Sommaire
- 1 La formation d’un questionnement praxéologique
- 2 La philosophie moderne de l’action
- 3 Conclusion : de l’acteur à l’agent, de l’agent à l’acteur
- 4 Bibliographie
Activité, action, pratique, praxis, agentivité ; agent, acteur, praticien; l’agir etc. chacun de ces termes s’inscrit dans des champs sémantiques, parfois très proches (agentivité-agent; action-agent; action-pratique), malgré les nuances données par les uns et les autres à une notion (l’agentivité, comme l’action, est bien la capacité à agir sur quelque chose en vue de quelque chose), pour se distinguer disciplinairement ou pour marquer une distance bienvenue avec une vision trop extrême. Mais les querelles s’oublient, et avec elles les raffinements donnés auparavant à une notion, sans doute à cause d’un manque d’institutionnalisation (colloques marquants, synthèses importantes, etc.), c’est-à-dire de fixation. C’est peut-être ce qui explique que “l’acteur” de la sociologie classique (pris dans des structures sociales), opposé à un moment à “l’agent” (plus autonome), ait finit par recouvrir, dans certaines théories, exactement la même dimension que “l’agent”, si bien que nous les utilisons à peu près de manière synonymique selon les inclinaisons terminologiques de nos disciplines.
Comment sortir de ce maquis notionnel, sinon en pratiquant une archéologie, qui permet de rendre saillante les trajectoires théoriques ? Avec cet objectif : puiser aux sources de ces différentes théories, reélaborer ce qui a été extrait à partir de nos propres perspectives (pour éviter l’empilement), en s’assurant cependant qu’il n’y a pas d’incompatibilité.
Je passerai ainsi en revue différentes philosophies/théories/pensées de l’action et j’essayerai de montrer comment leurs questions ont été déplacées vers d’autres domaines (l’énonciation, par exemple) ou dans d’autres pays (d’où l’agency, renvoyée ensuite en France), au point que nous avons hérité d’une constellation de termes (acteur, agency, agence, agent, pratique, practicien, etc.) dont nous ne savons plus très bien à quoi ils renvoient. Sans cette exploration, nous sommes en effet condamnés à choisir des mots (l’action, l’activité, l’agentivité, la pratique, l’agent, l’acteur, etc.) en espérant qu’ils tombent “juste”, jusqu’au moment où un spécialiste viendra nous reprocher une utilisation abusive.
Traditionnellement, ce sont les philosophies de l’action qui ont eu en charge l’analyse de ce que font les hommes en société, comme l’a bien observé Bernstein (voir partie I). Or, ces philosophies ont très tôt articulées (et articulent encore, de manière actualisée) l’action à un ensemble d’éléments directement liés à elle (l’éthique, la responsabilité, etc.) mais qui nous semblent aujourd’hui bien éloignés de nos préoccupations (analyser des pratiques numériques), si nous ne pratiquons pas la philosophie ou la théologie.
Elles se posent néanmoins dès lors que nous pensons à partir de nos perspectives et de nos domaines d’étude. Par exemple, la théorie de l’énonciation (Kerbrat-Orecchioni, 2009) cherche les marques stylistiques qui permettent de distinguer dans un discours ou d’autres productions (graphique, visuelle, etc.) la présence de son auteur, c’est-à-dire le degré de responsabilité engagée dans un processus. Distinguer les énonciations, c’est dégager des auteurs, donc des responsabilités, soit la part qui revient à chacun et que chacun doit assumer (ainsi le texte et le paratexte d’un livre sont-ils travaillés par l’auteur, mais aussi l’éditeur, le typographe, le maquettiste, etc.).
En philosophie et en métaphysique, ces questions se posent de manière différente (ou plutôt : à un autre niveau). Ce n’est pas un livre ou un objet particulier qui est visé mais la structure même du monde (Tiercelin, 2011). Là encore, les problèmes sont très proches : en bibliogie, le livre fait par exemple l’objet d’une méticuleuse analyse matérielle et discursive, dont la recherche est en partie orientée vers la distinction des mains qui ont présidé à sa formation (reliure, typographie, etc.). On se demande, dans une perspective aristotélicienne et matérialiste, quelles sont les causes (matérielles, formelles, efficientes, finales; voir plus bas) qui rendent possible la chose-livre.
