les transformations, au cours même du processus d’adoption, que ses membres génèrent sur l’objet technique, redéfini à partir de leurs manipulations, scrutées et analysées. Les successeurs de Rogers ont tenu compte de ces critiques (tout comme lui, d’ailleurs, qui proposa des amendements à son modèle) ; ils sont aujourd’hui représentés par les statisticiens de la diffusion, qui tentent de prévoir les évolutions dans l’adoption d’un objet technique.
- Conception et utilisation : ce courant est porté par les tenants de l’ergonomie, soit “l’étude des conditions d’obtention des meilleures performances humaines dans le contexte de l’organisation industrielle.” (Jaureguiberry, Proulx, 2011, p. 41) On voit ainsi combien l’ergonomie fut, dans sa première forme, marquée par le taylorisme, Taylor et ses Principes d’organisation scientifique du travail (1909) dont elle prolongera et articulera les travaux aux “interactions” homme/machine, notamment à partir des usages. Les concepteurs d’interface furent d’abord soucieux, jusqu’au début des années 70, de définir les “besoins des utilisateurs” (idem, p. 42,) qu’ils inscrivirent dans des prototypes testés sur le terrain. Puis dans les années 70 et 80, après s’être rendu compte qu’une toute petite partie des fonctionnalités de leurs interfaces étaient utilisées, ils s’orientèrent vers deux objectifs (meilleure explication des fonctionnalités ou convivialité accrue des interfaces, plus réduites). Les années 80–90 virent la multiplication des recherches interdisciplinaires (psychologie, linguistique, sociologie, etc.) dans les environnements de travail pour comprendre comment les individus travaillaient et collaboraient. À partir des années 90, la théorie de l’acteur-réseau irrigua les travaux des chercheurs qui montrèrent comment l’utilisateur était inscrit dans le dispositif, c’est-à-dire anticipé par les concepteurs de logiciel à partir d’une figure imaginée durant la conception. Steve Woolgar (sociologie britannique) alla jusqu’à penser la technologie comme un texte dans lequel l’usager est configuré et son identité intégrée dans l’écriture même du dispositif technique. Il trouve ainsi sa place dans la lecture du texte logiciel. La “configuration de l’usager” (Woolgar, 1991) trouva en France des développements relativement proches à travers le “cadre de fonctionnement” de Flichy (1995), l’utilisation “disciplinée” de Thévenot (1993) et la “double médiation” de Jouët, 1993 (l’outil structure la pratique mais la pratique se ressource dans le corps social). Enfin, à l’inverse de Woolgar, la notion d’affordance de Gibson actualisée par Bardini (1996) refuse de faire d’un dispositif un texte qu’il suffirait de lire : elle accorde au contraire à l’usager la capacité d’interprétation, c’est-à-dire la possibilité d’utilisations très variées. C’est dans un jeu permanent de réglages entre l’usager imaginé par le concepteur et le concepteur imaginé par l’usager qu’émerge le dispositif technique.
4 catégories
Enfin, Jaureguiberry et Proulx considèrent que la première topique des études des usages s’est constituée autour de l’analyse de 4 catégories (p. 80–81) :
- L’usage d’un objet technique et son utilisation : si l’utilisation désigne “l’interaction directe, le face-à-face entre l’individu et l’objet technique”, la notion d’usage, elle, “suppose la constitution d’une épaisseur sociologique à travers l’émergence de routines d’emploi et d’habitude dans les “manières de faire” avec le dispositif.” (p. 80)
- La pratique : elle regroupe un ensemble d’activités autour d’une même thématique (par exemple : la pratique scripturale) dont chacune s’inscrit dans un rapport avec un objet technique (c’est l’usage). Or, les “manières de faire” avec cet objet sont susceptibles d’actualiser la pratique. Par exemple, l’introduction de l’ordinateur et du clavier dans la pratique scripturale élargit la palette des “manières de faire”. L’usage d’une technique pourra ainsi “faire surgir des éléments de nouveauté dans la pratique de l’activité” (p. 80)
- Les représentations de la technique : elles naissent de multiples sources (école, interactions, discours publicitaires et médiatiques, etc.) et conditionnent les degrés de perception de l’objet technique.
- Le contexte social, culturel, politique.
