Objet technique, empreinte et divination : le téléphone dans une poche

Comme les ter­ri­ers, les tiroirs, les armoires et les coins1Gaston Bachelard, Poé­tique de l’e­space, PUF? 1967., les poches sont des micro­cosmes — des queren­cias — où vien­nent s’é­chouer les débris du monde ; elles sont par­fois aus­si l’é­cho d’un autre monde.

En s’ac­cu­mu­lant sur plusieurs jours, pour peu qu’elles soient assez grandes ou trouées (joie de décou­vrir un feu­tre oublié !), les objets s’or­gan­isent d’eux-mêmes, s’ac­com­mod­ent les uns des autres sans néces­saire­ment s’assem­bler, comme si le temps et l’e­space aux­quels ils apparte­naient réelle­ment étaient incom­press­ibles.

Ain­si, mal­gré le con­fine­ment qu’on leur impose, ils ne devi­en­nent jamais tout à fait fam­i­liers. D’où un éton­nement fugi­tif, dis­cret, en glis­sant une main dans une poche : ce ne sont pas tant des objets que nous décou­vrons (cartes de vis­ite, écou­teurs, etc.) que les strates géologiques de pra­tiques et de moments dont nous avons naïve­ment cru pou­voir arracher la preuve.

Car les poches sont à la fois des espaces sta­bil­isés (à droite, mes clés, à gauche, un petit livre : le monde est fixe, il existe) et des esprits capricieux, farceurs, qui changent en per­ma­nence les règles du jeu et les coor­don­nées des choses, nous con­frontant à l’im­pos­si­bil­ité de les fix­er dans un espace et une forme déter­minés.

Ni dehors ni dedans : des “échappées”

Le télé­phone (dit) intel­li­gent y occupe une place sin­gulière. Par­mi les objets présents dans une poche, son usage est le plus répété et diver­si­fié, que ce soit pour com­mu­ni­quer, se localis­er, faire une recherche ou chang­er de musique. Il faut le sor­tir pour l’ou­bli­er, le faire appa­raître à la sur­face avant de le ren­voy­er dans les mines où il tra­vaille sour­de­ment pour nous. Le télé­phone est dans une posi­tion dialec­tique, ni dehors ni dedans, à la fron­tière, entre la poche et le monde. Et il porte l’empreinte de ce mou­ve­ment.

En témoignent les pho­togra­phies qu’il prend par­fois, les change­ments d’in­ter­face qu’il com­met à notre insu, alors qu’il était a pri­ori fixé, cal­i­bré, dans un coin de la poche, relégué à la place d’un ser­vant qui attendrait patiem­ment, immo­bile, sur un seuil, pen­dant qu’ils seraient à table, un signe des gens de la mai­son, pour retrou­ver le mou­ve­ment que lui avait fait per­dre le respect des règles et du rit­uel domes­tiques.

Dans ces moments, nous faisons l’ex­péri­ence de l’au­tonomie des objets tech­niques : nous redé­cou­vrons leur com­plex­ité, mal­gré les dis­cours sim­plifi­ca­teurs qui les accom­pa­g­nent. Ce qui nous fascine alors tant, con­fron­tés à ces pho­togra­phies, c’est qu’un monde puisse exis­ter sans nous : comme un suaire, le télé­phone porte la trace de ce qui nous échappe ; phénomènes secrets et corps invis­i­bles sem­blent avoir trou­vé leur moyen d’ex­pres­sion ; ils s’im­pri­ment lit­térale­ment sur une sur­face vis­i­ble et lis­i­ble ; ce sont des “échap­pées”.

Le téléphone : un “invu”

Se pour­rait-il alors que tout ce qui s’in­car­ne matérielle­ment, s’in­scrit sur un sup­port, soit l’indice des choses, la preuve de leur exis­tence arrachée ? Un objet tech­nique serait-il un instru­ment de révéla­tion ? S’il est “un monde de dévoilement”2Heidegger, “La ques­tion de la tech­nique” dans Essais et con­férences, Gal­li­mard, 1953., que dévoile-t-il ?

Nous man­quons sou­vent l’essen­tiel à voir dans les signes autre chose que ce que nous y voyons. Ce à quoi ouvre l’ex­péri­ence des signes est d’abord et avant tout ceci : nous voyons quelque chose. Ain­si, je vois des bornes partout dans la ville depuis que j’ai un vélo ; si elles exis­taient bien aupar­a­vant, elles n’ap­pa­rais­saient cepen­dant pas. Si quelqu’un pre­nait très au sérieux cette affir­ma­tion, il aurait accès à une séquence de mon exis­tence qui per­me­t­tait de doc­u­menter des pra­tiques, voire une vision du monde renou­velée.

