J’ai récemment découvert, dans un dictionnaire qui vient de paraître (Christine Delory-Momberger, Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Érès, 2019), un concept opportun pour réfléchir à l’écriture dite “en ligne” : l’automédialité. À l’intersection des études autobiographiques et intermédiales, l’automédialité désigne le processus par lequel une personne travaille sur elle-même, développe un “souci de soi” (Pierre Hadot1On a tendance à recourir aux “techniques de soi” de Foucault alors qu’on doit à Pierre Hadot, lu par Foucault, ce concept. Voir Pierre Hadot, La Philosophie comme éducation des adultes. Textes, perspectives, entretiens, Vrin, 2019.), en prise avec un ensemble de formes, de matériaux, de gestes matériels. Pour ses tenants, le rapport à soi est donc inséparable des ressources matérielles, techniques, expressives des supports d’écriture.
Pour qui travaille en arts plastiques, en sémiotique ou en info-com (ma discipline), ce postulat est assez évident : nous donnons systématiquement une place — souvent primordiale voire démesurée — aux dispositifs qui créent du lisible, du visible, de la réflexivité2Entre autres :Eleni Mitropoulou et Nicole Pignier, “Introduction : Interroger les supports ? Matières, formes et corps”, Communication & langages, 2014(182), 2014, p. 13‑28 ;Pascal Durand et Christine Servais (dir.), L’intervention du support : Médiation esthétique et énonciation éditoriale, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2017.. Sans parler de l’écriture numérique, que des chercheurs.seuses comme Alexandra Saemmer3Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique: figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, France, Presses de l’enssib, 2015., Emmanuel Souchier et d’autres4Emmanuel Souchier et al., Le numérique comme écriture — Théories et méthodes d’analyse, Armand Colin, 2019. étudient depuis longtemps dans une telle perspective. À ma connaissance, Orianne Desailligny est la seule à avoir explicitement articulé les “techniques de soi” aux dispositifs numériques, que ce soit dans un cadre autobiographique ou universitaire. Quant à Mélodie Faury, elle donne la parole aux concerné.e.s, en leur proposant d’investir de manière réflexive un lieu d’écriture collectif5J’en profite pour mentionner son travail important sur tous ces sujets ainsi qu’un livre qu’elle a co-dirigé avec Marie-Anne Paveau : Réflexivité(s). Dans ces conditions, où l’écriture de soi corrélée aux dispositifs numériques est déjà travaillée, quelle serait la plus-value du concept d’automédialité ?
notre discipline envisage la construction du sens comme le résultat de l’articulation étroite d’un support pensé comme dispositif d’écriture-lecture, d’une écriture définie par des formes propres, liées notamment aux cadres techniques qui la configurent, et d’une pensée qui s’élabore dans un contexte énonciatif, temporel et médiatique spécifique. (Desailligny)
Je vois principalement deux intérêts à ce concept : d’une part, il nous pousse, monnayant quelques ajustements, à revenir certes à la matière, certes à la parole de ceux et celles qui s’y confrontent, qui tentent de l’habiter (ou qui sont habités par elle), mais peut-être surtout à la manière dont ils/elles trouvent progressivement et provisoirement leurs pratiques, selon le degré d’embrayage du support mobilisé, son degré de légitimation, ses possibles sociaux, narratifs, sémiotiques. Bachelard nous y invitait déjà, se demandant comment la matière nous traverse, nous travaille, libère nos “auréoles imaginaires”. Il s’intéressait alors à un corpus de textes (la poésie, principalement), traquant l’action des éléments convoqués (l’eau, le feu, l’air, l’eau) sur l’écriture même des poètes. Mais l’observation peut être étendue, au-delà des énoncés et des entretiens, aux gestes, aux formes produites, à la réflexivité portée sur elles, aux essais successifs, aux renoncements et à la stabilité toujours provisoire de nos rythmes, pour reprendre un concept de Leroi-Gourhan. Ce qui implique d’avoir une démarche anthropologique (gestes, temporalités, etc.), communicationnelle (supports, formes produites, réflexivité, etc.), sensible (comment le rapport à soi se construit dans l’expérience médiale). Autrement dit : l’automédialité est instructive et précieuse si l’on prend au sérieux son programme de travail. Or, pour l’instant, même ses instigateurs et ses promoteurs ne me semblent pas être allés jusque-là.
