Sommaire
- 1 G.H.Mead : symboles, interaction, conscience
- 2 L’interactionnisme symbolique
- 2.1 Mead et son élève Blumer
- 2.2 L’interactionnisme symbolique
- 3 Conclusion : la sociologie contemporaine et la plurarité des êtres
Du pragmatisme — du moins en France — on retient le plus souvent les apports de Peirce et de ses héritiers (Austin, Searle, Fishman, Hymes, etc.) qu’il s’agisse de faire l’anthropologie de l’écriture et notamment de la signature1Béatrice Fraenkel, La Signature, Gallimard, 1992., de mener une sémiotique ouverte, d’envisager l’étude du discours dans une approche pragmatique2BABOU, Igor, “Analyse du discours télévisuel à propos du cerveau”, Thèse de doctorat, Université Paris 7‑Denis Diderot, 1999. ou d’entreprendre une sociologie de l’énonciation3La théorie de l’énonciation vient en effet pallier les manques de la théorie pragmatique ; mais elle reconnaît néanmoins ses apports. contre le modèle saussurien. L’influence de George Herbert Mead est plus discrète, moins déclarée ; on la devine plutôt en sociologie contemporaine dans la reprise des travaux des premiers interactionnistes ou dans leur articulation à d’autres champs disciplinaires (SIC, par exemple).
Cette discrétion se comprend : la pensée de Mead est parfois brouillonne, répétitive et datée. Elle est, comme le dit justement David Le Breton (2012)4 LE BRETON, David, L’interactionnisme symbolique, Presses universitaires de France, 2012.en partie prisonnière de son temps (début 20ème). Les débats qui l’animaient alors (critique du béhaviorisme, entre autres) et sa méthodologie (comparaison constante avec l’animalité et présence envahissante — pour nous — de la biologie) ne sont plus vraiment les nôtres. Et pourtant, sa pensée garde un fort pouvoir épistémologique (même si Mead fut aussi lecteur de Peirce, à qui il emprunta certaines de ses analyses).
Mead a fait l’objet d’adaptations et de transformations qui ont permis de faire émerger des éléments souvent oubliés des analyses, notamment ethnographiques. Dans le domaine de l’annotation par exemple, on s’est très souvent contenté d’approcher les formes produites dans une perspective strictement matérielle, en négligeant la part temporelle, interactionnelle, institutionnelle, corporelle, de la production de ces formes, avant que Bélanger (2010) l’intègre dans son mémoire sur les pratiques d’annotation. Or, c’est cette dimension que Mead (et ses héritiers) propose(nt) en partie d’explorer.
G.H.Mead : symboles, interaction, conscience
Je la présenterai à partir de ma propre lecture du seul texte accessible en français5 MEAD, George, L’esprit, le Soi et la Société, Presses universitaires de France, 1963.de Mead (Mind, Self and Society), alors qu’il a produit d’autres oeuvres. Je complèterai ensuite cette synthèse par quelques propositions de Simpson (2010) sur Mead et le pragmatisme, déjà mentionné dans la deuxième partie de cette série, dont s’est précisément servi Bélanger (2010)6BELANGER, Marie-Eve, “The Annotative Practices of Graduate Students: Tensions & Negotiations Fostering an Epistemic Practice”, Master of Information Studies, University of Toronto, 2010.pour actualiser cette pensée et l’adapter à son objet.
La pratique : symbolisation, temporalité, conscience
Définition de la pratique
À partir de Mead, on peut définir la pratique comme :
la conduite d’une vie transactionnelle impliquant l’intrication temporelle et symboliquement médiatisée de l’expérience et de l’action. (Simpson, 2010)
Cette définition peut sembler très obscure, parce qu’elle est une concentration de ses théories ; elle n’est, par conséquent, que la conclusion d’un long développement. Ses théories ne sont pourtant pas difficiles à comprendre ; elles sont plutôt difficiles à intégrer dans la compréhension contemporaine de nos vies, parce que Mead recourt à des termes qui nous semblent aujourd’hui trompeusement familiers.
Actes sociaux, gestes et symboles significatifs
Le geste
Le “geste”, par exemple. Mead s’y réfère constamment, mais il n’a rien à voir avec le sens qu’on lui prête d’ordinaire. Chez lui, le geste n’est rien d’autre (mais il faut déjà pouvoir le comprendre) qu’une phase de l’acte social qui amène une adaptation à la réaction d’un autre “organisme”.
Pour saisir ce que Mead entend par “geste”, il faut d’abord accepter qu’il soit un homme de son temps. Car il ne décrit pas seulement les rapports sociaux (entre humains) mais également ceux des animaux, dans une perspective comparée (l’éthologie se développe à la même époque). L’ ”organisme” désigne tout être vivant capable de s’engager dans une interaction, elle-même définie comme une “adaptation réciproque de [la conduite de différents organismes] dans l’élaboration du processus social” (Mead, p. 39).
Traduisons : lorsque, face à nous, quelqu’un effectue un geste – produit une action, pour simplifier –, il enclenche en nous des opérations spécifiques d’adaptation. Dit grossièrement : nous répondons d’une “certaine façon”.
Le symbole significatif
Or, les gestes comportent des “symboles”. Quand vous êtes invité chez quelqu’un (l’exemple est de moi), vous êtes implicitement prié d’apporter quelque chose (ce que Goffman appellera des “rites”). À un premier geste (invitation), vous répondez donc par un autre geste (un présent). Ce “geste” est symbolique parce qu’il “comporte à sa base une idée” (Mead), parce qu’il est doté d’une signification qui fait sens pour plusieurs individus, parce qu’il renvoie tout simplement à autre chose qu’à lui-même (je n’avais pourtant fait que vous inviter, et voilà que vous venez avec une attention). C’est pourquoi il sera dit “significatif” : une fois produit (invitation), il fait naître exactement la même idée chez l’autre, ou du moins une idée suffisamment proche pour exécuter une action conforme (le présent), sans qu’une verbalisation explicite et pesante ne soit nécessaire.