La formation d’un questionnement praxéologique
Puissance d’agir, acte et éthique
Les termes du débat peuvent être posés à partir de couples aristotéliciens : acte et puissance, agir et pâtir, praxis et poiesis, actif et passif, actuel et virtuel, matière et forme, energeia et kinêsis, praxis et theoria. Il s’agit, pour Aristote, d’identifier les manières par lesquelles les êtres peuvent se dire, c’est-à-dire de comprendre leur génération (Rimboux, 2013). Ainsi la puissance active (par exemple : la capacité d’un sculpteur à produire une statue) est-elle d’abord distinguée de la puissance passive (capacité du bloc de marbre à devenir une statue). Un être (le bloc de marbre) passe donc de la puissance à l’acte à partir de la détermination, c’est-à-dire de la forme (une sculpture de cheval). Mais avant ce passage, avant l’acte du sculpteur, le bloc de marbre n’est qu’un tas de virtualités (le bloc peut devenir une sculpture de cheval, mais également une sculpture de chien, etc.) : une seule de ces virtualités deviendra actuelle, une seule deviendra un acte (Hersch, 1993).
Les 4 causes d’Aristote
De ce constat, Aristote distingue quatre causes, qui sont autant de conditions de réalité de chaque chose (Hersch, 1993) :
- une cause matérielle (la réalité de la statue est matérielle : c’est du marbre),
- une cause formelle (le marbre a été transformé en statue),
- une cause efficiente (par son action, le sculpteur fait entrer la matière — le marbre — dans une forme — la statue ; il l’actualise, réduit ses potentialités, ses virtualités, ses devenirs à une seule/un seul),
- une cause finale (toutes ces opérations sont tendues vers une fin, vers un but).
L’Acte Pur
Mais comment expliquer la structure du monde, sa naissance, si l’on recourt à ce type de raisonnement ? En effet, on risque de remonter à un acte toujours antérieur (les ciseaux du sculpteur découpent la forme, mais c’est la main qui les anime, mais c’est le sculpteur qui anime la main, mais, etc.). Il faut bien un principe premier à tout cela, un acte qui échappe à tout processus, à tout temps et à toute cause antérieure. Cet acte, qui résulte des apories ontologiques, sera appelé “Acte Pur” (ou “Dieu”; voir Ildefonse, 2013) : il n’est pas en puissance, il n’est pas dans l’attente d’une détermination, d’une forme ; il est en lui-même et sans rien d’autre. Tous les êtres découlent de cet Acte Pur et participent d’une dynamique permanente de transformations où se mêlent la puissance et l’acte.
Praxis-poêsis, praxis-eupraxis
Or, ces transformations sont liées à la “praxis” (ou “action”, dans la traduction française; voir Crubellier, Pellegrin, 2002, p. 153) et à l’éthique. Aristote distingue en effet (Ogien, 2004), en plus des activités qui modifient les états des choses (praxis-poêsis) et les activités seulement contemplatives (theoria), un agir instrumental (poiêsis : tourné vers la fabrication d’un objet par exemple; voir Althusser, 2014) et un agir qui n’a d’autre fin que son exercice (praxis; ainsi d’un médecin qui se soignerait lui-même ou d’un sage qui chercherait à se transformer; idem). La praxis est une “action dont la fin est interne, propre” (Rimboux, 2013) et dont la finalité est l’eupraxis, soit l’action “heureuse et bonne”. Autrement dit : la praxis a une dimension éthique puisque “[t]out art et toute investigation, et pareillement toute “action” (praxis) et tout choix tendent vers quelque bien.” (Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 1, 1094a1-1094a, traduction J. Tricot). Si Dieu (l’Acte Pur) n’est pas concerné par la praxis, mais seulement par la theoria (contemplation), les hommes, eux, oscillent entre la contemplation et l’action, qui les fait (se) transformer sans cesse en vue d’une finalité (l’action heureuse et bonne). Pour autant, ils procèdent bien d’une cause première, d’un premier mouvement, d’un acte sans puissance, sans détermination bref, d’un Acte Pur.
Déterminisme et responsabilité humaine : à qui appartient la puissance d’agir ?
Le christianisme avec Saint Thomas d’Aquin se rallia à ce raisonnement (Rimboux, 2013) en estimant que “chaque mouvement, qu’il soit le fait de la volonté ou de la nature, procède de Dieu en tant que Premier Moteur” (Thomas d’Aquin). Dans cette perspective, la puissance d’agir n’appartient qu’à Dieu. Ainsi pour Malebranche, nous ne sommes pas des acteurs et “nous donnons seulement à la véritable puissance l’occasion de produire des effets” (Descombes, 1995, p. 113).
Comment alors expliquer l’existence du mal ? La philosophie théologique s’ingénia très tôt à élaborer des stratagèmes afin d’articuler la providence divine avec la responsabilité humaine (Chisholm, 2007 [1964]). Malebranche estimait par exemple que nous sommes à la fois impuissants (puisque Dieu est la véritable cause) et responsables car nous sommes libres de vouloir (Descombes, 1995), c’est-à-dire de choisir une voie plutôt qu’une autre.