Seconde topique : 1995–2010
Les trois approches mentionnées et synthétisées ont cependant bien évolué depuis 1995 dans une seconde topique (selon Jaureguiberry et Proulx, 2011) de laquelle peuvent être dégagées 5 approches :
- Interaction utilisateur-dispositif (face-à-face entre l’un et l’autre) : le HCI (Human-Computer Interaction) s’est spécialisé dans ce domaine et a montré comment les usages, à la suite de la première topique, étaient contraints par l’offre industrielle, qui suggère un mode d’emploi, prescrit des interdictions et impose des normes à partir de discours publicitaires d’accompagnement. On retrouve également dans le courant de cette seconde topique le souci de montrer que l’utilisateur est capable de déplacement, d’adaptation, d’extension et de détournement (Akrich, 1998).
- Coordination usager-concepteur (représentations des premiers et des seconds et manière dont ils s’ajustent en permanence; la collaboration est aussi possible et peut intervenir à différents stades de production du dispositif technique).
- Usage situé dans une quotidienneté (expérience de l’usager à travers ses pratiques quotidiennes) : ces études sont relativement peu développées en France et connaissent surtout une fortune chez les anglo-saxons à travers les “cultural studies”.
- Objet technique prescripteur de normes politiques et morales (“dimensions politiques et morales inscrites dans le design de l’objet technique”, p. 85) : ce courant a repris les travaux de Woolgar sur la configuration de l’usager pour montrer qu’elle s’exerçait à des strates sociales très différentes (journalistes, porte-parole de groupes de pression, etc.). La notion de “script” (Akrich, 1987) a également émergé pour monter qu’un scénario anticipait les usages du dispositif.
- Formes socio-historiques de l’usage : “Les nouveaux usages s’inscrivent dans une histoire déjà constituée de pratiques sociales et de pratiques de communication” (Jaureguiberry et Proulx, 2011, p. 97)
Bilan provisoire : usages et pratiques, retour à la case départ…
Ce parcours historique des études des usages permet de formuler un certain nombre d’observations :
- La première distinction esquissée par Jeanneret entre “usages” et “pratiques” est celle proposée par la première topique des études des usages, à ceci près que cette dernière inverse les termes de l’équation : ce ne sont plus les pratiques qui actualisent les usages, mais les usages qui, compris dans les pratiques, les nuancent, les déplacent, les perturbent, avant qu’une nouvelle stabilité, provisoire, n’émerge (dans cette perspective, l’ ”usager”, souvent cité jamais défini, apparaîtra comme celui qui rejoue et actualise les énoncés ; Klinkenberg, 2000). La contradiction dans ces deux distinctions tient sans doute au désir louable d’harmoniser des usages terminologiques sans feindre d’ignorer la difficulté que pose l’utilisation synonymique de deux termes. Mais si, comme on l’a vu, elles conduisent à des propositions stimulantes, elles révèlent cependant des articulations trop interchangeables pour ne pas paraître un peu forcées.
- Il n’y a pas de frontières nettes entre les topiques et les courants qui les constituent (puisque Jeanneret s’inscrit en effet bien dans les “usages et appropriation” mais certaines conclusions de la “conception et utilisateur” émergent aussi dans les résultats de ses équipes) ni entre la tradition française des études des usages et la tradition américaine des études des pratiques. En effet, la théorie de l’affordance emprunte, comme on l’a vu, au fondateur du pragmatisme (George Herbert Mead, dont il sera question dans la partie II) certaines réflexions propres à la tradition pratique. C’est sans doute ce qui permet d’envisager l’articulation entre “usage” et “pratique”, après avoir resitué cette dernière dans la tradition disciplinaire qui l’a étudiée.
