Sommaire
Comme on l’a vu dans la partie I, c’est à la fin du 19ème s et au début du XXème s qu’eut lieu l’articulation entre la praxis et la polis, à partir de 4 philosophies (théorie sociale de Marx, existentialisme de Kierkegaard, pragmatisme et philosophie analytique). La philosophie de l’action, essentiellement analytique dans sa version contemporaine, à travers Descombes notamment, a en effet cherché à réintroduire l’homme dans sa réflexion sur la praxis-eupraxis (raison pratique pure). Des liens ont donc été trouvés entre la pratique instrumentale/technique et la pratique morale.
Dans les sciences humaines, on doit à Joas (voir également la partie I) d’avoir contesté ou minimisé la seule compétence des philosophes à mettre au point “une théorie adéquate de l’action humaine”. Il faut dire que ces derniers l’aidèrent à légitimer l’approche des sciences humaines : Austin, philosophe de l’action, estimait ainsi que nous ne savons pas ce qu’est l’action parce que nous en parlons en termes généraux, sans la situer (Ballibard, Laugier, 2004). Ce saisissement de l’action à partir d’un cadre spatial, temporel, culturel, social ne suffit cependant pas. Joas estime ainsi que si de nombreuses disciplines (sociologie, économie, etc.) se sont intéressées à l’action humaine, aucune n’est réellement parvenue à rendre compte de “la dimension créative de l’agentivité humaine”.
Ce constat est sévère (et il est par ailleurs partagé par les sociologues de l’action ; voir Quéré, 2006) mais c’est peut-être parce qu’il fut fait dans les années 90, alors que commençaient à se développer de nombreuses théories sur la pratique et l’action humaine dans les sciences humaines1Dans les lignes qui suivent, les termes de “pratique” et d’ ”action” auront le même sens et désigneront la praxis-poêsis. . On a déjà vu dans la partie I, par exemple, qu’un “tournant pratique” avait irrigué de nombreuses disciplines (sciences des organisations, micro-analyse de l’activité humaine, science studies, etc.) qui bénéficièrent en partie des travaux de la philosophie de l’action (les “alignements sociaux” de Rouse rappellent par exemple le “rayon d’action” de Descombes). Ce tournant pratique est notamment porté en France par Christian Jacob qui propose, avec son anthropologie des savoirs, une méthodologie prenant en compte l’activité humaine lettrée dans toutes ses dimensions technique, spatiale, temporelle, interactionnelle.
Les domaines informatique/numérique/technique ont également bénéficié de cet héritage. En France, nous avons surtout l’habitude d’entendre parler du courant des “usages” qui depuis des décennies étudie le rapport de l’humain avec l’ordinateur (voir partie I). Or, d’autres courants se sont constitués, qui ont cherché à dépasser le cognitivisme en affirmant la nécessité d’étudier le sujet dans ses dimensions sociales, matérielles, techniques2Les lignes qui suivent puisent largement dans l’habilitation de Yannick Prié sur “La phénoménologie des inscriptions numériques”. On pourra aussi consulter “D’une sociologie de la médiation à une pragmatique des attachements” d’Antoine Hennion, qui fournit une archéologie intime de toutes les notions qui suivent. , c’est-à-dire d’analyser “l’agir en situation” (Quéré, 2006).
L’Action Située
L’Action Située, par exemple, considère que “[l]‘action est le fait même de créer le sens” (Prié, 2011, p. 32). Autrement dit : l’acteur est dans une relation de co-construction avec son environnement qui, prospecté, étend sa carte mentale et favorise son individuation à mesure qu’il s’en saisit, le manipule, en fait une ressource et un support de son action. Ainsi, l’acteur fait émerger le monde signifiant en lien avec son environnement (artefacts et acteurs sociaux). La sociologie de l’action ne s’intéresse donc pas seulement à la délibération et au choix rationnel, contrairement à la philosophie.