Tous les gestes ne sont cependant pas “significatifs” : il n’y a certes pas besoin que la réaction soit parfaitement anticipable par tous les membres de l’interaction, que tous les codes soient exécutés sans faille par chacune des parties pour que la communication existe ; il faut juste qu’ils soient à peu près compris, sans nécessité d’être conscients à l’esprit de chacun (nous agissons souvent de manière adéquate sans conscientiser pour autant la manière dont nous nous comportons).
Un geste n’est pas significatif si la réaction du partenaire n’indique pas à celui qui le fait ce à quoi ce deuxième réagit. (Mead, p. 68–69)
Mais certains gestes achoppent : ils peuvent faire sens pour une partie, mais pas du tout pour une autre. Dans ce cas, la communication, impossible, rend inefficace un geste qui, dans d’autres circonstances, auraient peut-être fonctionné. C’est pourquoi la signification est définie par Mead comme “ce qui peut être indiqué à des tiers par le processus qui l’indique en même temps à celui qui en donne l’indication.” (Mead, p. 76)
Le geste subit donc une transformation : il devient significatif. Comment ? Pour Mead, nous menons sans cesse des “conversations par gestes” et ce, durant toute notre vie. Nous sommes des êtres sémiotiques, nous passons notre temps à élaborer et à intégrer, sans même nous en apercevoir, des tas de codes que nous négocions, avant qu’ils ne soient porteurs d’un sens (provisoirement) défini, communicable et compréhensible. Dans cette perspective, un “symbole” donné est une intériorisation de certaines conversations de gestes menées avec ceux qui nous ont entourés et ont participé de son élaboration, sans cesse rejouée avec d’autres ou les mêmes, dans d’autres espaces et d’autres temps.
Les gestes ainsi intériorisés sont des symboles significatifs parce qu’ils ont les mêmes significations pour tous les individus d’une société donnée ou d’un groupe social ; ils font naître respectivement les mêmes attitudes chez ceux qui les font et chez ceux qui y réagissent. (Mead, p. 41)
Comme on l’a vu, tous les gestes ne sont pas significatifs. Par ailleurs, les significations ne sont pas fixes. Elles sont plus ou moins mouvantes, notamment à cause des processus de transformations symboliques : la signification peut redevenir un symbole (c’est-à-dire être rejouée, déplacée) et se voir ainsi dotée d’une nouvelle signification, capable de devenir une autre stimulation pour une autre réaction. Pour reprendre l’exemple du présent : certes, une règle tacite veut que j’en apporte un lorsque l’on m’invite. Ce geste peut néanmoins connaître des variantes (je n’ai pas besoin d’apporter un présent à mes parents chaque fois que je leur rends visite) et des incertitudes (aucune épicerie n’était ouverte, il a fallu m’excuser sans trop m’attarder voire précipiter un peu une invitation en retour).
L’imitation
Comment procédons-nous dans cette conversation ? Nous nous ajustons peut-être, nous négocions, mais comment en est-on venu à nous ajuster et à négocier ? Mead entend apporter une solution à une question que Gabriel Tarde (sociologue français du 19ème siècle) a, estime-t-il, laissée en suspens. Si, en effet, Tarde fait de l’imitation l’élément par lequel circule les idées dans une société, il n’expliquerait pas comment l’imitation se forme. La philosophie de Mead tend ainsi vers l’explication des chaînons manquants : ce qui l’intéresse, ce n’est pas ce qui serait là, doté d’un sens soi-disant défini, qu’il suffirait alors d’analyser comme s’il avait toujours existé (ce à quoi s’emploie encore une certaine sémiotique) ; ce qui obsède Mead, ce sont les formations.
Et selon lui, si l’homme imite assez naturellement (thèse d’Aristote), il développe néanmoins tout au long de sa vie cette faculté. Qu’imite-t-il ? Les autres, évidemment, mais aussi lui-même. L’imitation est en fait un mécanisme d’influence réciproque et d’auto-influence qui pérennise une réaction en attitude (voire à terme en identité), sur lequel repose la temporalité des actes sociaux. En effet, nous provoquons en nous-mêmes les mêmes réactions que chez les autres : en offrant un présent par exemple, nous validons auprès des autres l’idée d’une entente tacite, en même temps que nous renforçant en nous la validité du code qui nous a poussés à l’engager. De situation en situation, nous nous imitons, c’est-dire que nous répétons un processus plus ou moins conscient qui se solidifie un temps, avec le temps.
Ainsi :
nous nous voyons, plus ou moins inconsciemment, comme les autres nous voient. Nous nous parlons inconsciemment comme les autres nous parlent ; nous adoptons les manières de parler employées autour de nous, de la même façon que le moineau adopte la note du serin. […] Nous provoquons chez notre partenaire la même réaction qu’en nous. De sorte que nous adoptons inconsciemment ses attitudes. Nous nous substituons à autrui, et nous agissons comme lui sans nous en rendre compte compte. (Mead, p. 59)
Une triple relation est repérable : “le geste fait par un organisme, la réaction d’un autre être à ce geste, et leur résultante dans l’acte social” (Mead, p. 65) En effet, cette conversation ne s’arrête jamais : elle se déploie dans un continuum spatio-temporel “qui donne naissance à la signification” (idem) matérialisée par la symbolisation, qu’on peut définir comme ce qui rend visible une situation ou un objet.
