Sommaire
- 1 Renoncer à savoir ce qu’est “le” numérique
- 2 Quelques pensées “du” numérique
- 3 Conclusion : ce qui fait tenir ensemble
- 4 Bibliographie
La toute dernière partie sur les usages/pratiques traitera donc spécifiquement “du” numérique avant d’aborder les différentes tentatives pour “en” rendre compte.
Précédemment, je me suis demandé si nous ne courrions pas le risque d’un anthropocentrisme, à se focaliser exclusivement sur les agents humains dans l’analyse des pratiques. En plaidant pour une “ontologie plate”, nous nous sommes ainsi dotés d’un outil méthodologique, nous avons choisi de considérer que dans une situation donnée, un humain ne valait pas moins que la main qu’il mobilise pour manipuler un objet, qui ne vaut pas moins que l’humain qui le manipule, qui, etc. Par conséquent, nous avons considéré que chaque chose était seule au monde, pour apprendre à les voir et à ne pas les exclure d’une analyse, à partir de présupposés hiérarchiques. Mais nous nous sommes aussi donné pour tâche de reconstruire un ordre — ou du moins : un entrelacs — à partir duquel penser les relations entre les choses.
Renoncer à savoir ce qu’est “le” numérique
Avant cette étape, nous avons cependant besoin de savoir ce sur quoi portera cette reconstruction. Car “du” numérique, nous ne savons rien ou plutôt nous en savons trop. Nous pourrions tenter de nous “en” rapprocher en suivant la méthodologie de la théologie négative; nous serions alors conduits à faire une liste de tout ce qu’ ”il” n’est pas. Nous avons également vu que les deux modèles de la tradition ontologique (les modèles substantiel et efficient) étaient inefficaces. Ainsi, nous devons d’abord renoncer à nous demander ce qu’est “le” numérique.
La pensée du paysage en Chine : entre l’eau et la montagne
Un tel programme (ou une telle absence programmatique) peut être élaboré à partir de la pensée du paysage en Chine classique. Si, dans notre culture, un paysage implique un spectateur contemplateur (un sujet devant un objet, donc), le paysage prend corps dans un entrelacs chez les chinois, dans un entre-deux, dans “un jeu d’interactions sans fin entre facteurs contraires, devenant partenaires, par lesquels du monde est matriciellement conçu et s’organise” (Jullien, 2014, p. 40) Autrement dit : nous ne sommes plus “devant” ni même “au centre” des choses, comme Merleau-Ponty l’avait déjà formulé, tentant de dépasser la dichotomie sujet/objet; nous ne sommes pas non plus “dedans” mais bien “entre” : entre l’eau et la montagne (“paysage” signifie “montagne(s)-eau(x)” en chinois), entre l’horizontal et le vertical, entre la fixité et le mouvant, entre l’instabilité du monde et sa stabilité.
Polarité et appariements
La pensée chinoise renonce ainsi à “l’en-soi”, à l’être de la chose : la montagne n’existe pas en tant que montagne et il n’y a pas d’être de la montagne, de chose dont on pourrait dire “voilà une montagne”; la montagne se conçoit au contraire dans sa relation à l’eau, c’est-à-dire dans une polarité à partir de laquelle peuvent être pensés tous les possibles de la montagne jusqu’à épuisement, explorés et parcourus du haut vers le bas. Ainsi le peintre chinois, comme les peintres impressionnistes plus tard, envisagera la montagne à partir d’un maximum d’axes spatiaux, temporels et sensoriels (montagne-d’en-bas, montagne-d’en-haut, montagne-de-jour, montagne-de-nuit, etc.) grâce auxquels s’expriment bien plus que des oppositions : des appariements. Dès lors, les nuages d’en haut répondent aux bambous d’en bas, dans une mise en tension et dans “un monde où rien ne manque.” (Jullien, p. 57)
Cohérence interne des choses sans la constance de leur forme
La pensée classique chinoise du paysage et du monde pourrait sans doute se résumer dans une formule du poète français Paul de Roux :
branches, pierres, tuiles, tout fut gîte et tout fut errance”.1Entrevoir, Gallimard, coll. Poésie, p. 28.
Dès lors, comment penser la constance des choses si elles n’ont pas de forme constante, si l’eau, par l’effet du soleil, est toujours susceptible de devenir nuage ? Il nous faut, là encore, déplacer notre regard, faire une expérience, accueillir un autre rapport au monde. Car la constance en Chine, précise Jullien (2014), est “d’un autre ordre”. Elle tient en effet à une cohérence interne, à une continuité entre chaque élément : entre l’eau et les nuages, il n’y a ainsi qu’une “différence de compacité” (p. 65) mais ces éléments sont parcourus d’une même énergie qui les fait se transformer et “se renouveler dans ces variations sans fin de plissements et d’enchaînements.” (p. 68) La tâche du peintre — immense, impossible ; la seule qui ait de la valeur — consiste à rendre compte de la capacité de la montagne à investir différentes formes possibles et, par conséquent, à capter ses “divers modes d’intensité” (p. 69).