Les unités significatives
L’action est dite “située” parce que le travail du chercheur consiste à saisir le cours de l’action en identifiant “ce qui, dans l’interaction avec l’environnement, est effectivement perçu et interprété par l’utilisateur” (idem, p. 33). Pour cela, des unités significatives sont repérées “correspondant à des moments de stabilité de l’expérience de l’acteur, éventuellement enchassées dans des unités plus longues qui caractérisent l’engagement à plus long terme dans la situation” (p. 33)
Ces unités s’inscrivent en effet dans une série et non pas une succession : “chaque acte sort d’un autre et ouvre la voie à ceux qui suivent, et le point d’arrivée est fonction de ce qui a précédé”. Ainsi, “l’agent se règle […] sur les résultats des opérations effectuées et sur les changements consécutifs de l’objet sur lequel porte son activité, en fonction du résultat visé; il est aussi en alerte sur ce qui va ou peut se produire.” (Quéré, 2006)
Des objets en transformation permanente
Une telle conception, très proche du constructivisme de Knorr Cetina (voir la partie I), envisage les objets comme “à transformer, à utiliser, à consommer, à apprécier, à respecter, à honorer” (Quéré, 2006). Pour autant, ils bénéficient d’une certaine stabilité initié par le procès ou le projet. Ils sont ainsi tendus vers le fixe et le mouvant, comme toute question dans la philosophie antique.
De l’agent-partenaire (acteur) au sujet d’action (agent)
Dans cette perspective, l’agent n’est qu’un partenaire (ou acteur), qui n’est pas au centre de l’analyse mais pris dans un ensemble d’objets, de situations et d’événements. Le problème est donc de savoir “par quelles opérations il passe de ce statut de partenaire à celui de “sujet d’action.”” (Quéré, 2006)
Régime d’accomplissement/régime de description et les deux fins de l’action
L’Action Située distingue, pour répondre à ce problème, un régime d’accomplissement et un régime de description (Quéré, 2006) :
- Le premier régime concerne la fin de l’action, le but vers lequel est tendu l’agent, pour lequel il mobilise (ou plutôt : est mobilisé) un cours d’action où se rencontrent des objets, des événements, des situations.
- Le second régime mobilise au contraire un sujet pratique (un agent) qui ordonne les faits, choisit, projette des intentions. Ce sujet-là est celui de la philosophie de l’action, présentée plus haut. Parce qu’il est capable d’expliquer ou de justifier ses choix, toute l’analyse consiste donc à mettre au jour et à décrire ses motifs, compris comme “des choses éminemment sociales et normatives” et non plus seulement des états psychologiques ou des ressorts de l’action (Quéré, 2006).
Les deux fins de l’action
La sociologie de l’action (ou Action Située) refuse en effet de concevoir l’action à partir de fins qui se présenteraient au préalable. Elle distingue au contraire :
- des fins “prescrites de l’extérieur du procès de l’action” (ce qu’on projette de faire)
- et des fins “qui se forment au sein même de l’action” (Quéré, 2006), selon la conception pragmatiste de Dewey.
La cognition distribuée
La deuxième théorie d’importance — sans doute la plus novatrice — est la Cognition Distribuée, mise au point à lUniversité de Californie par Hutchins et Hollan. Comme l’Action Située, elle est manifestement d’inspiration conceptualiste-réaliste (voir plus haut sur les universaux) et considère ainsi que la cognition se joue aussi bien dans les choses que “dans l’esprit qui les représente” (Tiercelin, 2013). Plus précisément, elle considère que [toute] action utilisant un environnement familier équipé et stabilisé permet de distribuer sa cognition.” (Conein, 2004, p. 59)
L’artefact : une aide cognitive externe
Ses tenants mènent ainsi des études très fines des artefacts mobilisés par un agent (notes de travail, tableaux de bord, etc.) et des individus en présence dans un espace, de manière à identifier et mesurer l’introduction, le stockage et la transformation de représentations : “[u]ne information peut par exemple entrer dans le système sous le forme d’un mail, puis passer dans la mémoire d’un individu, avant d’être écrite sur un post-it, puis finalement lue au téléphone.” (Prié, p. 42) Dans cette perspective (organologique), les artefacts apparaissent comme des aides cognitives externes et comme des moyens d’étendre le système cognitif au-delà des limites d’un organisme vivant (Conein, 2004).