Symbole, signification et langage
Pour Mead, le symbole (les gestes qui ont été intériorisés suite à une conversation) est porté par le langage, défini comme ensemble de symboles correspondants à certains contenus qui sont identiques dans l’expérience d’individus différents. Les symboles s’articulent entre eux pour rendre compte de la manière dont une situation est vécue, élaborée, déroulée, modifiée. Le symbole est visible parce qu’il est compris dans un système significatif (le langage), repérable et intuitivement décodable par l’individu.
Dans cette perspective, l’imitation de soi à soi ou de soi aux autres peut se comprendre comme une relation entre le geste (la production d’une action suite à une stimulation), le symbole (une conversation de gestes) et le langage (l’ensemble des symboles durant une situation qui constitue l’expérience des individus). L’individu qui s’imite répète une action (par exemple : reclasser un dossier informatique), suite à une nécessité (mettre de l’ordre dans son ordinateur), sans cesse réévaluée et négociée (reclassement selon plusieurs modèles, selon des nécessités différentes : rédaction d’une conférence, d’un article universitaire, d’une thèse), dans une conversation de gestes internalisés (tout ceci est fait plus ou moins consciemment), qui se transforment en symboles significatifs lorsque des règles ont été instituées (méthode 1 de classement : rédaction de la conférence ; méthode 2 de classement : rédaction de la thèse, etc.) traduite dans un système sémiotique propre à la situation (le langage), comprise de soi et potentiellement des autres. La communication entre nous est possible parce qu’un symbole a (relativement) le même sens pour chacun d’entre nous.
L’autrui généralisé ou l’universalité des symboles significatifs
Il arrive pourtant que le symbole ne soit plus seulement doté d’un sens plus ou moins identique pour un individu ou un groupe d’individus. Lorsque nous allons à la banque (l’exemple est de moi), nous savons parfaitement comment nous comporter : les rôles sont socialement définis par des règles que nous avons intériorisées. C’est moins le banquier que nous avons face à nous que sa fonction. Cette universalité des symboles se comprend comme une intériorisation complète d’autrui (l’autrui généralisé) sur laquelle repose le bon fonctionnement d’une société (règles institutionnelles) :
C’est seulement dans la mesure où il assume les attitudes de son groupe social organisé envers l’activité sociale coopérative, ou envers l’ensemble de telles activités dont le groupe s’occupe, qu’il développe un soi complet ou qu’il possède le soi qu’il a en fait réalisé. À leur tour, les processus coopératifs complexes, les activités ou fonctionnements institutionnels de la société humaine organisée ne sont possibles que dans la mesure où tout individu qui y est compris peut prendre les attitudes générales de tous les autres individus à l’égard de ces activités, processus et fonctionnements institutionnels, et à l’égard du tout social organisé des relations et interactions d’expériences ainsi constituées, et dans la mesure aussi où il peut diriger sa propre conduite en conséquence. (Mead, p. 132)
Ainsi, devenir soi, c’est prendre l’attitude des autres : l’individu a d’abord besoin de se réaliser dans la structure sociale pour se posséder.
Temps, conscience et société
La réflexion et le Soi
On l’aura compris : c’est dans un jeu permanent entre la structure psychique de l’individu et les processus sociaux que se joue la pratique de la vie. Or, nous ne sommes pas toujours les mêmes selon les situations, ou plutôt : nous engageons chaque fois des parties différentes de nous-mêmes (ce que, plus tard, Goffman prolongera dans les Rites d’interaction avec la scission raisonnée des moi).
Nous nous scindons en toutes sortes de différents soi suivant nos amis. (Mead)
Pour Mead, en effet, nous n’arrêtons jamais de nous élaborer :
Le soi se constitue progressivement ; il n’existe pas à la naissance, mais apparaît dans l’expérience et l’activité sociale. Il se développe chez un individu donné comme résultant des relations que ce dernier soutient avec la totalité des processus sociaux et avec les individus qui y sont engagés. (p. 115)
Cela dit, ce processus d’élaboration est pallier par la capacité que nous développons à nous percevoir globalement, malgré ce processus et la scission évoquée. Nous commençons d’abord par imiter et ce, dès l’enfance, grâce à ce que Mead appelle le “jeu réglementé” (Mead, p. 129), soit une phase psychique au cours de laquelle nous assumons librement (naturellement) le rôle des autres avant de le conscientiser et de l’intégrer, peu à peu, en même temps qu’il se constitue, au Soi.
Ce que Mead nomme le “Soi” est donc une structure psychique qui se réfléchit : l’individu, en assumant différents rôles, finit par percevoir l’unité qui lui permet de les engager. Alors qu’il participe à l’expérience, il devient donc pour lui-même un objet : il se perçoit globalement, parce qu’il est, d’une certaine façon, sorti de lui-même.
C’est cette dialectique qui donne sa naissance paradoxale au Soi, dans un mécanisme conversationnel complexe : lorsque nous nous adressons aux autres, estime Mead, nous nous adressons aussi à nous-mêmes, comme on l’a déjà vu avec l’imitation. Nous anticipons en fait en permanence le comportement de l’autre (il est donc intégré) pour lui répondre. Par conséquent, nous réagissons à nous-mêmes à partir de l’intégration anticipée du comportement de l’autre auquel nous apportons une réponse. Ainsi :
l’organisation du soi n’est que l’organisation par l’individu de l’ensemble des attitudes qu’il peut prendre à l’égard de son milieu social et envers lui-même du point de vue de ce milieu qu’il contribue à constituer dans le cours de son expérience et de son comportement social. (p. 78)
En adoptant différents rôles selon les situations auxquelles il est confronté, l’individu devient lui-même : jouer un rôle, c’est devenir soi, c’est se mettre suffisamment à distance pour s’observer. Dans cette perspective, on peut envisager la communication (l’interaction sociale) comme ce qui fournit à l’individu une forme de comportement où il peut devenir un objet pour lui-même.
