Mickaël Lafontaine est un artiste nantais, qui conçoit depuis une dizaine d’années des oeuvres importantes, au croisement du corps, de la typographie, de la poésie, de la culture numérique, de la philosophie, des sciences et des techniques. Il est évidemment passé par le Québec, qui a une longueur d’avance sur l’accueil des artistes, l’hybridation des arts, la reconnaissance de l’informatique dans le processus créatif ; littéraire.
Avant de le rencontrer, je suis d’abord tombé par hasard sur son travail, dans le cadre de MidiMinuitPoésie 2017, un festival organisé par La Maison de la poésie de Nantes. Il y présentait dans une cave du marché Talensac, une très belle oeuvre, l’audiographe, un “générateur d’animations typographiques” à partir de la voix humaine :
Le travail de Michaël Lafontaine est un effort pour manifester le mouvement du réel, pour rendre visible sa matière. Mais une fois captée par un dispositif informatique, la voix n’apparaît pas seulement, dans son volume ; elle devient un acteur à part entière, un allié, parfois même autonome — deux textes s’écrivent alors simultanément : l’auteur ou l’interprète s’arrêtent un temps pour lire leur propre oeuvre, dont ils découvrent étonnés l’existence (on retrouve cette “rencontre dissymétrique” dans Homo Faber ou À la tombée des mots). Si la voix visualisée rend tangible le monde, en manifeste le relief secret, l’inaboutissement et l’imprudence — parler c’est toujours se jeter -, elle troue dans le même temps l’espace de l’oeuvre, sillonne son corps jusqu’à trouver la sortie qui mène de nouveau à elle.
Ce souci porté à la matérialité est la marque des artisans, des poètes. Ils savent la nécessité de rentrer en résonnance avec elle ; de se laisser posséder par elle. C’est que la matière a d’abord des vertus dramatiques : elle rythme l’action. Mais elle a également une fonction narrative et performative. Ainsi des calligraphies géocalisées de l’artiste :
Depuis longtemps, nous savons que la ville est un espace sensible, constamment produit par ses habitants : leurs menus gestes, leurs petites actions, la ratifient certes, valident son existence (ses institutions, ses fonctionnements : attendre à un feu rouge, traverser), mais la déplacent également, l’infléchissent, grâce à de nouvelles modalités d’action — voir les travaux importants de Pierre Ménard et Anne Savelli ; de François Bon.
Dans le cadre du festival des arts numériques de Tbilisi, Mickaël avait travaillé avec des poètes géorgiens, leur demandant d’écrire des poèmes, inspirés par les rues de leurs quartiers. Une fois géocalisé, le poème suit le parcours sineux du promeneur : il en recompose patiemment la trame, rend visible sa marche. Bien plus, l’espace devient du temps, est littéralement travaillé de l’intérieur par le poème, son rythme et sa mémoire : sa lecture, patiente, nécessite l’effort que nécessite l’attente. Ainsi l’écriture, une fois géocalisée, retrouve paradoxalement la force vive de la ligne, la croissance de la plante, dont la raison graphique — la tabularité — l’avait privée : il n’est plus possible de sauter une étape, de revenir topographiquement en arrière ; seul le temps donne accès au poème, en marque les articulations.
La restitution publique de ce type d’oeuvre, à laquelle j’ai pu assister à Nantes, crée du sens commun ; une communion : un quartier s’assemble sous les yeux de ses habitants, qui découvrent comment des productions individuelles, progressivement reliées les unes aux autres, peuvent non pas se superposer à un espace existant, mais le faire surgir. L’oeuvre n’a cependant rien du spectaculaire qui nous prive généralement de notre part sensible, singulière ; elle a plutôt quelque chose de la fonction ordinairement magique, c’est-à-dire politique : elle redonne à la ville son corps propre, la rend à ses habitants.
Dans chacune de ses oeuvres, cette fonction est discrète. Elle relève d’abord du rituel, du cadre, de l’espace sanctuarisé qui permet au visiteur de trouver dans les oeuvres des ressources insoupçonnées, auxquelles l’artiste n’avait peut-être pas pensé. Avant de les découvrir, il lui faut néanmoins s’approcher, oser, s’autoriser à vivre un dispositif artistique tributaire des normes corporelles, sociales, institutionnelles qui habitent le corps des visiteurs. Cette rencontre ne peut se faire qu’au prix de cette reconnaissance et de ses limites :
D’une année à l’autre, d’un espace à l’autre, l’oeuvre se métamorphose : elle ramasse du temps, de l’espace et des visages ; l’artiste fait avec les fonctions nouvelles découvertes lors de l’exposition, qui retrouve sa valeur historique — on exposait les enfants abandonnés dans la Rome antique : les prenait qui voulait. L’oeuvre a quelque chose de l’exposition romaine : jetée dans l’espace social, elle peut néanmoins revenir provisoirement à l’artiste, à condition qu’il en prenne soin, qu’il intègre dans son code ces nouvelles fonctions, dans un chassé-croisé permanent qui a l’immensité des petites conversations.
C’est peut-être dans Écosystèmes numériques que cette rencontre, cette conversation, est la plus manifeste et aboutie :
Elle consiste à prendre au sérieux les ajustements, c’est-à-dire l’ensemble des valeurs, des normes, des langages, des gestes que nous produisons dans la durée, du fait de nos alignements d’action avec la matière, qu’elle soit sociale, sonore, végétale, vivante. Plus fondamentalement, cette conversation donne les moyens de rentrer en correspondance avec le monde, à trouver le rythme par lequel nous nous glissons en lui, pour nous fortifier collectivement en répondant à ses échos. En ce sens, l’oeuvre artistique de Mickaël Lafontaine relève de la diplomatie : elle se plie en deux pour faire coexister les vivants, suturer leurs blessures, faire compter leurs matières et leurs formes ; elle participe ainsi du ciment des choses.