Dans cette série de portraits (“La reconnaissance comme thème de recherche”), il ne s’agit que de vague : comment les formes perceptives nous viennent, se déterminent et s’indéterminent au même moment (voir le portrait 1 sur Gracia Bejjani). Notre monde est provisoirement stable : les catégories dont nous nous servons pour le qualifier (“oiseau”, “homme”, “arbre”, etc.) et nous orienter bougent, font l’objet de luttes ou de négociations permanentes, témoignent de la vitalité de nos usages langagiers, malgré leur fixation nécessaire ; il faut bien communiquer.
Les écrivains, les poètes, y participent salutairement. Chez Arnaud Maisetti, le réel est l’étrangeté retrouvée dans l’ordinaire ; c’est pourquoi la catégorisation fait l’objet d’un travail continu de cadrages et de décadrages, d’estompage graduel de l’espace familièrement perçu.
Dans “la prise de la ville”, par exemple, l’expérience du sujet s’organise à partir d’une énonciation, d’un espace, d’un temps précisément identifiés (“C’était il y a deux ans”, “Je me tourne”, “Je rentre dans les cafés et toujours je demande”), qui ne laissent a priori pas de place à une interprétation de type dynamique ou ambigüe. Les seuils médiatiques (url, nom d’auteur, date, lien, sommaire, etc.), soit l’espace technique et discursif dans lequel s’inscrit le texte, créent un “cadre primaire” (Goffman), c’est-à-dire une situation familière. Ainsi, pour peu que nous ne connaissions pas les carnets d’écrivains du web, nous nous attendons (qui est ce nous ?) à trouver un écrit de type autobiographique.
Mais si l’écriture crée une présence, où se déploie immédiatement le champ perceptif, c’est pour mieux s’ouvrir à l’indétermination du monde, qui ne se laisse saisir qu’en s’échappant, comme si le réel était toujours précaire, obtenu provisoirement. Très vite, une série d’embrayages assure la sortie du sujet du cadre primaire : peu à peu, le discours glisse vers le récit, grâce à des seuils d’altération où, de proche en proche, petit à petit, le présent d’énonciation, celui du témoignage, passe alternativement le relais à un temps immobile, duratif.
À l’endroit précis, ici, où la ville puisait ses forces, où elle se chargeait en énergie, passaient les hommes et roulaient leurs voitures, indifférentes et dociles, féroces et aveugles ; la ville puisait ses forces, elle aussi indifférente et docile, mais plus féroce encore, et chaque seconde plus chargée en énergie par le flux intarissable du flux. La ville puisait ses forces.
C’est que la situation décrite est commune à toutes nos villes : la prise électrique devient l’élément métonymique de l’énergie, de la vitalité littéraire (citation de Breton en exergue), mais également de la reproductibilité, de l’administration, des forces routinières et continues de nos existences. Débrancher cette prise revient à assiéger la ville, au sens littéral du terme : c’est pourquoi le titre (“La prise de la ville”) est à prendre au pied de la lettre, même si le récit se veut par moments étiologique.
Quête illusoire évidemment : la ville n’est pas plus dans la prise qu’elle n’est dans la ville ; la prise est le fantasme d’une origine, d’un point dont on pourrait enfin se saisir, où commencerait quelque chose qui s’appelle “ville”. Les différents plans de la série photographique matérialisent cette recherche (cette enquête, au sens pragmatiste du terme) dont le récit, à travers ses embrayages-débrayages, cadrages-décadrages, constitue le demi-échec ou l’entreprise impossible : car la ville — comme Dieu — “est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.” (Pascal)
Ainsi l’expérience est-elle souvent avortée, indéterminée chez Arnaud Maïsetti : elle ne constitue pas “une traversée qui définit celui qui la subit”1Entrée “expérience” dans Albert Ogien et Louis Quéré, Le Vocabulaire de la sociologie de l’action, Ellipses, 2005. Voir également l’article “Expérience” dans L’Interprétation : un dictionnaire philosophique, Vrin, 2015. : il n’y a pas de “fitna”2Chez les arabes la “fitna” renvoie à un petit ébranlement de l’être : une petite secousse. Voir Jamel Eddine Bencheikh, Failles fertiles du poèmes, Tarabuste, 2000., pas de petite secousse, ni d’épiphanie ni de révélation ; il y a des signes mais pas de croix. L’expérience et son indétermination sont l’objet même du récit littéraire.
Nous pourrions la poser en ces termes : que pouvons-nous saisir du monde si les connexions qui nous servent à l’appréhender comme une totalité sont défaillantes, ou manquantes ? Autrement dit : pouvons-nous seulement accéder au monde ? Qu’est-ce qui nous est donné ? Comment pourrait-il seulement faire sens ? “Pour couper les ailes de l’aigle” illustre bien l’ambiguité ou la difficulté du projet : un oiseau apparaît sur une photographie, qui avait initialement échappé au regard du photographe. Mais que révèle l’objet technique : de quelle révélation est-il capable ? L’image, le plus souvent péremptoire (elle assène sa vérité : “ceci existe” ou “a existé”), est l’occasion d’une méditation sur ce qu’elle rend visible : l’oiseau ou son échappement ? Loin de manifester une absence, le signe crée en fait une autre présence3Louis Marin, Le Portrait du roi, Minuit, Éditions de Minuit, 1981. : celle d’une écriture qui en estompe les contours, à mesure qu’elle en précise la nature.
Notes
1. | ↑ | Entrée “expérience” dans Albert Ogien et Louis Quéré, Le Vocabulaire de la sociologie de l’action, Ellipses, 2005. Voir également l’article “Expérience” dans L’Interprétation : un dictionnaire philosophique, Vrin, 2015. |
2. | ↑ | Chez les arabes la “fitna” renvoie à un petit ébranlement de l’être : une petite secousse. Voir Jamel Eddine Bencheikh, Failles fertiles du poèmes, Tarabuste, 2000. |
3. | ↑ | Louis Marin, Le Portrait du roi, Minuit, Éditions de Minuit, 1981. |