Représentation de surface, représentation interne
C’est également la dynamique du système des agents qui intéresse la Cognition Distribuée et la manière dont l’introduction d’un artefact rejoue toujours ce système temporairement stabilisé. L’appropriation de l’artefact passe alors par la rencontre entre la représentation de surface (ce que l’utilisateur perçoit de l’objet) et la représentation interne (le fonctionnement de l’objet).
L’espace de travail
Dans le domaine informatique, par exemple, la Cognition Distribuée considère l’espace de travail comme un endroit où un agent utilise un environnement stabilisé par divers objets fonctionnement assemblés. Ainsi, comme dans une cuisine, “la tâche s’accomplit […] en déplaçant des objets et en les rangeant selon la priorité du rôle qu’il occupe dans la tâche qu’on est en train de réaliser.” (Conein, 2004, p. 61) La stabilisation naît alors de la localisation physique des objets qui permet de doter les choses d’une signification à partir de la manipulation.
Dès lors, l’espace de travail est fragmentable en régions selon la localisation physique des objets :
- La première région est dite publique/privée et se décompose donc entre un espace égocentré et un espace public de rangement.
- La deuxième région concerne le degré de proximité et d’éloignement des artefacts de la main, positionnés selon leur utilité dans l’action.
- La troisième région est appelée “Corridor” et désigne un espace intermédiaire où les objets attendent, en vue d’une utilisation future. Plus précisément, ils se trouvent au bord de la zone manipulatoire où sont les objets déjà mobilisés et à distance de la région des objets rangés.
- La quatrième région concerne l’écran de l’ordinateur. Elle est conçue comme informationnelle et manipulatoire. En effet, toute interface fait peut-être de l’ordinateur un outil mais l’interaction avec lui n’est pas qu’un mode d’exécution de l’action; elle co-construit au contraire l’action, l’articule à la technique, à ses possibilités et à ses contraintes.
- La cinquième région (information visuelle et spatiale) fait de ce qui est renvoyé à l’agent à partir de l’objet non pas un énoncé mais une information utile à l’action, c’est-à-dire un support pour déclencher une routine d’exécution.
Les “tactiques routinisées”
L’environnement est ainsi conçu de manière dynamique : il se modifie progressivement et se fragmente, tout en se stabilisant à intervalles réguliers. Ainsi, des “tactiques routinisées” peuvent émerger, “véritables raccourcis pour aller plus vite en exploitant les interdépendances mutuelles entre les objets familiers selon la façon dont ils sont groupés” (Conein, 2004, p. 64).
Ecran(s) et interactions : comment partager un foyer commun d’attention ?
L’intérêt porté aux espaces de travail a bien évidemment amené la Cognition Distribué à étudier la manière dont les gens se coordonnaient à partir d’écrans connectés lors d’une session coopérative. Ainsi, l’ordinateur est conçu comme un objet à partir duquel se construit deux types de regard :
- un regard déictique où l’agent 1 regarde l’agent 2 qui regarde l’ordinateur.
- un regard mutuel où l’agent 1 regarde l’agent.
Or, sans une étude fine des situations de coopération, les interfaces ne sont pas des aides externes adéquates. Il faut en effet bien comprendre qu’une équipe mobilise toujours des activités de coordination matérialisées dans des outils temporels (agenda, planning, etc.) et “des procédures de prise de parole” (Conein, p. 71). Une “équipe” se comprend dès lors comme un groupement d’individus structurés temporellement et spatialement autour d’objectifs communs. Autrement dit : une équipe est un groupe d’individus qui peut se rencontrer. Au-là d’un certain seuil, elle devient inopérante et se fragmente en petits groupes. C’est pourquoi les interfaces doivent tenir compte de ces contraintes écologiques et cognitives. C’est qu’elles permettent en effet l’intégration d’éléments (ou “activités en ligne”) qui vont au-delà du groupe. Or, “la qualité d’une interface implique que ses propriétés soutiennent des dynamiques d’interaction, et toute structure de médiation nouvelle doit pouvoir favoriser de nouvelles dynamiques locales.” (Conein, p. 72)
La Théorie de l’Activité
On trouve dans la Théorie de l’Activité des points communs avec la Cognition Distribuée et l’Action Située. D’inspiration psychologique (elle puise en effet dans les travaux de Vygotski, Leontiev ou Luria), la Théorie de l’Activité pense “la médiation de la pensée et de l’action par les outils techniques ou psychologiques” (Prié, 2010, p. 34) mobilisés dans un objectif, qu’il soit matériels (construire une maison, un roman) ou immatériels (se faire des amis).