Les Soi élémentaires : le Moi et le Je
Quels sont précisément les éléments qui constituent la “scission du soi” ? Nous engageons certes des rôles dans une situation, mais comment ? Bref : qu’est-ce qui et comment cela se passe ? Pour Mead, le Soi, qui constitue notre identité, est stable : c’est une figure abstraite qui nous permet de nous envisager globalement, malgré l’instabilité du monde. Mais le Soi a la capacité de se dissoudre dans des Soi élémentaires, dans une tension permanente qui permet à l’individu de ne pas être figé dans un éternel présent et qui, en même temps, lui assure une certaine stabilité.
Cette tension est perceptible entre deux énergies psychiques : le Moi et le Je. Le Moi, c’est ce qui nous permet d’anticiper une réaction. Lorsque nous lançons une balle à quelqu’un (l’exemple est de moi), nous pouvons prévoir qu’il la relancera, si nous jouons au tennis, puisque des règles ont été socialement constituées, connues des différentes parties, qui permettent de penser que chacune les assumera. Pourtant, l’individu censé renvoyer la balle peut décider de ne pas le faire (un agacement, la fatigue, etc.). Cette incertitude constitue le Je. Moi et Je cohabitent en permanence dans l’individu et s’imbriquent temporellement. Pour Mead, en effet, le Je actuel est déjà présent dans le Moi futur : ma réaction, suite à mon refus de lancer la balle, sera intégrée à la structure psychique du Moi à venir, actualisé. Autrement dit : le Moi bénéficie des apports constants du Je. De la même façon, le Moi est un Je qui était Je à un moment donné : au moment même où la balle a été lancée, nous étions encore un Moi, c’est-à-dire qu’il était socialement possible de prévoir notre réaction. Mais nous avons introduit une part d’incertitude, à partir de la mobilisation de notre Je. Aussi :
Notre “présent spécieux” comme tel est très court. Toutefois, nous faisons l’expérience d’événements qui arrivent et passent; ces derniers, comprenant un peu de passé et un peu de futur, forment un processus dont une partie se trouve dans notre expérience présente. (Mead, p. 150)
Personnalité, mémoire et imagination
Je et Moi constituent la personnalité de l’individu manifestée dans l’expérience sociale ; elle est le résultat d’une intériorisation de l’organisation de l’acte social, qu’elle affecte parallèlement, à mesure qu’elle s’exprime. Certes, à lui seul, l’individu n’a évidemment pas la capacité à réorganiser toute une société…mais il peut influencer l’un des groupes qui y participe et modifier à terme son attitude.
Il ne le fait pas n’importe comment : pour pouvoir transformer le groupe, l’individu doit pouvoir d’abord le comprendre, c’est-à-dire intégrer les réactions de sa communauté. Ainsi, il les imagine, après en avoir mémorisées un certain nombre, pour projeter une réaction adéquate qui permettra de les infléchir.
L’intelligence, l’objet et la main
L’intelligence, pour Mead, n’est rien d’autre que l’articulation de ces différentes opérations : nous nous servons de notre expérience passée pour résoudre le problème du présent à partir de conséquences possibles, en mobilisant la mémoire (expérience passée) et la prévoyance (conséquences futures). L’intelligence est “le pouvoir de résoudre les problèmes actuels du comportement, à la lumière à la fois du passé et de l’avenir” (Mead, p. 85).
Or, nous interagissons entre nous à partir d’objets (la balle, le présent, etc.) qui constituent notre espace commun. Ils n’existent cependant pas en dehors d’une manipulation qui leur donne un statut. Ainsi, l’action de porter un objet à la bouche est déterminée par la main, qui permet la consommation. Elle constitue donc une zone intermédiaire entre le commencement de l’acte (porter l’objet à la bouche) et son achèvement final (consommation). Dans cette perspective, le contact, écrit Mead, est “ce que nous appelons la substance d’une chose” (Mead, p. 157) : en manipulant un objet, nous ne manipulons pas ses différentes caractéristiques (couleur, odeur, etc.), mais l’objet lui-même. C’est donc par la main que naît (ou se consolide) l’abstraction : les idées se développent au contact du monde physique. Dit autrement : l’idée de pomme (l’exemple est de moi), en dehors de ses multiples manifestations (rondeur, couleur, etc.), naît de la rencontre (manipulation) de diverses pommes, qui permettent de construire une synthèse de ce que c’est qu’une pomme. Mead précède ici la sémiotique cognitive du Groupe µ (2005)7 Groupe µ, “Percevoir, concevoir. Du sensoriel au catégoriel” dans HÉNAULT, Anne, BEYAERT, Anne dir., Ateliers de sémiotique visuelle, Presses universitaire de France, 2005. p. 65–82.: pour lui, le corps est le siège des mécanismes cognitifs, comme l’expérience des qualités sensorielles, comparées temporellement, permettent progressivement de faire émerger des catégories relativement stables. L’objet n’est rien d’autre qu’un ensemble de caractéristiques dotées d’une certaine constance dans le temps (l’objet “tomate” — l’exemple est du Groupe µ — sera ainsi crée à partir de l’expérience répétée de qualités associées, soit le rouge, la sphérité, etc.). L’originalité de Mead, bien avant Leroi-Gourhan, est de mettre la main au centre de ce processus.
Réévaluations de Mead
Interaction ou transaction ?