Aristote et la pensée chinoise : matière, forme et transformations
Cette conception peut cependant rencontrer la pensée (dite) occidentale (constamment caricaturée, comme si elle ne constituait qu’un seul bloc2Il est d’ailleurs assez paradoxal de la refuser pour penser le monde et de recourir à ses travers supposés — l’unicité, la fixité, etc. — une fois qu’on la présente…). Chez Aristote matière et forme ne sont pas séparées : bien plus, tout est à la fois matière et forme, tout contient un tas de virtualités (par exemple, la matière-marbre peut devenir forme-sculpture-cheval mais également forme-sculpture-chien, etc.) et un tas d’actualisations, de réalisations, de fixations (la matière-marbre devenant effectivement forme-sculpture), jamais tout à fait quittées par les potentialités (la matière-marbre est peut-être devenue forme-sculpture mais elle peut aussi être détruite, mais on peut aussi la peindre, etc.). Chez Aristote, pourtant, ce principe de virtualités va vers toujours moins d’indétermination. Autrement dit : la matière a tendance à tendre davantage vers la forme, soit vers la réduction des potentialités (la matière-marbre tend vers la sculpture finie par l’artiste). Au contraire, en Chine, matière et forme restent au même niveau de détermination et d’indétermination (la matière-marbre ne s’épuiserait pas dans un acte de finition mais plutôt dans un “fonds de formes” possibles, toutes égales — Jullien, p. 70).
La consistance ou l’art de faire tenir ensemble les choses
Pour penser le paysage et, avec lui, l’eau et la montagne, c’est-à-dire les “choses” du monde (encore que ce terme soit maladroit, parce qu’il stabilise), il faut donc renoncer à l’être, à l’unité, à l’essence et leur préférer la cohérence, la continuité, la corrélation : la montagne fait tenir ensemble (assure une continuité entre) des cas apparemment disparates (le nuage, le rocher, etc.), sans jamais pour autant leur assurer de support ou de stabilité ontologique. Ainsi, “la” montagne n’existe pas plus que “le” numérique ou plutôt : “ils” ne sont saisissables que dans un entre-deux permanent qui cache ou rend visible une cohérence interne.
À quoi pense-t-on lorsque l’on parle de numérique ?
De quoi parlons-nous donc quand nous parlons “de” numérique ? Le recours à toute une économie sémantique pour en parler (“le” numérique, avec ou sans guillemets ; la “révolution” numérique; les “réseaux sociaux”, etc.) trahit un processus de généralisation : c’est en effet une convergence complexe d’injonctions marketing et d’inflexions sociales qui ont permis de passer de l’adjectif “numérique” (la “révolution numérique”, etc.) au substantif “numérique” (“le” numérique). L’adjectif appartenait à l’origine au vocabulaire technique et désignait simplement un mode de traitement automatisé du signal (Moatti, 2012). À l’inverse, “le numérique substantivé accompagne un mouvement sociétal plus global, celui d’un désintérêt pour la science et la technique” (p. 138). Dans les années 70, les spécialistes du marketing l’avaient déjà bien anticipé qui favorisèrent l’implantation de l’interactivité dans toutes les bouches (Guéneau, 2005) : il fallait en effet pouvoir humaniser des machines suspectées de nous déshumaniser. Le numérique, lui, commença à désigner ce que l’on fait avec les machines, sans se soucier de leurs entrailles, notamment depuis l’avènement de l’Internet à large bande dans les années 2004–2005, qui permit de rendre presque transparent les actions réalisées à partir de dispositifs informatiques. D’un simple signal on passa donc à un catalyseur sociétal d’angoisses, de réflexions, d’enjeux, qu’exprime bien l’expression intronisante “ère du numérique”, à partir duquel un ensemble d’acteurs, beaucoup plus importants que les seuls informaticiens ou les seuls spécialistes (comme ce pouvait être le cas avec le “cyberspace”), purent à peu près s’entendre pour débattre.
Dans cette perspective, “le” numérique apparaît comme un objet-frontière, soit une structure “suffisamment commune à plusieurs mondes sociaux pour qu’elle assure un minimum d’identité au niveau de l’intersection […] Elle suppose l’existence d’une structure minimale de connaissance, reconnaissable par les membres de différents mondes sociaux.” (Trompette, Vinck, 2010)
Quelques pensées “du” numérique
On comprend mieux, dans cette perspective, pourquoi autant de courants, de disciplines, d’acteurs ont cherché à “l“ ‘approcher. Je présente ci-dessous quelques-unes des pensées “du” numérique, sans chercher l’exhaustivité (un autre billet est entièrement consacré aux “Digital Studies” et à la matérialité numérique) : en effet, bien d’autres acteurs, notamment français, auraient pu y figurer, que je n’ai pas encore suffisamment lus (depuis, un article de recherche est paru, qui tentent de leur rendre justice).
Philosophie
Parmi ces textes figure notamment le livre récent de Stéphane Vial (L’Être et l’écran, PUF, 2013), qui a pour ambition de fournir une analyse philosophique “du” numérique ou plutôt d’un système technique numérique.
Le système technique numérique
Le premier intérêt — très grand — du livre de Stéphane Vial est donc de replacer d’abord ce qu’il appelle le “système technique numérique” dans l’histoire des techniques, pour en révéler toute l’épaisseur à partir d’une entreprise archéologique.