Outils, ressources, médiations et activités
Les “outils” concernés sont ainsi considérés comme des ressources qui peuvent être aussi bien des outils matériels que des signes; ils permettent d’agir sur le monde ou sur soi (praxis-poêsis et pracis-eupraxis chez Aristote; voir au début de ce billet), sont utilisés de façon transparente ou réflexive (le sujet prend alors conscience de l’outil utilisé) et rendent compte de deux grands types d’activités (productive : l’artefact est utilisé pour transformer le monde; constructive : l’artefact permet de conscientiser l’action, de l’inscrire dans un programme d’étapes à venir, ou d’améliorer l’activité, comme il est porteur des traces de son déroulement).
Activité et temporalité
Ces activités sont étudiées dans un temps long. La Théorie de l’Activité cherche en effet à montrer comment des fonctions cognitives, initialement absentes chez un sujet, finissent par s’internaliser et par être ensuite redistribuées dans ses activités. Elles sont en effet sujettes à des perturbations et à des phases de stabilisation, liées aux dynamiques sociales/techniques et à des échelles temporelles variées. La Théorie de l’Activité distingue ainsi trois temps entremêlés auxquels se nourrissent les dynamiques, les perturbations et les stabilisations :
- un temps immédiat (microgenèse), qui est celui d’une adaptation à une situation.
- un temps propre à l’individu, à son histoire (ontogenèse).
- un temps qui le dépasse, dont il est l’héritier et auquel il participe également : le temps de l’espèce, historique, culturel (phylogenèse).
La théorie du support
Développée en France par Bruno Bachimont, la théorie du support est une théorie de l’activité cognitive instrumentée. Elle considère en effet que la connaissance n’existe qu’en s’objectivant, c’est-à-dire en se matérialisant sur un support bref, en devenant une inscription qui fera l’objet d’une interprétation.
Connaissance, support et prescription de l’action
Dans cette perspective, la connaissance est “la capacité de réaliser une action possible” (Prié, 2011, p. 12) sur un support quelconque. Si le support est dominant, c’est précisément parce que nos connaissances “se sont constituées en fonction des structures matérielles proposées par l’environnement” (idem).
La théorie du support peut être ainsi vue comme un élargissement des travaux des historiens des matérialités textuelles, qui considèrent que la forme du livre (son espace, ses titres, sa reliure, etc.) informe non seulement le contenu d’un texte, oriente sa lecture, mais en détermine en amont la construction, comme il est en partie pensé à partir d’un cadre d’accueil, d’une forme réceptrice, d’un moule. Le cadre matériel est donc prescripteur d’actions qui déterminent la nature des inscriptions.
L’agent de nouveau perdu…
Une critique évidente peut être formulée à l’encontre d’une telle théorie, qui avait déjà été faite à une certaine philosophie de l’action (voir plus haut) : l’individu est inexistant. Une forme de déterminisme semble ainsi réactivé, qui prend ici le nom d’ ”environnement” et de “support”. Or, “[p]enser toute activité comme interprétation et réécriture par la conscience fait courir le risque d’une vision abstraite du côté humain.” (Prié, 2010, p. 26)
Synthèse des différentes approches
À partir d’une “série d’inclinaisons”, Prié (2011) propose ainsi une synthèse des différentes théories présentées. La théorie du support est par exemple conservée pour son approche technique et culturelle de la connaissance humaine et sa réflexion importante sur la nature des inscriptions. Elle est cependant articulée aux genèses instrumentales et temporelles mises au jour par la Théorie de l’Activité, qui permettent de penser le sujet dans son évolution historique et sa dynamique sociale, ainsi qu’à la Cognition Distribuée, pour laquelle la stabilité temporaire des représentations permet “de construire des domaines de signification partageables et partagés” (p. 58) Par ailleurs, si une attention essentielle est donnée au vécu du sujet, elle n’a de sens que dans la reconnaissance d’un monde “intégralement technique” dans lequel se manifeste la connaissance à partir de l’action.
