(Paris>Nantes, 2017)
Le nouvel arrivant d’une ville est dans une situation inédite : ni tout à fait touriste, ni tout à fait habitant, il a accès pendant quelques semaines, avant que l’habitude ne l’anesthésie, à un monde exceptionnel, l’ordinaire. Tout fait sens, tout l’appelle : les techniques corporelles/vestimentaires (manières de marcher, de s’habiller, de se coiffer, de parler, de manger), l’organisation de l’espace, l’architecture, la gestion des transports et ses relations avec les interactions sociales (“trop loin, on se rejoint dans le centre plutôt”), les normes et les stéréotypes culturels (“non mais les vendéens c’est des beaufs”) ; ses sens sont constamment en éveil, en alerte ; il a l’ivresse du chien pendant la promenade.
Cette période, nous ne pensons jamais à la documenter, alors que nous faisons l’expérience inédite d’être étranger à notre propre société. C’est que nous sommes dans l’impossibilité de la communiquer : elle est systématiquement appauvrie, amoindrie (“ouais c’est les débuts, tu finiras par t’habituer”) ; au mieux, elle amuse, pique un temps la curiosité (“ah oui tiens j’y avais pas réfléchi”) avant d’être évacuée (“et sinon à part ça, ça se passe comment ?”). Nos prétentions objectivantes fragilisent également sa réception : à partir d’une expérience située, singulière, nous pensons pouvoir tirer des enseignements, qui ne rencontrent qu’une adhésion partielle (“oui mais ça c’est dans le centre de la ville, c’est différent ailleurs”). Pour parvenir à rendre audible notre expérience, il nous faudra attendre, observer, recueillir d’autres témoignages ; il nous faudra devenir un habitant de la ville. Ainsi, au moment où il est censé pouvoir la comprendre, le nouvel arrivant n’a plus les moyens de la sentir.
Comment retrouvera-t-il confiance ? En découvrant la valeur de son expérience : c’est parce qu’elle est inédite qu’elle mérite d’être dite. Avoir confiance en elle, c’est partir à son aventure. Or, une ville est un entrelacement de discours si concordants (“Nantes, c’est dynamique !”) que nous renonçons à en faire l’expérience. Cette crainte d’en parler et cette soif de généralité nous dépossèdent de ce que nous vivons : nous trouvons tout “sympa”, sans relief, sans nuance, au lieu de tracer nos routes et nos carrefours. Mais c’est bien à cette condition, en respectant son expérience, dans ses hésitations et ses balbutiements, dans ses bifurcations, que l’habitant peut redevenir l’arrivant.