En attendant, mettez le corps au frigo !”

Un mort dans un trop grand lit, à l’en­trée d’une mai­son du sud de la France (il y a deux jours, c’é­tait encore le salon). On passe vite devant lui, sans sacre­ment, en bais­sant légère­ment la tête, comme au ciné­ma sous l’écran. À côté, dans la cui­sine, ses proches cherchent des papiers.

La proche : “C’est pas pos­si­ble, ils ne veu­lent pas l’en­ter­rer !”
Un proche de la proche : “Thé ou café ?”
Une vis­i­teuse : “Ma pau­vre, c’est pas pos­si­ble ce qu’ils vous font ; un café mer­ci.”
Un vis­i­teur : “Rien pour moi mer­ci.”
La proche : “C’est maman qui doit avoir les doc­u­ments.”
Le proche : “Maman…”
Une vis­i­teuse : “Et les appel­er directe­ment ?”
La proche : “Ma foi, c’est ce que j’ai fait ! Humaine­ment, ils nous com­pren­nent — “Je vous com­prends Madame, moi aus­si j’ai un père, je serais à votre place je serais dans le même état que vous ; mais admin­is­tra­tive­ment, com­ment vous voulez faire ? ça ne passera pas…”
Un proche de la proche : “C’est absurde.”
Un vis­i­teur, en remuant la tête, adossé debout à un fri­go : “C’est absurde…”
Une vis­i­teuse : “Ces gens sont absur­des.”
Le proche : “Papa…”
La proche : “Ils ont sa carte d’i­den­tité, tout de même ! Ils ont tout à la mairie, tout ! Mais tu com­prends, on a pu men­tir, on a pu écrire ce qu’on voulait sur le caveau famil­ial ; tu com­prends, on ne peut pas l’en­ter­rer avec les autres ; ils ne veu­lent pas ; c’est comme ça.”
Un vis­i­teur : “C’est sûr, ce n’est pas comme dans les vil­lages ; on vous con­naît, on vous croit.”
La proche : “Mais ils m’ont dit on vous croit Madame ! mais l’ad­min­is­tra­tion c’est bête et méchant vous savez, on ne peut pas ; c’est comme ça.”
Un proche de la proche : “Vrai­ment rien ? Pas de thé ?”
Une vis­i­teuse : “Et votre mère, com­ment elle a fait avec les autres ?”
Le proche : “Maman…”
La proche : “Elle les a tous enter­rés, tous je vous dis ! Dans le caveau famil­ial. Et ils vont me dire qu’il n’est pas à nous main­tenant ? Mais regardez-le, regardez-moi, regardez ma fille, mon fils, mon frère ; regardez les pho­tos : c’est nous !”
Un proche de la proche : “C’est eux pour­tant ; il n’y a qu’à regarder. Moi je vous le dis : c’est vous !”
Un vis­i­teur : “C’est absurde, ils voient bien quand même ; il suf­fit de regarder pour voir.”
Une vis­i­teuse : “Mais ils n’ont pas le doc­u­ment.”
La proche : “Le doc­u­ment ! (Au proche, son frère) Regarde dans cette pochette (elle la lui tend), regarde dans les tiroirs, regarde à l’é­tage, regarde par terre, regarde dans le miroir ! Regarde-moi, regarde papa : com­ment ils nous croient pas ?”
Le proche : “Maman…Papa…”
Une vis­i­teuse : “Ma pau­vre, vous avez tout eu cette semaine, tout…”
Un proche de la proche : “C’est l’ad­min­is­tra­tion ; c’est ter­ri­ble ; elle ne veut pas ; c’est comme ça.”
Un vis­i­teur : “C’est ter­ri­ble l’ad­min­is­tra­tion ; on ne sait pas qui c’est, à qui lui par­ler, ni com­ment ni pourquoi ni où.”
Une vis­i­teuse : “Elle veut un doc­u­ment ; c’est le doc­u­ment, le vis­age.”
La proche : “Par­don, com­ment je vous reçois…assis-toi (au vis­i­teur), asseyez-vous (au vis­i­teur et à la vis­i­teuse). Maman les a tous enter­rés, tous ! Et elle ne pour­ra pas être enter­rée avec eux plus tard.”
Le proche : “Maman…le doc­u­ment…”
Une vis­i­teuse : “En atten­dant, et le corps ?”
La proche : “On a jusqu’à ven­dre­di ; après ça, on ne va enter­rer que des os. C’est une mort ça ?” Elle fait tomber une autre pochette, pleine de pho­tos de famille. Au moment de les ramass­er, la vis­i­teuse s’ap­proche, l’ar­rête et enfouit sa tête sur sa poitrine, pour la ramen­er à un rythme vital.
Une vis­i­teuse : “Ce n’est pas humain de faire ça…Qui c’est l’ad­min­is­tra­tion, je vais lui par­ler ! Je sais par­ler à des loups, je sais par­ler à des pier­res, je par­le à mes plantes ; où elle est ? Elle va m’en­ten­dre, elle va m’é­couter ! Je vais lui dire que c’est vous, que c’est vos vis­ages, que c’est vos os dans le caveau, que c’est là que vous êtes et que vous serez !”
Un vis­i­teur : “Tu sais, c’est bête et méchant l’ad­min­is­tra­tion…”
Une vis­i­teuse : “En atten­dant, vous ne pou­vez pas met­tre le corps dans le fri­go ?”
Un proche de la proche : “Il reste du café si vous en voulez.”

Au moment de par­tir, on se sert dans les bras, on réa­juste les masques et on se lave les mains — la servi­ette pour les mains est à gauche (“Pour les mains”), bien dis­tin­guée par un écriteau au feu­tre noir de celle de droite (“Pour la vais­selle”). On revien­dra un peu plus tard dans l’après-midi pour pren­dre des nou­velles, avec une pompe à huile — il n’y a rien que la nour­ri­t­ure ne répare.