Le monde médié
La réévaluation de la théorie de Bachimont et son articulation aux théories de l’activité a pour ambition de rendre compte de la manière la plus complète du mode d’être des inscriptions numériques. Un parti pris oriente une telle démarche : celui d’éviter les écueils habituels, qui distinguent généralement un “monde physique” d’un “monde numérique”. Au contraire, estime justement Prié : le “monde est à la fois physique et numérique : le monde est ce avec quoi [le sujet] interagit de façon médiée […] le médiateur est un instrument à la fois physique, corporel et numérique.” (p. 60)
Les inscriptions numériques et l’activité
Ce qui n’empêche cependant pas de reconnaître la spécificité de certaines propriétés. Les inscriptions, par exemple, diffèrent bien évidemment selon les supports. Ainsi, sur un support numérique, elles prennent la forme de fichiers, d’éléments mémoire, de modèles, de code, de signes iconiques interfacés (boutons, formulaires, etc.) “qui impliquent des humains de multiples façons : elle peuvent structurer l’activité et l’action, avec des temporalités variées, contraindre et permettre, être manipulées en vue du contrôle de l’action future; elles sont en permanence reconfigurées, créées, modifiées, appropriées dans l’activité et dans son développement […] ; elles participent en tant qu’outils à des instruments qui médiatisent des rapports à des objets, à soi-même ou aux autres; elles représentent aussi bien des objets que des outils impliqués dans l’activité que l’activité elle-même et le sujet. Les inscriptions impliquent concepteurs et utilisateurs qui communiquent au moyen des outils informatiques et du fait de leur numéricité font système au sein du système numérique global.” (Prié, 2011, p. 61)
Objets d’analyse
Un tel programme nécessite l’analyse de plusieurs objets :
- Les interfaces : elles matérialisent deux types de représentation. Tout d’abord le document (un texte, par exemple), qui est visé par l’action et ensuite des inscriptions qui participent de la médiation du document, assurent sa manipulation et son interprétation (les boutons, les menus, etc.).
- Les instruments et les médiations : les inscriptions médiatrices et représentées graphiquement (boutons, etc.) ne sont qu’une partie de ce qu’on désigne par “instrument”, soit un médiateur qui permet d’agir sur une inscription-objet. Un instrument est également composé d’une partie physique (clavier, souris, écran, etc.) et d’une inscription numérique (code, fichiers, données internes, etc.) “atteignable par une représentation à l’interface” (p. 67)
- Les représentations canoniques et sémiotiques : les concepteurs d’une interface l’ont certainement pensée pour être utilisée d’une certaine façon, mobilisant ainsi toute une économie de signes et de représentations à l’écran. “Mais l’utilisateur peut trouver signifiantes n’importe quel élément de l’interface”. Une dissociation s’opère alors entre ce qui a été prévu et ce qui est effectivement mobilisé dans l’action.
- Les structures informationnelles : Y. Prié désigne par là les représentations sémiotiques et canoniques réellement utilisées par l’agent. Ainsi, elles peuvent à la fois être reconnues du système (il les a anticipées) et inconnues (puisque l’agent peut faire des combinaisons/associations entre différentes ressources qui n’ont pas forcément été prévues). Une structure informationnelle peut être canonique (les différents champs d’un agenda; la modification de champs dans une interface graphique), intra canonique (l’agent crée alors sa propre norme; Prié donne l’exemple des listes marquées par des tirets, des points, des croix, etc.) ou trans canonique (l’utilisateur peut mettre plusieurs fenêtres de logiciels en regard — word, une page de wikipédia, etc. — pour constituer un texte).