Laïcisation de l’ontologie et causation de l’action humaine
Quand est-ce que toutes ces questions furent laïcisées en occident ? Selon Charrak (2013), ce déplacement aurait été amorcé à la Renaissance et se serait effectué essentiellement à partir des Lumières.
L’agency au 17ème s dans la pensée anglaise et la causation de l’action humaine
Les questions métaphysiques de la causation du monde semble en effet se déplacer vers le monde sensible à cette époque. Le terme d“agency” (voir Balibar et Laugier, 2004, pour une archéologie du terme), qui aura une immense fortune en France (l’agence, l’agent, etc.), traduit bien ce passage au 18ème s : d’abord utilisé dans son sens aristotélicien (cause agissante, effective de l’action) et théologique (Dieu peut être source de l’agency même si l’agent est l’auteur de l’action; voir Balibar et Laugier, 2004), il est compris dans une perspective anthropologique par Hume et l’empirisme britannique (Balibar et Laugier, 2004). Dès lors, la question est plutôt de comprendre ce qui conduit à l’action chez les êtres humains. La réponse de Hume — cognitiviste et causale : l’action est dans le passage d’un état mental à un mouvement — nourrira durablement la pensée occidentale.
Les raisons pratiques
La question laissée en héritage par Aristote (Canto-Sperber, Ogien, 2004) sur les motivations à agir et sur les fins de l’action conduisirent Kant à proposer deux sortes de raison pratique (décision, choix, comportement en vue d’une action; voir Hersch, 1993) : une forme empirique ou raison instrumentale (ce serait la praxis-poêsis chez Aristote), qui vise des fins à partir de désirs ; une forme pure (praxis-eupraxis chez Aristote), qui prend la forme d’un impératif moral absolu indépendant d’un quelconque désir (Canto-Sperber, Ogien, 2004).
Pour Kant, l’objectif est en fait assez “simple” : il s’agit de dégager une loi morale universelle qui ne dépendrait donc pas de telle ou telle considération, de telle ou telle motivation1À laquelle se réfère aujourd’hui souvent le politique — nous n’allons ainsi pas au Mali parce que nous avons des intérêts mais parce que une loi morale — l’humanité, la justice, la liberté, etc. — nous le commande.. “On arrive ainsi facilement à l’idée qu’il y aurait deux types de raisonnement pratique : le raisonnement instrumental qui est de nature fondamentalement téléologique (visant une fin) et le raisonnement que l’on pourrait appeler légaliste ou normatif qui déduit ce que l’on doit faire à partir d’une norme générale.” (Gnassounou, p. 158)
La dissociation pratique/pragmatique et la naissance de la science moderne
C’est bien à cette époque que la raison pratique (pure) se distingue de la raison pragmatique (instrumentale, technique) à partir de la distinction de Kant entre raison pure et raison empirique, soit l’ensemble des “articulations instrumentales que nous pouvons mettre en place entre les fins et les moyens que nous envisageons pour y parvenir ” (Isabelle-Pariente, 2014).
La science moderne émerge en effet et avec elle une nouvelle conception de la théorie : la “theoria” antique (ou vie contemplative) est progressivement articulée à la pratique instrumentale, alors que se constituent les premiers laboratoires et qu’un ensemble d’instruments (microscopes, télescopes, etc.) sont mis au moins. Ainsi, “la pratique fait partie intégrante, non de la théorie, mais de son progrès et agit autant sur elle qu’elle la sert (Weil, 2014).
La pragmatique s’attache dès lors avec Kant aux fins puis aux moyens mis en oeuvre pour les atteindre (raison pratique instrumentale) tandis que la pratique pure devient l’objet de la philosophie de l’action2La partie qui suit doit beaucoup à un dialogue amical engagé par mail avec Isabelle Pariente-Butterlin.