Les machines de bois de la Renaissance firent ainsi place aux machines de métal de la révolution industrielle puis aux machines numériques. Chaque passage se comprend comme une délégation d’une force : force corporelle, dans le cas des machines de métal; force intellectuelle, pour les machines numériques. Or, ces machines font système, c’est-à-dire qu’elles comprennent un ensemble d’éléments qui leur donnent vie et qui se structurent à partir d’elles, soit les ordinateurs centraux, les micro-ordinateurs, les serveurs web, etc. S’il existe plusieurs niveaux de combinaison technique (structure technique, ensemble technique, etc.), le “système technique” est le plus haut degré de maturité technologique, qui comprend donc des techniques assemblées en un ensemble homogène. Dans cette perspective, le système technique informatique se comprend comme une synergie entre la microélectronique, l’automatisation et l’informatisation3On comprend mieux pourquoi les SIC en fournirent une critique salutaire, sans tomber dans la technophobie. Car l’informatisation est l’autre nom de l’industrialisation, tels que Michel Volle, Pierre Moeglin ou Yves Jeanneret ont pu le montrer. Héritiers de la critique idéologique de Barthes, les SIC trouvèrent ainsi dans le système technique informatique un terreau fertile à partir duquel elles purent croître. Le système technique numérique, lui, porte plus loin encore le système informatique en le généralisant grâce au réseau, à la mise en lien entre machines.
Systèmes techniques et perception du monde
Le second intérêt du livre de Stéphane Vial est de montrer que tout système technique affecte notre perception du monde. La manière dont les êtres apparaissent (nos amis avec qui nous communiquons via Facebook; une fleur que l’on prend en photo, etc.) diffère et avec elle la manière de les percevoir. Toute technique est donc une phénométechnique (Bachelard) : toute technique rend apparent un être selon ses propres modalités. Dès lors, la perception n’appartient qu’à l’organisation externe de notre culture technique et aucune organisation interne ne préexisterait à cette perception. Il existe donc une dialectique entre l’appareil et l’apparaître : un appareil photographique ne produit pas seulement des images mais un mode de perception des choses mises en image.
Du noumène numérique au phénomène numérique : de l’invisible au visible
Le troisième intérêt — et je m’arrêterai là — du livre de Stéphane Vial est de proposer un certain nombre de catégories, identifiées sous d’autres noms par les SIC, qui permettraient de saisir le système technique numérique. Parmi elles : le noumène, qui désigne chez Kant la chose en soi, c’est-à-dire ce qui ne dépend pas de notre perception, ce qui existe en dehors de nous (le monde quantique, par exemple) et qui nous est parfaitement invisible. Dans cette perspective, le noumène du numérique, ce qui ne nous apparaît pas immédiatement, ce sont par exemple l’ensemble des processus mathématiques et électroniques qui transitent dans un ordinateur et avec lesquels nous ne pouvons pas rentrer directement en contact. Or, ces processus sont appareillés : pour commander à la machine, nous avons en effet besoin d’interfaces, nous avons besoin d’un appareillage technique qui fasse le lien entre nous, nos actions, nos raisons d’agir et l’ordinateur ou plutôt la matière calculée. Dès lors, le noumène se phénoménalise (il devient un phénomène au sens étymologique : il apparaît) : il se matérialise dans une série d’icônes, d’images, de menus, de listes, de boutons, de clavier et de souris. Et c’est bien à partir de ces interfaces que nous rentrons contact avec la machine mais également avec autrui.
Refus de la distinction “hors ligne”/“en ligne”
Pour autant, Stéphane Vial refuse à juste titre la partition entre un monde “hors ligne” et “en ligne” : sa position méthodologique — l’insertion du système technique numérique dans l’histoire des techniques — cherche justement à montrer que toutes nos relations, que toutes nos perceptions sont toujours appareillées. Les discours sur le numérique (“On ne se rencontre plus”, “Les réseaux désociabilisent”, etc.) ont simplement tendance à rendre plus manifeste, plus visible l’appareillage technique (c’est peut-être d’ailleurs là leur vertu — essentiellement heuristique, donc).
C’est pourquoi sa position, à la suite de Bruno Latour et du tournant ontologique en anthropologie (voir la partie III), se rapproche de l’éthique environnementale, étendue aux machines, aux objets techniques bref, à l’ensemble des choses avec lesquelles l’être humain, en permanence, inter-agit : elles n’ont par conséquent, pas moins de dignité que lui.
Philosophie du web
L’autre pensée philosophique du numérique est portée en France par Alexandre Monin qui, contrairement à Vial (et c’est l’un des reproches qu’on peut faire à ce dernier), s’écarte du “je” générique des philosophes pour penser le numérique et le web à partir d’analyses ethnographiques d’inspiration latourienne menées auprès de ceux qui le font. Ce n’est que très progressivement que je commençai à m’intéresser à ses travaux, à mesure que ma carte cognitive s’étendit à différentes disciplines et différents problèmes dont je compris l’intersection et que je vis, parallèlement, passer statuts FB et tweets (nous nous “suivons” Alexandre et moi) qui semblaient rejoindre mes propres préoccupations. Au moment de dresser un panaroma de quelques pensées du numérique (ce à quoi je me livre actuellement, donc), je me plongeai donc un peu mieux dans sa thèse — déjà explorée — et, surtout, dans un article récemment publié.