La tradition anglo-saxonne des pratiques
Introduction
Il y a bien une autre tradition qui s’est intéressée à ce que “font les gens” et aux “manières de faire” : le pragmatisme développé aux États-Unis au 19ème siècle. Il a même été le premier à véritablement penser la “pratique de la vie” dans une perspective sociale, temporelle, psychique et interactionniste. Pour des raisons complexes, qui tiennent sans doute à des luttes de pouvoir universitaires et à des sensibilités théoriques propres à chaque pays, le pragmatisme fut presque exclusivement abordé à partir des apports de Peirce en France (les États-Unis privilégièrent plutôt Dewey et James, semble-t-il). Un pont fut en effet trouvé entre ses théories et celles de Saussure pour élargir la sémiotique à ceux qui manipulent les signes, c’est-à-dire pour sortir cette dernière d’une vision étroite, limitée à l’étude des “signes stricts”, c’est-à-dire linguistiques (Klinkenberg, 2000). Dans cette perspective, la “pragmatique”5Sur les relation entre pragmatisme et pragmatique, voir Stéphane Madelrieux, “Pragmatistes et pragmatiques”, La Vie des idées , 17 avril 2009.apparaît comme une sémiotique du “signe comme acte” (Klinbenberg, p. 312) et l’analyse de l’action comme une préoccupation pour “l’agir en situation”, compris comme “un phénomène processuel et sériel, comportant une dimension d’intervention concrète sur un état de choses pour le transformer.” (Mesure et Savidan, 2006)
Le pragmatisme en France bénéficia de prolongements séduisants. Ainsi naquirent dans les SIC, diverses sémio-pragmatiques adaptées selon les domaines : la sémio-pragmatique d’Odin, par exemple, qui fait l’hypothèse d’une multiplicité de facteurs favorisant l’émergence du sens dans le cinéma ; la sémio-pragmatique des pratiques de fans, sensible aux “communautés interprétatives” de Fish et à l’énonciation, définie comme “l’acte consistant à utiliser un code, acte individuel, et localisé dans le temps et l’espace” (Klinkenberg, p. 124) ; la théorie des composites de Le Marec (2003), application à des situations souvent lettrées (bibliothèques) et actualisation du “dispositif” de Foucault (intrication d’objets, de normes, d’institutions, de représentations dans un complexe hétérogène : le dispositif) à partir de l’approche peircienne ; l’énonciation éditoriale de Souchier (2005), enfin, qui puisa dans la sémiotique intégrationnelle de Harris (1998) ses critiques à l’encontre des héritiers de Saussure, incapables de penser la sémiotique en dehors de la phrase et de son articulation grammaticale pour situer un énoncé (le résultat de l’acte d’énonciation) dans un rapport entre “partenaires de la communication” (Klinkenberg, p. 124).
L’histoire du pragmatisme((Voir Cometti Jean-Pierre, Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Paris, Folio, 2010))est cependant bien plus complexe et mériterait d’être davantage explorée, pas seulement pour rendre justice à l’un de ses fondateurs — George Herbert Mead — mais parce qu’il a fourni un ensemble de distinctions, de concepts, d’outils qui permettent aujourd’hui de penser beaucoup plus finement les pratiques, en dépassant la ligne de partage entre l’usage et la pratique à partir de l’inscription et de son actualisation. Avant de l’aborder, je présenterai d’abord les synthèses principales du pragmatisme contemporain et des théories sur les pratiques qui ont fait l’objet de courants importants et cherchent aujourd’hui à renouveler notre compréhension des individus, des organisations, des savoirs. On comprendra également mieux comment la notion de “pratique” a pu émerger lentement de théories d’abord préoccupées par l’action.
Synthèse(s) des traditions pragmatistes contemporaines
Praxis et polis
Dans un article dense récemment publié (en 2010), Simpson6SIMPSON, B., “Pragmatism, Mead and the Practice Turn”, Organization Studies, 30, 12, p. 1329–1347 cité par BELANGER, Marie-Eve, The Annotative Practices of Graduate Students: Tensions & Negotiations Fostering an Epistemic Practice, Master of Information Studies, University of Toronto, 2010. Je me réfère dans ce billet à la traduction donnée en 2012 par Christian Brassac et disponible à cette adresse : http://www.activites.org/v10n1/simpson.pdf. fournit ainsi une synthèse très riche de la tradition pragmatique, dont elle situe, à la suite de Bernstein7BERNSTEIN, R.J., Praxis and action, London, Duckworth, 1972., l’élaboration à la fin du 19ème siècle/début 20ème siècle. C’est en effet à cette époque que 4 philosophies relativement différentes (théorie sociale de Marx, existentialisme de Kierkegaard, pragmatisme et philosophie analytique), mais toutes préoccupées par “la pratique de la vie”, s’élaborent, qui permettent selon Bernstein de penser l’articulation de la praxis (disciplines et activités prédominantes dans la vie éthique et sociale des hommes) à la polis, c’est-à-dire à l’activité dans la cité. Ainsi la pratique est-elle ici pensée comme une activité éminemment sociale et la cité comme un espace où s’exercent un ensemble de pratiques qu’elle accueille et qui la redéfinissent dynamiquement.