La philosophie moderne de l’action
La question principale de la philosophie de l’action est de montrer que nous sommes des sujets et non pas seulement des choses ou des objets. Elle pourrait être posée de la manière suivante : à quel titre peut-on revendiquer la qualité d’auteur d’une action ? (Descombes, 1995)
Volitionisme et intentionnalité
Les réponses apportées à cette question varient selon les “causalites forts, [les] causalistes faibles et [les] anticausalistes.” (Ogien, 2004) Ainsi pour les premiers, l’action s’expliquerait par une relation entre des événements mentaux et des événements physiques (par exemple : je veux attraper cette bouteille donc je lève le bras) ; elle s’inscrit donc dans une chaîne causale qui rend compte de désirs, de délibérations, de choix et d’exécutions à partir desquels l’auteur d’une action pourrait être identifié. Dans cette perspective , imputer quelqu’un d’une action, c’est lui attribuer l’ensemble des étapes de sa réalisation (Ogien, 2004) qui reposent sur des actes de volonté. Or, c’est parfois impossible (X veut tuer Y mais il rate sa cible et ce sont des sangliers affolés qui le tuent — Ogien, 2004). De plus, à procéder ainsi, on risque de régresser à l’infini (Ryle, 1949) vers l’identification parfois illusoire des actes dont la volonté résulterait (tel agent veut-il vraiment ? Que veut dire vouloir ? etc.).
Les“actes de volonté” furent ainsi remplacés au cours du XXème s par les “raisons d’agir” par des auteurs comme Anscombe, Davidson ou Descombes. C’est qu’elles rendraient plus compréhensibles nos actions. “Si traverser la rue est une action intentionnelle de ma part, c’est parce que je le fais pour cette raison que je désire entrer dans la librairie, et non pas tant parce que je voudrais traverser la rue.” (Gnassounou, p. 20)
L’intérêt des thèses intentionnalistes résident également dans leur refus de décomposer l’action en éléments mentaux et physiques, la comprenant dans toute sa complexité ontologique. Par exemple, l’intention de partir à 16h, même si elle est reportée, est une action que je me proposais bien d’accomplir à partir d’une série d’opérations. Il n’y a donc pas besoin que l’intention soit exécutée pour connaître la nature d’une action : à telle action correspond telle intention et telles opérations. “Si A a une raison dans les circonstances C, tout agent dans C doit avoir les mêmes raisons” (Nagel, 1974). Dès lors, “il semble bien qu’en décrivant mon intention, je décrive l’action elle-même, présente ou future.” (idem, p. 22). Plus précisément, les éléments mentaux et physiques sont compris dans une “structure intentionnelle” (Descombes, 1995) et sont descriptibles “selon le schéma logique d’une inférence des moyens à partir de la position d’un but à atteindre” (idem).
Description formelle, individuation des actions et disparition de l’agent
Inspirés par Wittgenstein, les tenants de l’intentionnalité ont ainsi fait de la description formelle des actions leur principal outil d’analyse, sans pour autant les réduire à leurs manifestations descriptives (elles existent ainsi en dehors de leur cadre descriptif). La méthode employée consiste à analyser “des phrases narratives rapportant une action ou des phrases descriptives attribuant une volonté à quelqu’un” (Descombes, 1995, p. 142–143) avec pour ambition d’identifier les critères d’individuation des actions. Par exemple, lorsque Brutus poignarde César pour le tuer, est-ce la même action ? Comme on est en présence de deux propriétés (poignarder et tuer), Goldman (1970) identifie deux actions bien différentes (on retrouve de tels arguments chez Thomson et Mackie; voir Gnassounou, p. 27). Elles entretiennent cependant une relation appelée “génération causale” identifiable grâce au gérondif (on peut en effet dire que Brutus a tué César en le poignardant).
Mais l’individuation des actions poussa Davidson à les considérer comme des entités particulières (au même titre que n’importe quelle chose du monde : la main, le cheveu, la blancheur, etc.) et à inscrire l’agent dans une chaîne causale d’événements sans réelle prise sur eux (Gnassounou, p. 43 et p. 91) à tel point que l’action a pu être réduite à des caractérisations logico-linguistiques (Ogien, 2004). De même, chez Austin, l’agent s’efface à partir de l’expression de ses ratages et de ses échecs : en s’excusant, une personne se décharge en effet de ses actions, annonce qu’elle n’en est pas le maître ni l’auteur (Ballibard, Laugier, 2004).
L’agent, le rayon d’action et la création
Or, Descombes a montré qu’ ”une analyse de l’action ne peut pas se passer de la notion d’agent.” (idem, p. 43). Cette réintroduction s’est néanmoins faite au profit d’un déplacement : un agent ne se reconnaît ainsi plus à sa capacité à produire en lui un mouvement de l’événement mental à l’événement physique mais au changement qu’il produit dans le monde et qui se mesure notamment à partir des interactions sociales : “[n]on seulement, j’agis, mais pour parvenir à mes fins, il m’arrive de me subordonner d’autres agents. Non seulement, je fais, mais, comme agent principal, je fais faire certaines choses à d’autres, mes agents auxiliaires (je fais livrer par le fleuriste des fleurs à ma dulcinée)” (idem) L’agent est doté d’un “rayon d’action” (idem) qui rend compte de son empreinte dans le cours des événements.