La ressource
Avec A. Monin, on sort judicieusement des termes (“page”, “site”) qui nous servent généralement à parler du web4Nous avons tout de même du recul par rapport à eux en SIC — voir par exemple “Ceci n’est pas une page, ceci n’est pas un site” de Jeanneret) . On se doute ainsi d’outils pour éviter les métonymies, les métaphores et les catachrèses, certes utiles pour communiquer mais qui entretiennent parfois des confusions. La ressource (une “page” du Monde, par exemple) est ainsi distinguée de sa représentation : la première, identifiée par une URI (une adresse URL, par exemple), est stable; la seconde désigne les changements qui pourront affecter cette ressource au fil du temps (une actualisation le lendemain d’un billet du Monde) ou ses différents visages (le “même” billet n’a pas la même apparence graphique sur l’application du Monde et son “site”). On distingue alors une variation diachronique (dans le temps) et une variation synchronique (au même moment, une même ressource peut avoir différents visages).
Or, la ressource est au centre d’un nombre très important de médiateurs qui la travaillent, assurent son existence et sa viabilité. Une ressource inclut en effet :
des piles de standards, des serveurs, des identifiants (URIs), des “représentations” au sens du protocole http 10, ledit protocole, des algorithmes, des langages de programmation, du code informatique, des feuilles de style, noms de domaines ou institutions telles que l’IETF 11, l’IANA 12 ou le W3C 13, des éditeurs (au sens que revêt le mot” publishers” en anglais), des réseaux de télécoms, des bureaux d’enregistrement de noms de domaines, le DNS 14 et ses résolveurs, le réseau Internet, des auteurs, administrateurs systèmes, architectes de l’information, Web designers, responsables éditoriaux, programmeurs, intégrateurs, hébergeurs, etc. (Monin, 2013, 12)
Une ressource est donc un “objet-frontière” (Star, Griesemer, 1989 ; voir Trompette et Vinck, 2010, pour un retour sur la notion) : à partir d’elle s’activent, s’articulent des mondes sociaux (web designer, programmeurs, etc.) très différents. Ou plutôt : comme le paysage (voir plus haut), la ressource “fait tenir” ensemble tous ces agents. C’est pourquoi elle est insaisissable : elle assure un principe de “continuité réticulaire”, elle associe la permanence et le changement.
Ainsi, une ressource a une agentivité propre, qui consiste à nous faire agir, voire à nous coordonner au point de nous amener à construire un espace commun. Mais elle fuit toujours, se laisse un temps saisir pour finir par nous échapper. Elle impose donc méthodologiquement un traitement dynamique :
il faut envisager l’objet dans le déploiement des agentivités respectives de ce qui saisit (entendu à la voie moyenne et non active) et de ce qui toujours fait saisir et se soustrait partiellement à la saisie. (Monin, 2013, 32)
L’attachement
Le rapport que nous entretenons à la ressource ou, plus généralement, aux choses du monde est appelé “attachement” par Hénion (2013; repris par Monin, 2013) : notre expérience avec elles rend en effet compte d’un ensemble de gestes, d’actes, de savoir-faire développés parce que nous tenons à elles, parce que nous avons développé un certain type de relations qui, à terme, nous transforment. Nous ne faisons donc pas que nous déposer dans les choses qui nous entourent, pour reprendre la belle formule de Victor Hugo : ils se déposent aussi en nous, nous travaillent de l’intérieur, comme nous l’a de nouveau appris François Bon dernièrement. Dans une telle perspective, on se demandera comment répondent les objets, comment ils se manifestent dans le discours d’un individu et comment ce dernier construit un rapport langagier, sensuel, corporel à eux. L’attachement doit ainsi permettre de répondre à cette question, située en amont : “d’où vient ce qui fait agir” ? (Hénion, 2013, 43); et il révèle des “liens qui font faire quelque chose” (idem, 44)
La dignité des choses
La tâche de Monin avec le web ou de Hénion avec le goût est celle, déjà rencontrée, de la poésie depuis ses origines et de la littérature (l’infra-ordinaire de Pérec), même si les références divergent ici (Etienne Souriau est convoqué) pour des raisons culturelles ou institutionnelles. Elle s’inscrit donc dans un vaste mouvement contemporain pour reconnaître non seulement à chaque chose sa dignité mais encore pour les penser dynamiquement, dans un flux permanent dont nous faisons partie et que décrivent bien aujourd’hui la phénoménologie (la corrélation de Renaud Barabas), la pensée chinoise (l’appariement de François Julien), le constructionnisme (les objets épistémiques de Knorr Cétina), la sociologie (les objets-frontières; l’attachement) et l’ontologie plate (Garcia, Latour). Grâce à ces travaux, l’octet, la ressource, ses représentations, les formats, etc. peuvent être reconnus, c’est-à-dire dotés d’une agentivité que nous ne pouvons pas décrire, faute d’avoir accès directement à elle, mais dont nous pouvons rendre compte, notamment à partir de nos impressions et de nos relations. Dès lors, l’agentivité n’est plus en nous ou dans les choses mêmes mais bien dispersée dans une dynamique relationnelle.