D’autre part, ce concept nous invite à un déplacement heureux : pas besoin d’une longue observation pour remarquer que l’automédialité sur le web est aussi comédiale (c’était aussi le cas chez les humanistes et chez certains écrivains6François bon décrit magnifiquement le rapport de Flaubert ou Mallarmé à la matérialité de leur écriture : voir Après le livre, Seuil, 2011.). Le scripteur affûte ses outils d’écriture, les choisit en concertation, appelle à l’aide, pense littéralement avec et dans une communauté de pratiques où sont expérimentés, testés, évalués, intégrés une gamme de gestes, de supports, de formes, à mesure qu’il se transforme : choisir un “outil”, c’est en fait choisir une forme expressive qui peut sécréter du sens et me rendre (potentiellement) lisible — avec tous les risques que cela comporte. Dans son bel espace d’écriture en ligne, Arthur Perret revient souvent — pratique automédiale — non seulement sur son rapport à l’écriture, non seulement sur son propre dispositif, mais sur leur interrelation — forcément, il est doctorant en info-com. Mais c’est un jeu qui est aussi polyphonique : dans son dernier billet, par exemple, il répond à une demande de Gérald Kembellec, qui demandait comment faire un lien vers un fragment PDF. Or, la solution trouvée pousse à en envisager d’autres notamment pour les thèses : comment reconfigurer matériellement leur structure, la manière dont elles sont écrites, réfléchies ? On peut parier que sa propre thèse bénéficiera de ses réflexions comédiales sur les propriétés des dispositifs d’écriture informatisés. Ainsi, le “souci de soi” est une pratique matérielle et paradoxalement collective.
J’aimerais finir ce billet avec quelques pistes seulement, en m’appuyant sur le travail d’une amie et poétesse, qui pratique l’écriture (multimodale, audiovisuelle, dispositive) sur le web : Gracia Bejjani. L’auteure a d’abord une pratique automédiale dont on peut régulièrement trouver des marqueurs sur son “mur”, comme en témoigne sa série sur les souvenirs proposés par Facebook :
Le premier exemple dénie à Facebook son droit à qualifier nos propres expériences et notamment sa prétention architextuelle (c’est-à-dire d’écriture de nos écritures), en interrogeant son geste technique. En pointant du doigt un processus indexical, qui assigne nos énoncés à un temps et un espace donnés, l’auteure pose implicitement une question : si “ceci” n’est pas un souvenir, qu’est-ce donc ? Le deuxième exemple est une resignification : elle repose sur l’interpellation (“Il y a 2 ans ?”), qui introduit du doute dans un processus banalisé, puis sur la réaffirmation d’une énonciation propre, en écho au premier énoncé. Ainsi, dénier au dispositif sa prétention à qualifier nos expériences c’est, dans le même temps, permettre à sa propre voix de se déplier, de se faire entendre, en menant une conversation serrée avec d’autres voix (machiniques) qui s’insèrent clandestinement dans nos énoncés.
Cette pratique est automédiale à un autre niveau : dans nos échanges privés (qu’elle m’a donné l’autorisation de mentionner), Gracia revient très souvent sur la pertinence de la multimodalité (articulation entre la vidéo, le texte, la voix : pourquoi certaines formes résistent-elles à l’association ? Pourquoi d’autres s’y prêtent ?), sur sa présence sur Facebook qui l’affecte d’un point de vue identitaire et corporel (où est le monde s’il est fragmenté en autant d’énoncés et de lieux ?), sur sa problématique démultiplication sur d’autres espaces (Instagram, Youtube, blog, etc.). D’un point de vue automédial, il est clair que cette réflexion permanente sur les dispositifs matériels et médiatiques est informée par l’écriture et ses enjeux (comment dire l’ellipse verbale par l’image, faut-il redoubler le texte d’une voix, comment ajuster une petite séquence vidéo à un texte beaucoup plus long, etc.) ; mais elle se trouve en retour travaillée par le support médiatique et ses modalités sociales (que peut-on dire ? jusqu’où peut-on s’autoriser l’énigme, l’écriture fragmentaire dans un espace social où cohabitent des paires mais également des ami.e.s d’enfance, la famille ?).