Lectrice de Mead, Simpson (2010) propose, à la suite de Dewey et Bentley (1949)8 DEWEY, J., BENTLEY, A.F, Knowing and the known, 1949. de distinguer les termes de transaction/interaction et de préférer le premier au second :
là où l’inter-action est quelque chose qui se passe entre des acteurs qui sont physiquement et mentalement indépendants, une trans-action se réalise entre des acteurs qui sont des aspects d’un tout relationnellement intégré ; […] là où les significations sont transmises entre des acteurs en inter-action, les acteurs sont la signification continûment émergente de la trans-action.” (Simpson, p. 160, 2010)
Toute la philosophie de Mead est en effet un effort pour penser la pratique de la vie à partir de la cohabitation des énergies psychiques (Je, Moi), des temps (passé, présent, futur), des individus et de la société. Chacun ne se constitue pas indépendamment des autres. Si les individus sont bien en interaction, ce qui se passe en eux et entre eux est de l’ordre de la transaction, de l’échange, de la négociation, de l’intégration et de la réélaboration.
Cet échange mutuel est l’occasion pour les individus d’explorer “les différences dans les significations qu’ils attachent aux symboles particuliers” (Simpson, p. 160, 2010). C’est sur quoi repose la socialité : en mesurant les petites différences qui nous séparent des autres, nous apprenons aussi à nous mettre à leur place. Toute action serait impossible sans cette capacité.
Dans les activités coordonnées complexes, l’autrui généralisé (abordé plus haut), soit la capacité totale à se mettre à la place de quelqu’un sans incompréhension, est même indispensable : pour qu’elle fonctionne (l’exemple est de moi), l’entreprise a besoin que l’ensemble des règles instituées soient intégrées et comprises par l’ensemble de ses membres.
Ce qui n’empêche pas, pour autant, à un individu d’influencer les actions de son groupe : comme on l’a vu, il bénéficie d’une marge de manoeuvre que sa personnalité (le Je) lui permet d’exprimer. Cette influence n’est cependant possible qu’à certaines conditions : l’individu ne peut faire appel qu’à des réponses plus ou moins anticipées, c’est-à-dire à un certain type de symboles signifiants, faute de quoi il restera incompréhensible (et non pas incompris : il peut être parfaitement compréhensible sans emporter pour autant l’adhésion). Dit autrement : même lorsqu’il infléchit l’attitude d’un groupe, l’individu utilise les symboles (pour rappel : règles intériorisées suite à une négociation entre individus) de ce groupe ; il n’agit donc jamais seul. Un orateur (l’exemple est de moi) peut bien mobiliser son éthos (son aura, son charisme, pour simplifier) mais comme l’a montré Aristote, il a besoin de bien connaître la psychologie de son auditoire, pour ajuster son éthos à leur pathos (leurs passions, c’est-à-dire ce qui les affecte intérieurement lorsqu’il parle).
Cette possibilité d’infléchir l’attitude d’un groupe s’inscrit dans une temporalité dans laquelle se déploie l’individu. La socialité apparaît comme une narration continue des soi sociaux en devenir :
situés entre le passé et le futur, [les acteurs] sont contraints de reconstruire continûment leurs histoires dans le but de comprendre leurs transactions présentes. Dans le même temps, ils projettent ces compréhensions dans le futur pour en déduire les résultats probables des actions présentes. (p. 163)
La pensée réflexive
On a vu avec Mead que le geste était une réaction au comportement d’un individu. Ce geste converse avec les gestes de l’autre individu, de manière à aboutir à un symbole significatif, qui leur permet de se comprendre, de s’ajuster, de coopérer ou de rompre un échange.
Simpson (2010) propose une distinction plus fine de ces étapes (pour comprendre précisément les points d’achoppement), par laquelle s’exprime la pensée réflexive (le Soi). Quatre étapes sont repérables, lorsqu’un individu/un groupe d’individus rentrent en contact avec d’autres individus de manière conflictuelle :
- Impulsion : un problème survient qui inhibe ou arrête la poursuite d’une forme habituelle de conduite.
- Perception et diagnostic : l’individu mène une analyse inconsciente des conditions nécessaires à la résolution du problème.
- Manipulation : plusieurs hypothèses sont émises pour corriger le problème ; elles sont formulées et évaluées.
- Consommation : le problème est traité et l’activité continue. L’effectivité du changement est confirmée par les actions qui s’ensuivent et qui seront sujettes à une analyse réflexive complémentaire si besoin.
Retour sur la définition de la pratique
Au terme de ce parcours, on comprendra peut-être mieux (je l’espère) la définition proposée par Simpson (2010) de la pratique :
conduite d’une vie transactionnelle impliquant l’intrication temporelle et symboliquement médiatisée de l’expérience et de l’action. (Simpson, 2010)
Ainsi, nous échangeons avec les autres des symboles significatifs (je t’invite chez moi ; tu viens avec un présent) avec lesquels nous négocions (je peux venir sans rien à certaines conditions), en mobilisant différents temps (passé, présent, futur) intriqués (une action est anticipée par l’individu à partir de son expérience passée pour résoudre un problème présent) et différentes énergies psychiques (Moi, Je) qui s’appuient sur cette temporalité pour s’exprimer. La pratique de la vie et l’identité sont des processus co-constitués.
L’interactionnisme symbolique
Mead ne fut évidemment pas le seul à porter ces théories : il baignait, lui-même, dans un espace intellectuel dont il s’imprégna probablement (on sait qu’il lut Peirce et Dewey). James (Philosophie de l’expérience), par exemple, considérait lui aussi que les choses elles-mêmes étaient bien moins importantes que les processus qui favorisent leur émergence.