Ingénierie des connaissances
L’Autre et l’émergence du sens
Les travaux de Monin en philosophie du web ont profité de ceux de Bruno Bachimont, à la frontière de plusieurs sciences (épistémologies, SIC, philosophie, informatique, etc.). Je pris connaissance de ces recherches il y a quelques années, alors que j’étais encore élève au Celsa. La pensée de B. Bachimont n’était pas exhaustivement présentée mais il apparaissait ça et là dans les bibliographies et dans les articles de mes professeurs (Souchier, Jeanneret, Candel). Je fus par ailleurs très impressionné par une réflexion qu’il présenta sur la trace, dans un séminaire à l’Ina (où était présent Milad Doueihi aussi). Je le lus d’abord à partir de résumés, de citations ou d’exposés (dans la thèse d’Erik Gebers d’abord puis dans l’HDR de Yannick Prié); puis (sans doute plus confiant), je me mis à Le Sens de la technique : le numérique et le calcul (2010), avant de découvrir un article éclairant daté de 2012 (“Pour une critique phénoménologique de la raison computationnelle”).
Comme on l’a vu en V.2, c’est autour de la notion de support d’écriture que s’articulent ses recherches. Sa théorie ne se limite cependant pas à une description matérielle du numérique, où seraient seulement distingués l’outil de l’instrument de la machine (voir Le Sens de la technique) : elle l’inscrit, bien plus, dans une perspective sémiotique et phénoménologique, qui donne sa place à l’Autre, cet “appel auquel nous devons répondre” (idem, p. 28). Car c’est par l’entremise de la technique que cette réponse est possible, soit par une médiation matérielle qui l’incarne autant qu’elle nous incarne en nous inscrivant dans le monde, c’est-à-dire en nous livrant les uns aux autres à l’interprétation à partir des inscriptions que nous produisons sur des supports déterminés.
Noumène et phénomène
Ces inscriptions, visibles, ont cependant subi une série de transformations (“Pour une critique phénoménologique de la raison computationnelle”). Deux niveaux peuvent en effet être distingués dans le support dit numérique (on retrouve la même distinction chez Vial; voir plus haut) :
- un niveau nouménal (computationnel), soit la dimension mathématique (suite de 0 et de 1) et électronique de la machine, qui nous est inaccessible et invisible.
- un niveau phénoménal, soit la partie visible, qui nous permet de commander à la machine à partir de la manipulation des signes à l’écran matérialisés dans les interfaces et en accord avec nos sens et nos représentations.
Ainsi :
“malgré la nouveauté du calcul et des algorithmes mis en œuvre, abordons-nous toujours des espaces à lire, des sons à entendre, des images ou représentations à voir, des gestes à effectuer, des retours d’effort à sentir, etc.” (Bachimont, 2012)
La raison computationnelle
C’est pourquoi on peut justement parler de “raison computationnelle”, après la “raison graphique ” de Goody, qui correspond à un ensemble de technologies graphiques et intellectuelles (tableau, liste, etc.) à partir desquelles le contenu est lu et sans lesquelles il serait différemment perçu. Les interfaces numériques, en effet, spatialisent ce que nous lisons et nous donnent à manipuler des signes à partir de l’inscription anticipée, programmée, de nos gestes et de nos actions.
Rôle de l’interprétation et illusion épistémologique
Ces actions se matérialisent par des traces, qui témoignent en partie de l’activité d’un utilisateur. C’est à partir d’elles que de nouveaux espoirs sont nés dans la compréhension de l’activité humaine, alors que la frontière s’estompa peu à peu avec le “hors ligne” et qu’émergèrent les réseaux (dits) sociaux. De nombreux outils furent ainsi mis au point pour analyser ces traces, par la recherche universitaire évidemment, mais aussi par des entreprises et des spécialistes du marketing. Les SIC ont rapidement critiqué ces prétentions en les réduisant à des pratiques divinatoires chargées de lire la complexité du social dans les chiffres (voir Souchier, 2008 ou Jeanneret, 2011). Bruno Bachimont reproche plus précisément à ces analyses de manquer l’Autre (Bachimont, 2014), c’est-à-dire de négliger les techniques d’interprétation à partir desquels le modèle d’analyse devrait être construit et les données alors construites par ce modèle analysées :
Trop souvent, les résultats proposés informent plus sur le modèle scientifique exploré que sur les données sur lesquelles on l’a appliqué, les hypothèses permettant de constituer les données, de les formater, de les réduire à du calculable par le modèle restant en général ignoré dans l’interprétation. (Bachimont, 2014)
Une rupture est en effet créée entre ces données constituées “et leur terrain culturel où elles prennent sens” (Bachimont, 2014), soit le contexte de production des traces. Dès lors, les résultats obtenus “ne nous apprennent que fort peu sur la réalité dont les données sont issues.” (p. 76) Or, “l’intelligibilité du fait culturel” (p. 75) n’est possible que par l’entremise de l’empathie, qui permet de construire l’autre, de le rendre pensable, sans pour autant s’assimiler totalement à lui, c’est-à-dire en gardant une distance critique (on reconnaît là chez Bachimont un goût pour la phénoménologie sociale de Schütz).
Sciences de l’Information et de la Communication
Ce sont des questions que les SIC explorent bien évidemment. Mais nous n’avons pas vraiment de personne isolée qui ferait autorité, qu’on pourrait identifier comme un “représentant” d’une pensée du numérique. Ce sont plutôt des collectifs, des laboratoires (Gripic, Paragraphe, LabSic, Dicen, etc.) qui officient et qui ont mis au point un certain nombre d’outils, pour nous permettre d’analyser les interfaces web par exemple et les pratiques qui leur sont associées (dans cet article de recherche, je présente de manière détaillée les positionnements SIC). Ces outils ont été élaborés à partir d’une ambition déjà rencontrée — ne pas en rester au noumène, ne pas se laisser impressionner par ce qu’on ne voit pas — et d’un positionnement manifestement empiriste et matérialiste.
