Les signes mettent en tension interprétative : la trace d’une action (voir un message sur whatsapp, par exemple) crée tout un jeu, une petite secousse dans l’ordre du visible, qui conduit à s’ajuster, à apparaître en alternant les postures communicationnelles (immédiate, chaleuruese, mystérieuse, différée, froide, etc.) selon l’intention, les présuppositions, la trajectoire sinueuse de la relation ; l’espoir.
Depuis quelques mois, dans tous les interviews que je regarde avec les acteurs.trices de la télé dite réalité, j’entends les mêmes expressions, qui ont circulé jusque dans mes conversations quotidiennes sur les sites de rencontres : “il m’a lâché une vue”, “elle a liké sa photo”. Ces signes peuvent alors s’accumuler pour constituer un dossier : ils sont transformés en preuves, à mesure qu’ils sont collectés, c’est-à-dire comparés aux attitudes de la personne scrutée voire incriminée, aux propos socialement tenus sur elle, à mesure que s’organise une vue synoptique, qui permet d’engager une action (demander des comptes, se disputer, rompre, etc.).
L’amour a ses symptômes. La sagacité en suit les traces, et l’intelligence s’y dirige tout droit. Le premier, c’est la durée d’un regard. (…) Tu verras le regard fixer l’aimé, calquer ses mouvements sur les siens, se retirer quand il se retire, incliner où il incline comme le caméléon et le soleil. (Ibn Hazm, De l’amour et des amants, 1023, traduction de Gabriel Martinez-Gros, Sindbad, 1992).
La littérature a fait des signes de la jalousie et de l’amour les ressorts de la fable, de l’armature du récit, rythmé par les traces laissées, les raisonnements menés. La jalousie et l’amour ont des qualités d’autant plus dramatiques qu’il et elle investissent de micro-événéments, de menus gestes, jusqu’au mode d’organisation cognitif de tel ou tel personnage ; il et elle fournissent ainsi naturellement la matière narrative, qui se déploie en descriptions virtuoses du monde psychologique et social, dans ses dynamiques, sa trajectoire discontinue, chez Proust, Barthes, Ernaux…
Dans cette perspective, on comprend mieux pourquoi la jalousie, l’amour, le couple, les ruptures, constituent en grande partie la mécanique dramatique des “histoires” de la télé dite réalité : une fois qu’elles circulent sur des espaces comme Instagram ou Snapchat, elles mettent en tension les publics, les amènent à se constituer en paire asymétrique (“eux” contre “nous”), à intégrer le triangle amoureux, à partir de micro-signes traqués, que les acteurs.trices savent distribuer, avant, pendant, après le lancement d’une saison, pour relancer les audiences, mettre de nouveau en tension, impliquer la presse, elle-même indexée sur la popularité de séquences découpées qui fonctionnent de manière autonome (le “clash”, le “baiser”, etc.) et peuvent facilement être intégrées à des articles. Mieux : deux candidat.e.s complices peuvent simuler des signes de ruptures sur les réseaux, pour susciter suffisamment d’intérêt auprès des productions qui mettront en scène leurs retrouvailles dans l’épisode d’une saison : chaque production médiatique est un moment dans le circuit de consommation des signes. Ils peuvent ainsi être transformés en preuves matérielles, être brandis à l’écran, pour servir de points d’appui aux réactions des autres participants d’une séquence, pour statuer un temps sur le cas de tel ou tel accusé, sur sa sincérité, qui fait l’objet d’un enjeu d’autant plus fondamental qu’à partir d’elle se construit la valeur marchande d’un candidat (vendra-t-il ensuite sincèrement les produits publicitaires sur son profil Instagram, une fois sorti de l’émission ? Peut-on réellement lui faire confiance s’il a menti ?)
Si ces signes sont mobilisés, c’est parce qu’on peut faire un usage très varié, parcourir toute la gamme et l’étendue de leur statut (indices, preuves, arguments, etc.), pour réactiver le corps caverneux des rapports sociaux, sexistes, genrés qui régissent les réactions (“est-elle une fille bien ou pas ?”), permettent d’écrire un article, de faire une émission, dans un circuit autoréférentiel propre aux industries du commentaire. Les signes suivent et nourrissent une trajectoire hétéronarrative, qui couvre de manière stéréotypée les étapes d’un couple (débuts, premiers accrocs, ruptures, etc.), jusqu’à l’absolution normative (le “badboy”, après avoir accumulé les signes d’adultère sur Snapchat, finit par se marier à la télé).
Les signes de la télé dite réalité ont un dernier avantage : en parcourant une diversité d’écrans et de registres médiatiques (semi-fiction, séquences fictionnelles dans la semi-fiction, etc.), ils brouillent les ordres du réel et permettent aux publics de vivre différents régimes de perception, parfois superposés, qui vont de la dénonciation (“ils nous arnaquent avec leurs couples bidon”) à l’adhésion partielle (“elle a l’air sincère”), en passant par la crédulité feinte (“on sait que c’est de la télé”), voire la supension de l’incrédulité (“Je sais que c’est faux mais ça me fait marrer”). Quel que soit le régime, l’enjeu est chaque fois la captation de l’attention à partir du maintien d’un flou, d’un vague, qui permet la constitution, même partielle et lâche, d’une masse assez importante de “followers”, convertie sur le marché publicitaire.