De la même manière, Cooley envisageait dès 1902 (Social Process) la société comme un “complexe de formes et de processus qui vivent et se nourrissent de l’interaction avec les autres.”9Le Breton, L’Interactionnisme symbolique, PUF, 2012, p. 28.. Plus troublante encore sa théorie du “Looking glass self”, très proche de l’imitation, de l’imagination et de la réflexivité chez Mead (ou peut-être est-ce l’inverse) :
De la même façon que nous voyons notre visage, notre silhouette, ou nos vêtements dans le miroir et qu’ils nous touchent, nous plaisent ou nous gênent, selon qu’ils répondent ou non à ce que nous aimerions être, nous voyons en imagination ce que l’autre perçoit de nous et ce qu’il pense de notre apparence, de nos manières, de nos buts, de nos actions, de notre personnage, de nos amis, et ainsi de suite, et nous en sommes plus ou moins affectés10Cooley, Human nature and social order, 1968 ; traduction de Le Breton, Op. Cit., p. 184.
La société est le tissage et le travail mutuel de selves. J’imagine votre esprit et surtout ce que votre esprit pense sur mon propre esprit, et surtout ce que votre esprit pense de ce que mon esprit pense au sujet de votre esprit11Life and the student, 1927 ; traduit par Le Breton, Op. Cit., p. 201.
Autrement dit : il n’y a pas de “ligne directe” qui mène de Mead à ses “successeurs” ; seulement des carrefours dont je serais bien incapable de constituer le réseau. Une certitude filiative pourtant : celle qui relie Mead à Blumer, son élève.
Mead et son élève Blumer
Comme le montre très bien David Le Breton12LE BRETON, David, L’Interactionnisme symbolique, Puf, 2012., dans un livre sur lequel je m’appuierai essentiellement maintenant (sauf pour Goffman, que j’ai lu sans filets), Blumer fit basculer le travail de Mead au coeur du réel.
Le “concept sensible”
Toute sa démarche consiste à retourner au monde naturel au point de remettre en cause la démarche hypothético-déductive “qui force les processus sociaux à entrer dans un cadre préétabli à partir duquel il s’agit de savoir si les hypothèses marchent. Manière de mettre la charrue avant les bœufs” (Le Breton, p. 40)
À l’inverse des tenants de la “grounded theory” (ou plutôt : de ses plus fervents partisans, car son inventeur — Garfinkel — était plus mesuré), Blumer ne considère pas qu’un chercheur pourrait aller, vierge, sur un terrain. Ce qui le conduit à forger la notion de “concept sensible” reprise, plus tard, dans la “sensibilité théorique” aujourd’hui admise dans les recherches en sciences sociales (Paillé, 2009)13PAILLÉ, “Problématique d’une recherche qualitative en sciences sociales”, dans MUCCHIELLI, Alex, dir., Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences sociales, Armand Collin, Format Kindle, emplacements 6692–7044.. Selon lui, le concept n’est jamais donné à l’origine de la recherche mais vaut comme proposition. C’est un instrument qui, certes, permet de donner à voir le réel selon une certaine grille de lecture mais qui n’aliène pas le chercheur à la nécessité de la vérifier.
L’action jointe
Blumer ne cherche pas à trouver dans le réel les moyens de valider coûte que coûte les théories de Mead. Le concept cher à ce dernier d’ ”autrui généralisé” est par exemple délaissé.
De la même façon, le lieu du sens n’est pas, pour lui, dans des symboles, dans une culture ou dans une structure sociale auxquelles l’individu répondrait plus ou moins consciemment mais dans l’interprétation d’une situation, dans la production d’inférences à partir desquels le monde se donne à lire en termes d’attentes et d’anticipations.
Ainsi, les individus orientent leurs actions selon les interprétations qu’ils opèrent des situations. Leurs échanges se construisent par conséquent de manière progressive à travers des processus réflexifs.
Cette imbrication de perceptions, de perspectives et de situations s’actualisent dans des séquences interactionnelles jusqu’à ce que “[l]es points de vue des uns et des autres se conjuguent pour produire le réel avec son dosage de compromis.”. Ainsi, “le sens est ce processus qui se joue en permanence entre les acteurs” (Le Breton, p. 50 ; je souligne) et il se manifeste aussi bien dans la parole que dans les gestes corporels façonnés par l’éducation et les manières d’énoncer.
L’interactionnisme symbolique
Une étiquette
C’est pour rendre compte de ce mécanisme complexe que Blumer proposa en 1937 une expression devenue célèbre (“interactionnisme symbolique”) qui renvoyait à la formation psychique de l’enfant au sein de la vie sociale et plus précisément à l’intérieur d’un système de liens, de sens et de valeurs. On mit assez rapidement sous cette appellation un groupe d’auteurs dont les oeuvres étaient bien différentes les unes des autres. C’est pourquoi Goffman considéra que l’interactionnisme symbolique n’était rien d’autre qu’une étiquette qui avait réussi à s’imposer.
On peut cependant repérer chez ces auteurs un certain nombre de points communs que Becker, qui s’opposa également à cette expression, reconnut. La plupart manifeste un intérêt pour le “concept sensible” et la reconnaissance d’une dialectique incessante entre l’homme et le monde à travers des “processus symboliques[s] qui transforme[nt] le monde en une matière de sens et de décision.” (Le Breton, p. 47 ; je souligne)
Interaction et situation
L’interaction est reconnue par ces auteurs comme un champ mutuel d’influence qui peut se présenter sous une mise en forme commune (Simmel) ou sous un “ordre négocié” (Strauss). Dans cette perspective, la société est une structure vivante qui se fait, se défait et se refait sans arrêt.
Mais les situations ne définissent pas nécessairement les interactions, comme pouvait parfois le laisser penser Mead (à travers l’autrui généralisé) : nous pouvons baigner dans des cadres formels (aller à la banque) sans pour autant être totalement défini par ces cadres. Le déroulement de l’interaction a sa part d’incertitudes, malgré la codification extrême de certaines situations.