L’autre support (matériel : le téléphone) apparaît quant à lui comme un petit piège, une petite toile d’araignée, qui permet de capter des signes dans l’environnement auxquels est prêté un potentiel d’écriture et d’association (avec tel poème écrit antérieurement, par exemple) ; mais c’est aussi un embrayeur qui rend plus alerte, plus présent à son environnement, intensifie la présence parce qu’il est d’emblée inscrit dans une économie plus large de l’écriture (circulation vers l’ordinateur, découpage, intégration du texte, etc.), au moment même où il est mobilisé. Autrement dit : le téléphone, et plus largement les supports (signes, gestes, formes à venir), est un objet temporalisé dans la pratique de l’écriture qui autorise des projections, des associations potentielles, des recyclages éventuels ; il est déjà (de) l’écriture. Je ne m’attarde pas plus longtemps sur ces questions, qui mériteraient (et mériteront) un travail plus serré, au croisement de l’ethnographie, de la narratologie, de la sémiotique et de la communication.
La comédialité est plus difficile à identifier : elle relève de nos échanges, des choix finalement retenus, de leur trajectoire éventuelle, de ce qui en reste au moment de prendre une photographie ou une vidéo ; j’y reviendrai sans doute plus tard. Je ne peux ici évoquer qu’un autre processus, pour lequel je propose un terme pompeux : l’hétéromédialité. La critique littéraire a récemment suggéré de penser “l’hétérobiographie” (voir Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Érès, 2019) aux côtés de l’autobiographie : elle désigne par là la manière dont un écrit intime s’insère dans la vie du lecteur, lui sert à qualifier ses propres expériences, le travaille. Or, je ne peux pas nier que mes discussions avec Gracia m’ont progressivement transformé : nos réflexions comédiales sur son écriture, le dispositif d’écriture, sur tel choix technique ou telles formes littéraires et sémiotiques, ont permis à des formes nouvelles de m’habiter un temps, de me traverser, à des signes ou des expériences d’apparaître littéralement dans mon environnement (un ciel découpé, une branche comme une main), à des outils techniques d’être expérimentés et de m’offrir, grâce à leurs possibilités ou leurs affordances (“tiens, on peut associer tel mot à tel fragment vidéo”, “tiens, on peut changer la typo…et si…”) de nouvelles opportunités expressives, à partir desquelles — c’est le point important — j’ai réexploré mon héritage familial, mon propre corps et mon rapport aux dispositifs de rencontres.
Sans même aller très loin (je n’ai pas une démarche artistique), il me semble donc que le dialogue autour de nos dispositifs d’écriture, que le partage sensible sur nos pratiques, mériteraient d’être davantage explorés, parce qu’ils participent de l’émergence de nos voix propres, prises dans l’étau des injonctions, des lieux communs, des énoncés polyphoniques et dans le flux des matières, des gestes, des espaces.
Notes
1. | ↑ | On a tendance à recourir aux “techniques de soi” de Foucault alors qu’on doit à Pierre Hadot, lu par Foucault, ce concept. Voir Pierre Hadot, La Philosophie comme éducation des adultes. Textes, perspectives, entretiens, Vrin, 2019. |
2. | ↑ | Entre autres :Eleni Mitropoulou et Nicole Pignier, “Introduction : Interroger les supports ? Matières, formes et corps”, Communication & langages, 2014(182), 2014, p. 13‑28 ;Pascal Durand et Christine Servais (dir.), L’intervention du support : Médiation esthétique et énonciation éditoriale, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2017. |
3. | ↑ | Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique: figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, France, Presses de l’enssib, 2015. |
4. | ↑ | Emmanuel Souchier et al., Le numérique comme écriture — Théories et méthodes d’analyse, Armand Colin, 2019. |
5. | ↑ | J’en profite pour mentionner son travail important sur tous ces sujets ainsi qu’un livre qu’elle a co-dirigé avec Marie-Anne Paveau : Réflexivité(s) |
6. | ↑ | François bon décrit magnifiquement le rapport de Flaubert ou Mallarmé à la matérialité de leur écriture : voir Après le livre, Seuil, 2011. |