“Supposez que vous deviez vous contredire ; et alors ?” (Emerson, Compter sur soi, 1847)
Le geste d’Anh Mat nous indique combien nos expériences sont précieuses et pourquoi nous devons apprendre à nous faire confiance. Qu’est-ce que la confiance ? C’est assumer d’avoir une expérience1C’est tout le thème des premiers philosophes américains, confrontés à l’héritage européen : comment se faire confiance ? Comment dire ce que nous vivons sans emprunter des concepts à l’Europe ? Voir Sandra Laugier, Recommencer la philosophie. Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Vrin, 2014.. Qu’est-ce qu’une expérience ? C’est une petite secousse — une fîtna dans la poésie arabe2Jamel Eddine Bencheikh, Failles fertiles du poèmes, Tarabuste, 2000. — qui peut m’ébranler, pour peu que je lui donne sa chance, en dépit de ses variations, de sa dynamique voire même de ses contradictions.
Depuis des années, Anh Mat fait confiance à son expérience : il décrit modestement le Vietnam et Saigon, sans en faire un labeur particulier, un objectif ou une tâche, comme si l’expérience ne pouvait se dire que sur le mode mineur, en passant, par accumulation, sans trop appuyer, en ne saisissant chaque fois du monde que sa part à venir, fuyante.
Ses quelques 2000 photographies, généralement accompagnées d’une phrase et d’éléments indexicaux (les “hashtags” qui documentent le contexte spatial et temporel), donnent à voir la ville sous ses aspects les plus ordinaires (la nourriture, la sieste, les rituels, les objets, les interactions, les individus, etc.), ceux que nous ne voyons pas ; ne savons pas voir. Son travail, comme d’autres, participe ainsi d’une éthique, au sens d’Illich : il nous apprend à voir le visible ; il informe notre regard, participe de sa formation et de son éducation ; il indique ce qui compte, ce qu’il est important de voir.
Mais il ne suffit pas de voir : encore faut-il savoir qu’il y a quelque chose à voir. C’est précisément le rôle des “hashtags” et de la légende qui accompagnent chaque photographie. Ce rôle est ostentif : il montre du doigt, indique ce qui, dans l’image, fait signe et fait sens (l’immense détail, le punctum, comme dirait Barthes, ce qui, de manière souvent mystérieuse, vient vous chercher). Dans ce mouvement d’oscillation entre texte et image, dans cette relation iconotextuelle qui crée une interprétation renouvelée et dynamique, l’histoire ressurgit : un simple graffito (voir plus haut) est l’occasion de rappeler ce qui hante une ville dont on trouve des traces jusque dans ses gestes, ses interactions, ses signes, ses murs.
Ce travail n’est pas une tentative d’épuisement mais d’élucidation : qu’appelle-t-on une “ville” ? Où est-elle ? Que couve ce terme ? Que ne dit-on pas en y recourant ? Est-ce un personnage ? Quelle est la tâche de l’écrivain si ce n’est de déplier ce qui a été ainsi compressé en commençant par le langage, cette “ville ancienne”, ce “labyrinthe fait de ruelles et de petites places, de maisons anciennes et de maisons neuves (…) le tout environné d’une multitude de nouveaux faubourgs” (Wittgenstein)
Ces questions sont indissociables d’une technique, d’un art de la description qui n’est pas sans poser de problèmes. Car comment dire ce que nous appelons “ville” ? De quoi je parle lorsque j’en parle ? À quoi faisons-nous réellement référence ? Comment témoigner dans ces conditions ? Ces quelques problèmes, classiques en philosophie et en littérature, trouvent leur résolution de manière simple et élégante : il suffit de commencer par décrire…en faisant varier les échelles (de la ville au district, par exemple), les régimes ontologiques (le moi, le personnage, le passant, l’animal, etc.) et les modalités expressives (texte-image, voix-vidéo), en revenant humblement sur les mêmes lieux jusqu’à obtenir une vue synoptique, défaillante et manquante, qui ne se donne dans le tissage des espaces médiatiques qu’en se dérobant, dont l’élaboration n’était qu’une manière d’assumer d’avoir une expérience, d’apparaître, d’être vivant.
Notes
1. | ↑ | C’est tout le thème des premiers philosophes américains, confrontés à l’héritage européen : comment se faire confiance ? Comment dire ce que nous vivons sans emprunter des concepts à l’Europe ? Voir Sandra Laugier, Recommencer la philosophie. Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Vrin, 2014. |
2. | ↑ | Jamel Eddine Bencheikh, Failles fertiles du poèmes, Tarabuste, 2000. |