C’est peut-être à cela que se mesure ses effets. À la suite de Wittgenstein, on sait en effet qu’une action implique une règle que tout agent suit dans son exécution. L’analyse de l’action se limiterait alors à la découverte de cette règle, identique pour tous les agents. Mais quel serait pour nous l’intérêt d’un tel exercice ? Wittgenstein invite plutôt à poser la question de la création dont serait capable l’action. Or, cette question ne peut être résolue qu’en réintroduisant l’agent : en suivant son rayon d’action, on est en effet en mesure d’évaluer le degré de création de son action.
La pratique, l’instanciation d’un universel et le pragmatisme
En termes platoniciens, on pourrait dire que la création consisterait en la participation des choses aux formes ou, pour le dire en termes contemporains : un universel (la blancheur) est instancié dans une action particulière (par exemple, la fabrication d’une sculpture blanche).
Cette conception, “platonicienne-réaliste” (Tiercelin, 2013) ou universalia ante res (“les universaux avant les choses”; voir Armstong, 1989) dans la pensée scolatique, s’inscrit dans la querelle médiévale des universaux qui distinguait en plus une conception “conceptualiste-réaliste” (universalis in rebus : les universaux dans les choses) et “nominaliste” (universalia post res : les universaux après les choses). Ainsi, pour les deuxièmes, les universaux (la blancheur) sont à la fois dans les choses (la sculpture) et dans l’esprit qui les conçoit. Pour les derniers (les nominalistes), les universaux ne sont enfin que des particularités culturelles et dépendent donc des milieux qui les conçoivent : “les propriétés sont pour ainsi dire créées par l’esprit classificateur : ce sont des ombres projetées sur les choses par nos prédicats ou nos concepts” (Armstrong, 1989 dans Garcia et Nef, 2007).
Cette querelle, qui semble bien éloignée de nos préoccupations, est en fait au coeur des pratiques ou plutôt : des méthodologies pour en rendre compte (voir plus bas sur les théories de l’action en informatique/numérique/technique).
Conclusion : de l’acteur à l’agent, de l’agent à l’acteur
On voit ainsi comment la philosophe moderne a reposé la question du déterminisme, de la liberté et de l’autonomie des personnes à partir de la question de la praxis (ou action).
Les différents termes mobilisés (acteur, action, activité, pratique, agentivité, agir, etc.) ne traduisent par ailleurs pas seulement une instabilité dans les traductions 3 Engel, traducteur de Davidson, alterne par exemple entre “agir” et “action” pour “agency”. mais également des positionnements institutionnels et doctrinaux (par exemple, choisir “l’agir” plutôt que “l’action”, c’est réintroduire la personne au centre des analyses) qu’on retrouve bien dans les sciences humaines qui se sont progressivement emparées de ces questions. Ainsi, si la sociologie classique a privilégié le terme d’ ”acteur” (à la place d’agent, donc) c’était pour renvoyer “à une réalité objective qui peut être définie sans recourir aux intentions de l’acteur” (Touraine, 2006). Dans cette perspective, la notion d’acteur renvoie aux différents rôles qu’une personne joue sur le “théâtre de la vie” (voir les oeuvres de Parsons et bien évidemment de Goffman). La sociologie contemporaine de l’action a cependant tenté une conciliation entre les deux notions, en identifiant deux régimes d’action (“Action Située”, plus bas). D’autres enfin, comme Habermas, ont délaissé les notions d’agent et d’acteur au profit de “l’agir communicationnel”, qui désigne “les conditions de communication entre acteurs, entre sociétés, , groupes et culturels différents.” (Touraine, 2006)
J’utiliserai désormais ces termes non plus dans une perspective critique et archéologique mais à partir des descriptifs que les tenants de chaque théorie font précisément de leur théorie.
Bibliographie
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WEIL, Eric, « Pratique et praxis », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 23 mars 2014. URL : https://universalis.aria.ehess.fr/encyclopedie/pratique-et-praxis/
Notes
1. | ↑ | À laquelle se réfère aujourd’hui souvent le politique — nous n’allons ainsi pas au Mali parce que nous avons des intérêts mais parce que une loi morale — l’humanité, la justice, la liberté, etc. — nous le commande. |
2. | ↑ | La partie qui suit doit beaucoup à un dialogue amical engagé par mail avec Isabelle Pariente-Butterlin |
3. | ↑ | Engel, traducteur de Davidson, alterne par exemple entre “agir” et “action” pour “agency”. |