L’agentivité humaine
Or, pour Joas, qui fournit une autre synthèse des théories de la pratique8JOAS, H., Creativity of action, Chicagon University of Chicago Press, 1996., “la recherche d’une théorie adéquate de l’action humaine ne relève en aucune façon de la seule compétence des philosophes.” (Simpson, p. 157) Ainsi, de nombreuses disciplines (sociologie, psychologie, économie, etc.) se sont intéressées à l’activité humaine à partir de deux grandes perspectives classiques : déterministe (l’acteur est contraint par des forces qui pèsent sur lui) et volontariste (l’acteur a une liberté d’action qui dépend de son libre arbitre). Mais aucune, selon Joas, n’est parvenue à rendre compte de “la dimension créative de l’agentivité humaine” (Simpson, p. 157), c’est-à-dire de l’inventivité des hommes dans leur manière et leur faculté d’agir sur le monde pour le transformer.
Le tournant pratique
Trois catégories de travaux
L’autre synthèse importante des théories pratiques est celle fournie par Schatzki en 20019SCHATZKI, T.R., KNORR CETINA, K., VON, E., The practice turn in contemporary theory, Londres et New-York, Routledge, 2001.dont Simpson fait la lecture (son introduction à un ouvrage collectif, du moins). Selon Schatzki, trois catégories de travaux s’inspirent aujourd’hui des théories pratiques :
- Les sciences des organisations et les communautés de pratiques qui s’appuient sur l’héritage sociologique et philosophique pour évaluer la manière dont les structures sociales assurent leur durabilité et leur stabilité.
- La micro-analyse de l’activité humaine (comment s’élaborent la communication et la signification entre acteurs à partir de leurs pratiques ?)
- Le constructivisme et les “science and technology studies” pour lesquels les objets sont des médiateurs dans le processus de construction du sens entre acteurs.
Objets épistémiques et pratiques dynamiques
Le livre dont il est le directeur (The practice turn in contemporary theory) bénéficie des contributions de chercheurs comme Knorr Cetina, une représentante importante du constructivisme (avec Latour évidemment et Woolgar dont il a été question dans la première partie de cette série). Dans son article (“Objectual practice”, p. 184–198), Knorr Cetina explore notamment la notion d’ ”objets épistémiques” (que Bélanger (2010) mobilise brillamment et avec beaucoup de talent dans son mémoire sur les pratiques d’annotation). Contrairement aux objets à la matérialité close (comme un marteau par exemple), les “objets épistémiques” (ou “objets de la connaissance”) se redéfinissent en permanence (ce peut-être, ainsi, une note de travail), sous le coup d’une temporalité plus ou moins longue et de buts très différents (une même note, par exemple, peut servir à différents travaux : conférence, dissertation, etc. et s’inscrire dans un cycle de vie relatif à chacun des buts). Knorr Cetina les compare à des tiroirs ouverts remplis de dossiers s’étendant indéfiniment dans la profondeur d’un placard sombre. Ces objets ont la particularité de se transformer sans arrêt et d’acquérir chaque fois de nouvelles propriétés. C’est pourquoi les pratiques qui leur donnent forme ne peuvent pas être qualifiées de “routinières” comme les études des usages s’attachent parfois à le montrer. En effet, comme l’objet acquiert chaque fois de nouvelles propriétés, la pratique suit ses transformations et s’adapte en conséquence.