Ecrits d’écran et pensée du cadre
Les “écrits d’écran” de Souchier (1996) invitent en effet à réfléchir à toute inscription à partir du support où elles se matérialisent en prenant en compte plusieurs caractéristiques du texte à l’écran (lumière, icônes, sons, etc.). Mais l’ordinateur pose problème : comme on l’a vu avec Bachimont et Vial, une dimension totalement invisible nous échappe dans l’appréhension de l’écriture à l’écran, qui la détermine pourtant en partie. Souchier inscrit les écrits d’écran dans l’histoire longue de l’écriture et notamment dans une “pensée de l’écran” (Christin, 1996) qui fait du support un mode de communication avec l’invisible (l’au-delà), descriptible, par conséquent, à partir d’une perspective communicationnelle.
L’analyse d’un écrit d’écran consiste d’abord à le situer et à distinguer par exemple les différents cadres dans lequel il prend place (les cadres des bords de l’écran, le cadre du système d’exploitation, les cadres du logiciel, etc. voir Souchier, 1999) avant de se focaliser sur le cadre (l’interface, pour simplifier) à partir de laquelle les manipulations sont possibles. Les “signes passeurs” désignent l’ensemble des outils (barres de défilement, boutons, etc.) par lesquels nous accédons au texte et qui le commande (d’où la notion d’ ”architexte” ; Souchier et Jeanneret, 2005). Cet accès est déterminé en amont et matérialisé dans des représentations visuelles (pointeur de la souris, icônes, etc.) que nous manipulons au moyen d’objets (la souris, le clavier, l’écran) et de gestes (saisie d’un texte, mouvements de la souris sur la tapis, etc.), qui communiquent bien avec l’au-delà (phénoménalisé dans le chargement d’une page web, dans un bug, etc.), comme en témoignent par exemple les “humeurs corporelles” (agacements, attente, impatience, etc.) des utilisateurs (Souchier, Jeanneret, Le Marec, 2003).
La notion de cadre permet de décrire les conditions socio-techniques et matérielles dans lesquelles toute personne est amenée à communiquer sur le web et sur Internet. En s’appuyant sur les travaux de Goffman (Les Cadres de l’expérience), Candel (2009) plaide pour une description sémiotique des cadres éditoriaux (interfaces) à partir desquels les échanges sociaux s’effectuent, s’opposant méthodologiquement à une certaine sociologie, pour laquelle les pratiques se liraient de manière transparente. Le travail des SIC consiste à observer finement la manière dont ces pratiques sont inscrites, anticipées, dans le dispositif d’écriture qui favorise la communication et qui la détermine en partie. Il revient cependant à Bouchardon (2012) d’avoir précisément exposé en quoi pourrait consister une telle sémiorhétorique en fournissant une typologie des gestes possibles dans les interfaces d’écran.
L’approche sémiologique et industrielle du web
Les travaux initiaux de Souchier et Jeanneret ont fait l’objet de prolongements par l’équipe du Gripic (Celsa Paris IV), qui les éprouvent depuis plusieurs années en les confrontant au web contemporain (Bonaccorci, 2013 ; Candel, Gomez, 2013). C’est à partir de la notion de “composites” forgée par Joëlle Le Marec (dont la route a souvent croisé celle de Souchier et Jeanneret) que le web peut être ainsi envisagé, soit comme un complexe hétérogène de pratiques, d’espaces, de savoirs, de normes et d’objets analysés dans une perspective communicationnelle. Les chercheurs en SIC se demandent comment sont matérialisées, institutionnalisées, instrumentalisées et sémiotisées les médiations techniques et les pratiques.
L’analyse des interfaces de navigation, de circulation et de saisie des textes (un statut FB, par exemple) permet de mettre au jour des logiques industrielles qui standardisent les textes produits par les utilisateurs pour les inscrire dans une perspective marchande ou pour les traiter statistiquement. On voit ainsi que la filiation avec les mythologies de Barthes, et sa critique de l’idéologie, est toujours bien présente. Les analyses sémiotiques se doublent parfois d’éthnographies (Jeanneret, 2007), voire d’ethnosémiotiques (Le Marec, 2003), cependant limitées aux utilisateurs. Il faut plutôt chercher du côté du LabSic, avec Bouquillon et Matthews (2011) ou de Paris 3 avec Frau-Meggs (2011) pour voir menée ou présentée une sociologie possible des concepteurs des interfaces web.
Digital Studies, Humanisme numérique, Digital humanities
Mon inscription en SIC ne m’interdit cependant pas d’ausculter d’autres pensées ou d’explorer d’autres méthodologies, pour ma curiosité d’abord et ensuite parce qu’elles m’aident à délimiter mon propre savoir et à l’asseoir sur des bases bien identifiées. C’est pourquoi j’essaie de suivre les différents travaux nés d’un ensemble de disciplines qui ont pour objet d’analyse le web, internet, l’informatique et le numérique.
Généralement, l’adjectif “digital” est accolé à une discipline mère et trahit son anxiété de se voir dépassée, à une époque considérée comme charnière et alors que de nombreux travaux sont déjà parus en Human-Computer Interaction et en Science and Technology Studies. Ces dernières années ont ainsi fleuri, en plus des Digital Humanities et des Web Science/Internet Studies déjà bien connues, des Digital Studies et une Digital Anthropology (À UCL notamment; je la présenterai une autre fois).