Le flux d’imagination
À travers les flux temporels, Mead avait montré comment l’individu se projette sans cesse dans des situations qu’il imagine, qu’il anticipe, même au cours de ses interactions, pour les élaborer et y participer. Strauss poursuivit l’analyse en la précisant. Pour lui, c’est plutôt un flux d’imagination qui nous traverse :
Nous anticipons la rencontre à venir, nous la répétons parfois si elle est dotée d’un enjeu important. Nous la revivons ensuite en fantasmant sur les tournures qu’elle aurait pu ou dû prendre. […] Ce courant ininterrompu de la conscience participe de la trame de sens qui conditionne l’interaction, même s’il échappe à l’investigation du sociologue, voire à l’individu lui-même.14Strauss, Miroirs et masques, 1992, p. 68. Traduction de Le Breton, Op. Cit.
Paradigmes interprétatifs et normatifs
C’est pourquoi les interactionnistes refusent de voir dans une situation, dans un “contexte”, des éléments extérieurs normatifs qui préexisteraient à l’interaction et détermineraient l’action. Au contraire, les règles sont rejouées par les acteurs, à partir d’une définition négociée qu’ils se font d’une situation anticipée, projetée.
Les acteurs tentent de repérer des modèles de comportements chez les autres pour s’y ajuster, à partir de ce que Garfinkel appelle la “recherche documentaire”, soit la capacité à faire fonctionner les règles en adaptant les normes à une situation à partir de l’identification d’attitudes potentiellement anticipables. Ainsi émerge un savoir commun, implicite, qui nous permet de régler des situations quotidiennes sans trop de difficultés (par exemple les files d’attente qui se constituent assez naturellement).
Contextes, entente et règles du jeu
Les degrés d’ouverture des contextes
Ce qui ne veut pas dire que nous nous entendons toujours bien avec nos partenaires de l’interaction, ou que cette négociation se fait toujours avec facilité. Pour Glaser et Strauss, tout dépend en fait du degré d’ouverture des “contextes”. Si, par exemple, le contexte est “ouvert”, alors la connaissance mutuelle qu’ont deux acteurs de leur identité devrait faciliter leur communication. À l’inverse, les risques de malentendus naissent de l’ignorance des acteurs de leur propre identité ou de l’ignorance de ce que l’autre sait déjà d’eux-mêmes. Dans d’autres cas, les acteurs savent comment se positionner, compte tenu d’une bonne connaissance de leur identité respective, mais feignent de l’ignorer. Bref, de nombreuses stratégies sont à l’oeuvre.
Durée, rythme et règles d’une interaction
Goffman (1974) fournit une typologie très fine de ces points d’achoppement ou de concordance dans toute interaction sociale. Un individu n’est d’abord pas toujours contenu tout entier dans une situation ; il peut aussi lui échapper, soit qu’il relâche son attention, soit qu’il la simule, soit qu’il se replie sur lui-même (après une vexation, par exemple, ou pour sauvegarder sa face, alors qu’il est dans l’ignorance d’un questionnement posé), soit qu’il s’en extrait en lui accordant paradoxalement trop d’importance (il est alors moins dans l’interaction que dans son analyse distanciée). Ces mécanismes peuvent conduire à des incompréhensions ou à des mésententes dans les processus coopératifs.
À l’inverse, les acteurs peuvent choisir de sacrifier un temps leur identité en augmentant, d’un côté, leur degré d’écoute et en atténuant, de l’autre, leurs incompréhensions passagères. Cette coopération, écrit superbement Goffman, est :
le « [p]ont que les individus jettent entre eux et sur lequel ils s’engagent momentanément dans une communion mutuellement soutenue. Cette étincelle, et non l’amour sous ses formes les plus visibles, est ce qui illumine le monde. (p. 104)
L’interaction est donc à envisager comme un jeu avec ses probabilités qui comprend des échecs et des réussites inscrits dans une durée (temps pendant lesquels les individus jouent), des pauses (intervalles entre chaque partie), une séance (période consacrée au jeu entre la première mise et le règlement). Autant d’éléments qui forment le rythme de l’interaction.
Socialisation et ségrégation des publics
Comme Mead l’avait déjà montré, nous acquérons donc des compétences que nous mobilisons de manière créative dans des rôles, certes typifiés mais suffisamment souples pour être lisibles selon une diversité de situations qui les requièrent. Ainsi :
[l]‘existence sociale n’est [..] possible qu’à travers la capacité pour l’acteur d’endosser une succession de rôles différents selon les publics et les moments […] La manière de tenir un rôle est susceptible d’une infinité de variations selon les interlocuteurs ou les situations. L’individu glisse ainsi d’un “sous-univers” (James) ou d’une “province de significations” (Schütz) à une autre en maintenant la consistance de ses prestations aux yeux de ses partenaires (Le Breton, p. 63)
On trouve chez Goffman l’analyse la plus brillante (comme souvent) de ce processus. Il reconnaît bien cette consistance évoquée par Le Breton (lecteur des interactionnistes) à partir de laquelle se pense la cohérence de l’image de l’individu, qui n’apparaît alors pas, aux yeux de groupes qui ne se sont jamais croisés, comme un “hypocrite”. Pour cela, il pratique une “ségrégation des publics” (Goffman, 1974, p. 97 ; je souligne) pour se sauver d’éventuelles contradictions : il joue un rôle devant certaines personnes (ses collègues de travail) mais pas devant les autres (ses amis). “[C]e qui lui permet d’endosser plusieurs personnages sans en discréditer aucun.” (p. 97)
Or, il arrive des moments où ces publics finissent par se rencontrer fortuitement (je fais les courses avec mon père et voilà que je reconnais un collègue de travail). Dès lors, les individus se découvrent pourvus de moi “qui se révèlent incompatibles avec ceux qu’ils se présentent en d’autres occasions.” Ainsi naît la gêne.