Les alignements dynamiques
L’autre contribution intéressante de ce livre est celle de Joseph Rouse (“Two concepts of practices”, p. 198–207) qui défend une conception dynamique du savoir à partir de la notion, empruntée à Wartenburg, d’ ”alignements sociaux” (social alignments). Pour ce dernier, un agent n’a de pouvoir que parce que d’autres agents sont reliés à lui. La décision d’un juge n’a de force qu’appliquée, c’est-à-dire exécutée par une chaîne d’agents (huissiers, policiers, etc.) alignés à sa décision. L’efficacité de l’application d’une décision se mesure ainsi à la permanence de cet alignement. Pour Rouse, cependant, la notion de Wartenburg est incomplète parce qu’elle limite la médiation du pouvoir à des alignements sociaux. L’exercice du pouvoir est aussi sujet à des médiations matérielles, temporelles et situationnelles (une place en prison peut par exemple manquer pour appliquer la décision d’un juge). De la même façon, le savoir est médié, non seulement par des agents, des compétences, des instruments, des interactions, mais également par des pratiques scientifiques (manipuler, observer, écrire, communiquer, etc.). Ainsi, comme le montre très bien Barnes dans un autre article (“Practice as collective action”, p. 25–36), s’engager dans une pratique, c’est s’engager dans une relation de pouvoir.
L’anthropologie des pratiques
On pourrait enfin ajouter à ces synthèses de Simpson celle que propose Christian Jacob dans ses travaux10JACOB, Christian dir., Les Lieux de savoir (I et II), Albin Michel, 2007, 2011.et notamment dans un livre récemment paru : Qu’est-ce qu’un livre de savoir ?. Christian Jacob adapte cet ensemble de théories aux savoirs, définis comme l’ ”ensemble des procédures mentales, discursives, techniques et sociales par lesquelles une société, les groupes et les individus qui la composent, donnent sens au monde qui les entoure et se donnent les moyens d’agir sur lui ou d’interagir avec lui.” Dans cette perspective, la pratique est ce qui met en forme le savoir, c’est-à-dire ce qui le matérialise et l’objectivise dans des artefacts à partir d’instruments (un stylo, un clavier, etc.), de surfaces (la page, l’écran, etc.), d’inscriptions, de gestes, d’interactions, de représentations et de normes grâce auxquels leur circulation et leur transmission vont être possibles.
L’anthropologie des pratiques qui donnent forme aux savoirs se donne alors pour objet d’étude les cadres/environnements où ils s’établissent, se définissent et se répartissent socialement, les plans (surfaces de travail : table, sol en terre battue, plan incliné d’un rocher, établi d’un menuisier, etc.; bibliothèque personnelle; instruments : règle, trombone, agrafeuse, post-it, écran, etc.) où ils s’organisent, les inscriptions (textes, schémas, tableaux, cartes, photographies, images, diagrammes, etc.) où ils se matérialisent, les techniques (encodage, compression, structuration, organisation, etc.) qui les formalisent. Ainsi les pratiques s’expriment-t-elles dans des lieux de savoir (une page, un texte, une bibliothèque, un laboratoire, etc.) constituées par elles, c’est-à-dire par des gestes manuels, des opérations mentales et des interactions sociales.
Toutes les pratiques ont la même valeur. L’anthropologie de Christian Jacob ne dresse pas de hiérarchie entre les pratiques d’un scientifique, d’un devin, d’un menuisier, d’un étudiant. Pour autant, ces pratiques sont liées au savoir, si bien que toutes les pratiques ne sont pas concernées. Ann Swidler (“What Anchors Cultural Practices”, p. 83–100 de l’ouvrage dirigé par Schatzki et cité plus haut) propose ainsi de distinguer dans le vaste champ des pratiques (se doucher, se coiffer, manipuler une molécule), des “pratiques d’ancrage” qui jouent des rôles clés dans le déploiement d’un système de pratiques (manipuler une molécule implique de l’observer, de publier des résultats, etc. ; diriger un groupe de militaires nécessite de les entraîner, d’organiser des missions, etc.). Une pratique occupe donc une fonction, déterminée par son ancrage dans une culture et une société (C. Jacob) et procède, lorsqu’elle est liée à d’autres pratiques, à une sémantisation du monde (les savoirs, à travers les pratiques, découpent en effet le monde en noms, frontières, champs, etc.) qui s’exerce dans et sur des espaces matériels (un laboratoire, un territoire, etc.) et immatériels (la pensée, l’identité, l’inconscient, etc.).