Les Digital Studies et l’humanisme numérique : en amont des Digital Humanities
Digital Studies
Chacune de ces “nouvelles” disciplines tentent généralement de se positionner en amont de toutes les autres, comme jadis la philosophie avec ses supposés rejetons. Ainsi des “Digital Studies” (Stiegler, 2012) qui considèrent que les Digital Humanities ne sont qu’une de leur dimension et pour lesquelles le numérique s’inscrit dans une histoire longue des savoirs et des techniques. Comme dans l’anthropologie, dans l’ingénierie (Bachimont) ou dans les SIC (Souchier, Jeanneret), de grandes figures intellectuelles sont convoquées (Leroi-Gourhan et Simondon, le plus souvent), quoique travaillées différemment.
Chez Stiegler (2014), la question — classique — de l’objectivation des connaissances par l’extériorisation technique conduit ainsi à une distinction entre la mémoire organique et la mémoire organologique, soit une incorporation des savoirs à partir de leur mémorisation sur des supports d’écriture. L’appareil psychique d’un individu est par conséquent en constante relation avec un appareil symbolique, situé dans la société : son ‘organacité cérébrale” (p. 22) se reconfigure en effet en fonction d’une “organologie sociale” médiée par la technique.
Or, ce rapport est pharmacologique. L’objet technique, notamment numérique, peut en effet “provoquer une atrophie de la vie de l’esprit” (être un poison, en somme ; Stiegler, 2014, p. 15) comme a pu le soutenir Platon. Stiegler (2012) s’appuie sur l’analyse de Facebook pour le démontrer : le réseau favorise peut-être l’émergence d’un nous collectif par l’entremise d’un dispositif relationnel et technique (ou “individuation collective” chez Simondon) mais c’est au profit d’un profilage marketing.
Pour faire des supports (dits) numériques et des réseaux (dits) sociaux des remèdes (c’est la deuxième face du terme de “pharmakon”), Stiegler propose ainsi le développement d’une “organologie des controverses”, c’est-à-dire d’un ensemble d’outils communicationnels qui favorisent la disputatio, le débat, la prise de position bref, la distance critique et la construction de l’individu.
L’humanisme numérique de Milad Doueihi
L’Humanisme numérique de Milad Doueihi (2011) a la même ambition : fournir des pistes épistémologiques aux Digital Humanities. Il “invite [ainsi] à une histoire intellectuelle du Net, de la sociabilité numérique et des pratiques lettrées et populaires émergentes.” Dans cette perspective, les mythes fondateurs de la culture numérique (rendre tout accessible, transformer tout l’héritage de l’humanité) ainsi que les catégories habituelles de la pensée occidentale (l’amitié, le document, l’identité, la personne, etc.) sont revisités, dans une relation dynamique à la technique.
L’amitié
C’est notamment à partir de l’amitié que cette relation est pensée. Pourquoi, en effet, est-elle au centre des dispositifs socionumériques (comme Facebook) ? Parce quelle est constitutive de la communauté humaine (Aristote) et qu’elle se caractérise par le partage de sentiments, par un commerce (Bacon), qui révèle une part de sa nature, calculatrice (Cicéron). C’est précisément cette nature qui est exploitée par les réseaux socionumériques :
Pour continuellement élargir le réseau et étendre son accès, l’amitié, même simplifiée, est consacrée comme l’instance d’une pertinence déterminante, d’une pertinence même absolue, car dans son nouveau cadre elle rend intelligibles presque tous les choix (lecture, image, ce qui explique l’association avec le bouton “J’aime” de Facebook, par exemple). L’amitié n’est plus ici un rapport entre deux ou plusieurs individus, elle devient une communication de cette relation et une invitation à échanger la relation elle-même. Ainsi, les systèmes de recommandation formalisent ce glissement : les amis se partagent comme l’amitié. Et la culture du partage induit une nouvelle valorisation de cette relation comme véhicule à la fois d’un savoir et d’une volonté de partager et, en fin de compte, de montrer ce savoir. (Doueihi, 2011)
Le but de ce partage est clair : il s’agit d’amener l’utilisateur à produire des contenus, qui seront travaillés en données. C’est pourquoi Milad Doueihi définit ces réseaux comme des “cadres vides, avec des contraintes spécifiques dont le but principal est la production d’un contenu qui à son tour sert à partager les relations.” (p. 128), car sans l’ajout d’un ami et le remplissage d’un profil, les actions sont très limitées et l’exclusion évidente.
Culture anthologique et ontologique
De quoi se nourrissent ces cadres ? De fragments (nanofictions : statuts, récits, billets, commentaires, etc.) dont la cohérence et la continuité est assurée par l’image, qui situe dans un lieu, fixe le regard, concrétise une présence pour rendre compte de rôles sociaux constitutifs d’une personnalité. Parce qu’elle est située, cette personnalité est dès lors citable, transférable et associable à d’autres objets ; c’est pourquoi elle peut circuler, notamment grâce aux APIs.