L’identité, le sujet
Pour autant, l’identité de l’individu n’est pas elle-même partagée : il pratique une ségrégation des publics sans se partager en une multitude d’individus. Ce sont seulement des rôles ; aussi, la perception de soi en tant que sujet est maintenue, malgré la diversité des rôles tenus.
Comment se matérialise cette perception à notre esprit ? Pour Mead comme pour les interactionnistes nous reconstruisons, a posteriori, dans le récit que nous nous faisons de nous-mêmes, qui nous sommes, à partir d’une infinité de situations éclatées, réfractantes, auxquelles nous donnons une cohérence.
Conclusion : la sociologie contemporaine et la plurarité des êtres
On a déjà vu, dans la première partie de cette série, que le pragmatisme avait irrigué énormément de travaux (science des organisations, micro-analyse de l’activité humaine, “science and technology studies”). On trouve par exemple dans le constructivisme et notamment dans les recherches de Knorr Cetina et de Bruno Latour une emprise de l’empirisme tel que James ou Mead l’avaient exploré. Pour ces derniers, le monde n’est jamais donné : il est un processus incessant de définitions. Or, c’est la pratique de la vie qui permet précisément de le définir. Elle se comprend, à travers Knorr Cetina ou Latour, comme un processus (matériel, social, temporel, institutionnel, spatial, etc.) en perpétuelle réélaboration.
Les recherches de Latour permirent de faire reconnaître plus fondamentalement dans la communauté scientifique (car la poésie, depuis longtemps, les avait reconnus) un ensemble d’acteurs oubliés. Ainsi de l’ensemble des instruments, des outils, des supports, des surfaces, des énoncés, des matières, des organismes avec lesquels nous travaillons. Dans cette perspective, l’agence inclut tout actant à l’oeuvre dans un agissement. 15“Acteur-réseau” dans Dictionnaire des sciences humaines, PUF, 2006.
Récemment, Latour porta plus loin son raisonnement, en plaidant pour une reconnaissance de ces acteurs comme êtres16LATOUR, Bruno, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, La Découverte, Paris, 2012.. Selon lui, nous ne sommes pas face au monde mais dans le monde : nous ne sommes pas des “sujets” face à des “objets” mais un ensemble d’êtres (humains, minéraux, animaux, etc.) qui vivent ensemble. À penser à partir de la dialectique (sujet/objet), nous manquons les moyens par lesquels nous pourrions constituer plus efficacement notre rapport au monde. C’est sans doute pourquoi nous échouons à l’heure actuelle à vivre avec Gaïa : nous n’avons pas encore opéré le basculement nécessaire à sa reconnaissance (dé)ontologique qui passe, pour Latour, par l’élaboration de modes d’existence, c’est-à-dire d’un langage sensible à cette reconnaissance.
Or, le pragmatisme et l’interactionnisme symbolique, en pensant les processus et les pratiques à partir des “sujets”, s’inscrivent encore bien dans cette dialectique. Si leurs apports sont donc fondamentaux pour penser la pratique à partir des interactions, du temps, de l’espace et de la conscience, il faudra intégrer plus étroitement les êtres avec lesquels nous vivons ; il faudra, d’une certaine manière, répondre à l’appel de Gaïa.
Notes
1. | ↑ | Béatrice Fraenkel, La Signature, Gallimard, 1992. |
2. | ↑ | BABOU, Igor, “Analyse du discours télévisuel à propos du cerveau”, Thèse de doctorat, Université Paris 7‑Denis Diderot, 1999. |
3. | ↑ | La théorie de l’énonciation vient en effet pallier les manques de la théorie pragmatique ; mais elle reconnaît néanmoins ses apports. |
4. | ↑ | LE BRETON, David, L’interactionnisme symbolique, Presses universitaires de France, 2012. |
5. | ↑ | MEAD, George, L’esprit, le Soi et la Société, Presses universitaires de France, 1963. |
6. | ↑ | BELANGER, Marie-Eve, “The Annotative Practices of Graduate Students: Tensions & Negotiations Fostering an Epistemic Practice”, Master of Information Studies, University of Toronto, 2010. |
7. | ↑ | Groupe µ, “Percevoir, concevoir. Du sensoriel au catégoriel” dans HÉNAULT, Anne, BEYAERT, Anne dir., Ateliers de sémiotique visuelle, Presses universitaire de France, 2005. p. 65–82. |
8. | ↑ | DEWEY, J., BENTLEY, A.F, Knowing and the known, 1949. |
9. | ↑ | Le Breton, L’Interactionnisme symbolique, PUF, 2012, p. 28. |
10. | ↑ | Cooley, Human nature and social order, 1968 ; traduction de Le Breton, Op. Cit., p. 184. |
11. | ↑ | Life and the student, 1927 ; traduit par Le Breton, Op. Cit., p. 201 |
12. | ↑ | LE BRETON, David, L’Interactionnisme symbolique, Puf, 2012. |
13. | ↑ | PAILLÉ, “Problématique d’une recherche qualitative en sciences sociales”, dans MUCCHIELLI, Alex, dir., Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences sociales, Armand Collin, Format Kindle, emplacements 6692–7044. |
14. | ↑ | Strauss, Miroirs et masques, 1992, p. 68. Traduction de Le Breton, Op. Cit. |
15. | ↑ | “Acteur-réseau” dans Dictionnaire des sciences humaines, PUF, 2006. |
16. | ↑ | LATOUR, Bruno, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, La Découverte, Paris, 2012. |