- Les espaces informationnels : ou un ensemble de structures informationnelles pris dans une activité. Deux types de manipulation conditionnent la modification des espaces informationnels : celles qui touchent à l’unité même de la structure informationnelle (créer une liste, insertion de la liste dans une autre liste, etc.) et celles qui s’appliquent à l’organisation interne de la structure (suppression des éléments d’une liste, ajout, etc.). Les instruments qui permettent ces modifications, inscris dans une structure informationnelle, font système les uns avec les autres : ainsi, “l’instrument utilisé pour l’action de modifier une fiche d’un carnet d’adresse fait système avec d’autres instruments tels que ceux liés à la rédaction d’un courriel ou à la recherche dans la boîte des messages reçus.” (p. 83)
- Le monologue et la réflexivité : on a vu plus haut que tout instrument portait en lui des traces de son utilisation qui permettaient à un agent de revenir sur cette utilisation afin de l’améliorer. C’est ce que Y. Prié appelle le “monologue”, soit le dialogue qu’un agent entretient avec lui-même, qu’il ait lieu immédiatement ou qu’il s’incarne dans une réflexivité prospective, nécessaire à la planification de l’espace informationnel pour l’action.
- Le dialogue et le partage : représentations sémiotiques, appropriation, déplacement, etc. la manipulation des inscriptions numériques peut bien se comprendre comme “un dialogue à distance avec ses concepteurs, toute inscription ou construction d’un espace informationnel étant en fait une co-inscription ou une co-construction” (p. 92). Les études des usages (voir partie I) avaient bien identifié ce dialogue implicite, qui poussent les concepteurs, dans un chassé-croisé permanent, à modifier leurs interfaces, à partir des retours-utilisateurs. Un tel dialogue a également lieu entre les utilisateurs qui partagent leurs structures informationnelles (listes, agenda, etc.) et qui impliquent un certain nombre de codes et pratiques partagés, inscrits, à leur tour et à terme, dans les représentations canoniques (l’interface conçue par les développeurs).
- Les supports, les instruments et les inscriptions : plusieurs supports, plusieurs instruments et plusieurs inscriptions peuvent être mobilisés par un agent, qui peut les organiser ou les réorganiser dans une même activité. Or, comme chaque support détermine la nature des inscriptions, on peut penser qu’à chaque réorganisation correspond des pratiques différenciées, contrariées en effet par les représentations canoniques. Etudier ces trois éléments revient donc à se demander dans quelle mesure “les propriétés matérielles de ces supports conditionnent les inscriptions, leurs interprétations et les pratiques associées.” (p. 93)
- Les outils : outils bureautiques (tableurs, traitements de texte, etc.), outils de gestion de l’activité (agenda, tâches, etc.), outils de prise de notes et d’organisation des pensées, outils d’indexation et de recherche, outils d’organisation de flux, outils de partage et de collaboration (mails, chats, etc.).
Conclusion
Qu’elles se focalisent sur des agents-humains ou non-humains, les théories de la pratique et de l’action en sciences humaines et en sciences de l’ingénierie se distinguent donc bien des philosophies de l’action ou des théories des usages en affirmant la nécessité de prendre en compte des agents en situation, dans un temps long et à partir d’angles variés.
Bibliographie
PRIÉ, Yannick, “Vers une phénoménologie des inscriptions numériques : Dynamique de l’activité et des structures informationnelles dans les systèmes d’interprétation”, Habilitation à diriger les recherches, Université Claude Bernard — Lyon I, 2011.
QUÉRÉ, Louis, “Action” dans Mesure, Sylvie, Savidan, Patrick (dir.), Le Dictionnaire des sciences humaines, PUF, 2006.
TIERCELIN, Claudine, Le Ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Editions Ithaque, 2011.
Notes
1. | ↑ | Dans les lignes qui suivent, les termes de “pratique” et d’ ”action” auront le même sens et désigneront la praxis-poêsis. |
2. | ↑ | Les lignes qui suivent puisent largement dans l’habilitation de Yannick Prié sur “La phénoménologie des inscriptions numériques”. On pourra aussi consulter “D’une sociologie de la médiation à une pragmatique des attachements” d’Antoine Hennion, qui fournit une archéologie intime de toutes les notions qui suivent. |