Avant de révéler quoique ce soit, d’or­dre méta­physique ou spir­ituel, un objet tech­nique comme un télé­phone me donne donc accès à moi-même et mon envi­ron­nement : ce qui s’im­prime sur un suaire n’est rien d’autre que les signes que nous sommes capa­bles d’i­den­ti­fi­er comme tels, compte tenu de notre “sys­tème de per­ti­nence” (normes, habi­tudes, cul­ture) pour repren­dre une for­mule d’un phénoméno­logue de la vie sociale. Un signe n’est donc jamais isolé : il pointe le doigt sur la sit­u­a­tion qui le révèle et qu’il révèle.

À la lumière de ces élé­ments, nous pou­vons refor­muler la ques­tion du dévoile­ment d’un objet tech­nique comme le télé­phone (dit) intel­li­gent de la façon suiv­ante : quelles sit­u­a­tions per­met-il de doc­u­menter et de met­tre au jour ? Qu-‘est ce qu’une pho­togra­phie prise à mon insu me fait-elle voir ? Pourquoi est-on capa­ble de l’i­den­ti­fi­er comme telle ? Que me dit-elle de la sit­u­a­tion dans laque­lle je suis ?

Lorsque je regarde les six pho­togra­phies ci-dessus, je suis d’abord frap­pé par la diver­sité des sit­u­a­tions dans laque­lle je me trou­ve : chez moi (avec B.), dans un parc, dans la rue, dans un bateau (Twit­ter ouvert), dans l’in­fi­ni de ma poche. Si les sit­u­a­tions sont aus­si divers­es — si elles peu­vent l’être — c’est parce que le télé­phone a fini par se dis­soudre dans l’e­space social3Milad Douei­hi l’avait très bien observé au sujet du numérique dans son ensem­ble dans Pour un human­isme numérique, Seuil, 2011. : il s’est invis­i­bil­isé au point que nous pou­vons y recourir à peu près partout ; comme tout objet tech­nique, il est en accord “volu­mique” avec l’homme4Dagognet, Les Dieux sont dans la cui­sine. Philoso­phie des objets et objets de la philoso­phie, Les Empêcheurs de penser en rond, Seuil, 1996..

Mais cette nat­u­ral­i­sa­tion n’est pas seule­ment liée à l’ensem­ble des fonc­tions qu’il rem­plit et qui jus­ti­fie sa mobil­i­sa­tion dans d’in­finies sit­u­a­tions : elles se sont pro­gres­sive­ment sta­bil­isées comme des sit­u­a­tions accept­a­bles, où il pou­vait être util­isé, à mesure qu’il était intro­duit, testé, négo­cié sociale­ment ; ain­si a‑t-il dis­paru. Dit autrement : nous avons peu à peu inven­té des gestes, des normes, des pro­to­coles — des “tech­niques corporelles”5Mauss, “Les tech­niques du corps” dans Soci­olo­gie et anthro­polo­gie, PUF, 2013 [1934], p. 366–369. — qui, régu­lant l’u­til­i­sa­tion du télé­phone, ont par­al­lèle­ment assuré sa nat­u­ral­i­sa­tion et l’ex­ten­sion de sa man­i­fes­ta­tion (télé­phone sous la table, entre deux blancs de con­ver­sa­tion), mal­gré les malen­ten­dus qu’il génère par­fois (“y’en a marre de ces télé­phones sur la table”), pré­cieux pour en saisir l’é­pais­seur sociale. Tout objet tech­nique, notam­ment numérique, est soumis à cette exten­sion régulée, à cette ten­sion entre sa man­i­fes­ta­tion, sa régu­la­tion et sa nat­u­ral­i­sa­tion.

Les échap­pées en por­tent la mar­que : dans la pre­mière, par exem­ple, je tente de récupér­er mon télé­phone dont B. s’est emparé pour me pho­togra­phi­er. Com­ment expli­quer qu’elle soit pos­si­ble ? Parce qu’en tant qu’ob­jet tech­nique (numérique), le télé­phone étend tou­jours plus sa zone d’ex­pres­sion : il est tout à fait admis que je l’aie con­tin­uelle­ment sur moi et qu’il soit situé dans ma main, alors que je rac­com­pa­gne B. à la porte. Certes, selon les cas, je pour­rais aus­si tenir un livre ou tout autre objet ; mais aucun n’est à ce point com­pat­i­ble avec autant de sit­u­a­tions. C’est pré­cisé­ment la rai­son pour laque­lle les échap­pées sont si nom­breuses, d’un point de vue spa­tial et social.