Une telle culture — anthologique — n’est évidemment pas propre au numérique. L’Antiquité, le Moyen Âge et la Renaissance ont bien connu la fragmentation informationnelle et le rassemblement de ces unités dans un nouvel ensemble sémiotique et matériel, comme en témoignent pour la période moderne les recueils d’adversaria ou de lieux communs. La différence, c’est que ces opérations (la création d’un Storify, par exemple) sont secondées par des logiques industrielles et ontologiques qui banalisent le geste éditorial. Les premières standardisent en effet les formes d’écriture, à partir de cadres contraints (les logiciels de saisie du texte) ; les secondes, en dotant chaque fragment d’une identité et d’un vocabulaire spécifiques, favorisent l’automatisation de leur rassemblement, à partir d’une action relativement simple (un clic).
C’est pourquoi l’autorité fait l’objet d’une telle interrogation aujourd’hui (on ne compte plus le nombre de colloques, de journées d’étude ou d’articles sur le sujet). Sa déstabilisation est bien la preuve que les distinctions hors ligne/en ligne n’ont aucun sens et que nous assistons bien à une hybridation des techniques, des savoirs, des espaces, des pratiques et des objets.
Les Digital Humanities : qu’une boîte à outils ?
Les propositions de Milad Doueihi, de Bernard Stiegler et de Bruno Bachimont pourraient néanmoins donner l’impression que les Digital Humanities ne seraient qu’une boîte à outils/qu’une accumulation de projets (une idée parfois entretenue par ses tenants d’ailleurs5Ainsi pour Stephen Ramsay, on ne peut pas prétendre être un “Digital Humanist” si l’on ne produit rien : http://lenz.unl.edu/papers/2011/01/11/on-building.html. Cité par Aurélien Berra, 2012.), qui n’auraient pas d’ambitions épistémologiques. Pierre Mounier (2014) précise pourtant :
Rien ne serait plus erroné que de tenter de définir les humanités numériques comme la simple introduction des technologies numériques dans le processus de recherche, ni même comme l’informatisation de celle-ci, encore moins comme la pure et simple instrumentation d’une tradition de recherche qui ne le serait pas naturellement. (p. 102)
En effet, une question centrale parcourt les Digital Humanities, qui concerne le rapport aux sources (Mounier, 2014, p. 102). Si les archives, par exemple, permettent aux chercheurs d’explorer de vastes corpus, ou même de fédérer des actions citoyennes (grâce au “crowdsourcing”, par exemple), elles posent néanmoins des problèmes de contrôle. Les bases de données dont elles sont issues peuvent être constituées par des sociétés commerciales, qui n’autorisent le plus souvent que des accès restreints (c’est par exemple le cas de Facebook avec son API). C’est pourquoi la consultation de ces bases ne peut pas se faire sans un examen critique de ce qui est précisément proposé à la consultation.
Les Digital Humanities sont donc, elles aussi, préoccupées par la théorie et l’épistémologie ; elles cherchent, plus précisément, à “repenser les sciences humaines en conciliant nos théories avec les méthodes existantes” (Berra, paragraphe 20) À leur sujet, on peut donc bien parler d’une discipline qui comporte un “métalangage, des méthodologies, des théories, des problématiques et des objets” (Carbou, 2013) comme en témoigne l’un de leurs manifestes.
Conclusion : ce qui fait tenir ensemble
Contrairement à l’ambition précédemment affichée, je n’ai pas cherché à rendre compte du monde d’existence du numérique. Nous avons en effet vu que l’analyse des pratiques numériques doit paradoxalement se faire avec l’abandon d’une définition “du” numérique. Nous pouvons, tout au mieux, nous ingénier à comprendre comment des individus parviennent à s’entendre à peu près sur ce qu’ils entendent par “là”. Et ce que nous avons fini par comprendre, c’est que “le” numérique faisait tenir ensemble des éléments extrêmement disparates (des supports, des individus, des discours, etc.).
Comme tout objet-frontière, “le” numérique est en effet à l’intersection de mondes sociaux et de constellations écologiques qui partagent des représentations très différentes quoique susceptibles de communiquer entre elles. Nous bénéficions cependant de réflexions, issues de ces mondes sociaux (universitaire, ici), qui nous permettent de comprendre plus finement encore de “quoi” l’on parle quand on parle de “numérique”.
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Notes
1. | ↑ | Entrevoir, Gallimard, coll. Poésie, p. 28. |
2. | ↑ | Il est d’ailleurs assez paradoxal de la refuser pour penser le monde et de recourir à ses travers supposés — l’unicité, la fixité, etc. — une fois qu’on la présente… |
3. | ↑ | On comprend mieux pourquoi les SIC en fournirent une critique salutaire, sans tomber dans la technophobie. Car l’informatisation est l’autre nom de l’industrialisation, tels que Michel Volle, Pierre Moeglin ou Yves Jeanneret ont pu le montrer. Héritiers de la critique idéologique de Barthes, les SIC trouvèrent ainsi dans le système technique informatique un terreau fertile à partir duquel elles purent croître. |
4. | ↑ | Nous avons tout de même du recul par rapport à eux en SIC — voir par exemple “Ceci n’est pas une page, ceci n’est pas un site” de Jeanneret |
5. | ↑ | Ainsi pour Stephen Ramsay, on ne peut pas prétendre être un “Digital Humanist” si l’on ne produit rien : http://lenz.unl.edu/papers/2011/01/11/on-building.html. Cité par Aurélien Berra, 2012. |