C’est pourquoi la métaphore spatiale tient une place si importante dans l’anthropologie des savoirs de Christian Jacob : elle permet d’appliquer à des objets complexes (une page de livre, par exemple), des concepts opératoires spatiaux. Ainsi, les configurations spatiales (l’organisation d’une page) pourront être analysées à partir d’opérations relevant du vocabulaire spatial (organiser, structurer, aménager, circuler, centraliser, quadriller, déployer, etc.) : elles devront mettre au jour des processus, des évolutions, des transmissions, des dispositifs de contrôle à partir d’un jeu de relations assignées entre le centre et la périphérie, le proche et le lointain. La variation du point de vue a ici une valeur heuristique (les anglo-saxons parlent de “zoom in” et “zoom out”) qui doit permettre de faire émerger des lignes de force et des ramifications.
Vers George Herbert Mead
Simpson trouve enfin dans ces différentes synthèses (et j’ajouterai donc celle de C. Jacob) un point commun : elles font toutes des pratiques des processus dynamiques pris dans des logiques spatiales et temporelles qui convergent et divergent ; elles impliquent la conduite humaine et l’exercice de l’agentivité. Leur similarité vient du fait qu’elles s’appuient toutes, directement ou indirectement, sur les travaux de George Herbert Mead et de ses successeurs ou élèves (Blumer, Goffman, Strauss, Becker, etc.).
Bibliographie
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WOOLGAR, S, “Configuring the user : The case of usability trials” dans J.Law, A Sociology of Monsters. Essays on Power, Technology and Domination, Londres, Routledge, 1991, p. 58–99
Notes
1. | ↑ | Il y a encore à faire une typologie des raisons pour lesquelles nous reprenons, même dans la communauté scientifique, des termes sans toujours nous interroger sur leur pertinence. Ce peut-être faute de temps, par exemple, ou parce que l’article qui traite d’une question n’aborde qu’accessoirement la question des “usages”/“pratiques”; on peut aussi ignorer plus simplement que leur convocation fait problème ou refuser de les traiter d’un point de vue épistémologique, parce que ce n’est pas le propos, parce que d’autres l’ont fait mieux que nous, parce que les résultats d’une enquête priment ou, peut-être, parce que le correcteur n’a pas jugé utile la distinction — lui-même, alors, mobilise des représentations, des manquements ou des ignorances — comme l’article, spécialisé, s’inscrit dans un numéro de revue plus généraliste, etc. |
2. | ↑ | JEANNERET, Yves, TARDY, Cécile dir., Ecriture des médias informatisés, Hermès Lavoisier, 2007. |
3. | ↑ | Le dispositif n’est pas réductible, ici, au logiciel : c’est, dans la perspective foucaldienne, une agrégation complexe ou plutôt, une intrication de normes, représentations, pratiques, institutions, discours et objets. Le logiciel d’écriture n’est donc qu’un des éléments qui constitue le dispositif. On trouve chez Le Marec et sa théorie des composites une actualisation de cette définition, adaptée aux SIC et notamment aux espaces lettrés comme les bibliothèques. |
4. | ↑ | JACOB, Christian, “Introduction” dans JACOB, Christian Des Alexandries (II) : Les métamorphoses du lecteur, BnF, 2003. Cette parenté n’étonnera pas : Luce Giard, qui avait déjà travaillé avec Certeau collabora avec Jacob pour le premier volume (Du livre au texte) de cette publication. |
5. | ↑ | Sur les relation entre pragmatisme et pragmatique, voir Stéphane Madelrieux, “Pragmatistes et pragmatiques”, La Vie des idées , 17 avril 2009. |
6. | ↑ | SIMPSON, B., “Pragmatism, Mead and the Practice Turn”, Organization Studies, 30, 12, p. 1329–1347 cité par BELANGER, Marie-Eve, The Annotative Practices of Graduate Students: Tensions & Negotiations Fostering an Epistemic Practice, Master of Information Studies, University of Toronto, 2010. Je me réfère dans ce billet à la traduction donnée en 2012 par Christian Brassac et disponible à cette adresse : http://www.activites.org/v10n1/simpson.pdf. |
7. | ↑ | BERNSTEIN, R.J., Praxis and action, London, Duckworth, 1972. |
8. | ↑ | JOAS, H., Creativity of action, Chicagon University of Chicago Press, 1996. |
9. | ↑ | SCHATZKI, T.R., KNORR CETINA, K., VON, E., The practice turn in contemporary theory, Londres et New-York, Routledge, 2001. |
10. | ↑ | JACOB, Christian dir., Les Lieux de savoir (I et II), Albin Michel, 2007, 2011. |
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