Que révè­lent-elles finale­ment ? Non seule­ment le fonc­tion­nement d’un objet tech­nique comme le télé­phone (dit) intel­li­gent mais, bien plus, son mode d’ap­pari­tion : le télé­phone est un invu. Il est vis­i­ble sans être vu, il appa­raît par­fois à la sur­face de notre monde social mais nous inven­tons des rit­uels pour le ren­voy­er en deçà, pour qu’il reste dans les poches, matérielles ou dis­tribuées (coin d’une table), fon­du dans nos gestes et nos espaces. En cela, nous réal­isons par­faite­ment le tra­vail d’in­vis­i­bil­i­sa­tion des indus­triels et des con­cep­teurs de ce type d’ob­jet tech­nique. Les échap­pées sont la trace de ce tra­vail.

Petite pratique magique quotidienne”

Nous pou­vons cepen­dant leur prêter d’autres ver­tus et leur attribuer d’autres fonc­tions. Je pro­pose ain­si de les penser comme des embrayeurs qui per­me­t­tent d’en­tretenir un dia­logue avec soi-même. En effet, les échap­pées peu­vent para­doxale­ment être pen­sées comme des occa­sions de faire sens : dans ce qui s’échappe, dans l’in­ter­valle créé (le blanc), la pos­si­bil­ité d’oc­cu­per le ter­rain, de savoir où je suis, où j’en suis, de pren­dre con­tact avec moi-même ; les échap­pées sont des ancres. 

Au Musée d’arts de Nantes, une oeu­vre d’Annette Mes­sager illus­tre cette démarche ou cette expéri­ence de div­ina­tion réflex­ive. Inspirée du test de Rorschach et inti­t­ulée “Petite pra­tique mag­ique quo­ti­di­enne” (années 70), elle con­siste à inter­préter une série de tâch­es d’en­cre déposées sur plusieurs morceaux de papi­er et repliés sur eux-mêmes, de manière à ce qu’une fig­ure appa­raisse et puisse faire l’ob­jet d’une analyse per­son­nelle.

Rassem­blées et exposées, les vignettes don­nent à voir un tra­vail quo­ti­di­en d’in­ter­pré­ta­tion de ces signes : Annette Mes­sanger, dont le nom était prédes­tiné, les utilise pour focalis­er son atten­tion sur des élé­ments qui, de toute évi­dence, fonc­tion­nent en écho, se répon­dent mutuelle­ment, s’al­i­mentent, de sa vie aux signes cen­sés y cor­re­spon­dre et y répon­dre. Elles retrou­vent ain­si la véri­ta­ble fonc­tion de la div­ina­tion, telle qu’elle était pen­sée antique­ment : moins lire l’avenir que le présent dirigé vers l’avenir, se don­ner les moyens de se gou­vern­er, de fray­er une voie néces­saire dans le chaos de la con­tin­gence bref, trou­ver le sens.

De nom­breux écrivains se livrent aujour­d’hui à une telle pra­tique div­ina­toire : c’est par exem­ple le cas d’Arnaud Maïset­ti qui trou­ve man­i­feste­ment dans les signes des caiss­es de réson­nance avec ce qu’il vit et qu’ac­croît, qu’in­ten­si­fie le geste pho­tographique et l’écri­t­ure, à tel point qu’il n’est plus per­mis d’i­den­ti­fi­er ou de ten­ter d’i­den­ti­fi­er des élé­ments auto­bi­ographiques — l’essen­tiel est tou­jours ailleurs. Car cette mise en rela­tion traduit, plus fon­da­men­tale­ment, un tra­vail de cor­re­spon­dance avec le monde : entre le flux des matéri­aux, des signes et des forces, en trou­vant et créant des pris­es, l’écri­t­ure invente un rythme, tou­jours pré­caire, men­acé de dis­paraître, mais sans lequel le cos­mos ne ren­tr­erait pas dans une poche.

Notes   [ + ]

1. Gaston Bachelard, Poé­tique de l’e­space, PUF? 1967.
2. Heidegger, “La ques­tion de la tech­nique” dans Essais et con­férences, Gal­li­mard, 1953.
3. Milad Douei­hi l’avait très bien observé au sujet du numérique dans son ensem­ble dans Pour un human­isme numérique, Seuil, 2011.
4. Dagognet, Les Dieux sont dans la cui­sine. Philoso­phie des objets et objets de la philoso­phie, Les Empêcheurs de penser en rond, Seuil, 1996.
5. Mauss, “Les tech­niques du corps” dans Soci­olo­gie et anthro­polo­gie, PUF, 2013 [1934], p. 366–369.