Sommaire
- 1 Méthodologie
- 2 Résultats
- 3 Conclusion : l’annotation comme micro-pratique primitive et pratique épistémique
Les études consacrées à l’annotation dans les milieux universitaires/ étudiants sont extrêmement abondantes. À l’inverse des études historiques (très nombreuses, également), elles ne cherchent pas à reconstituer l’univers mental d’un lecteur à partir de ses traces mais à évaluer des gestes et des procédures de travail susceptibles d’être adaptés aux écrans. C’est, du moins, l’ambition formulée par des enquêtes pionnières (on cite le plus souvent celles de Marshall).
Ce n’est pas seulement la forme de l’annotation qui est évaluée (couleur, longueur, etc.), ni même son contenu ou sa relation avec le texte et son environnement (la marge ; les technologies de repérage : index, table des matières, etc.) mais ses modes de fabrication, à savoir l’ensemble des opérations, des outils, des stratégies et des buts qui ont participé de sa formation (stylo, colle, post-it, clavier, etc.).
Il manque cependant à ces études une dimension anthroposémiotique, qui permettrait à la fois de mesurer l’effet de ces éléments, d’observer les postures corporelles qui les accompagnent et les déterminent et, enfin, de suivre la circulation, la transmission et la réutilisation des formes ainsi produites, dans des travaux variés (dissertation, mémoire, etc.), situés à des moments différents et dont la production varie selon le positionnement social et institutionnel du producteur. C’est en partie ce à quoi s’emploie la belle thèse de Marie-Eve Bélanger : “The Annotative Practices of Graduate Students : Tensions & Negotiations Fostering an Epistemic Practice” soutenue à l’Université de Toronto en 2010.
Méthodologie
Cadre théorique : qu’est-ce qu’une pratique ?
Son travail s’inscrit dans une triple perspective, chargée d’identifier et de cerner un terme aujourd’hui galvaudé : celui de “pratique”. C’est un mot vague, imprécis, suffisamment ouvert pour permettre à des gens de traditions différentes de s’en emparer sans renoncer à leurs propres points de vue. On peut provisoirement le définir comme ce que les “gens” font quand ils vaquent à leurs tâches quotidiennes (voir Usages et pratiques : quelles différences ?). Depuis une quarantaine d’années environ, ces tâches ne sont plus comprises sans le matériau qui les rend possible : c’est pourquoi le rôle des outils de production n’a cessé d’être mis au centre des analyses de Bruno Latour, de Michael Callon ou de Schatzki entre autres. Il existe en effet une forte correspondance entre l’humain et les objets qui l’entourent, vers lesquels sont déplacés des termes qui ne leur sont a priori par attribuables (intention, but, connaissance, etc.).
Bernstein et la praxis aristotélicienne
Cette conclusion est le fruit de longues réflexions et de transformations. Bernstein fut le premier en 1972 à filer les théories de la pratique à la praxis aristotélicienne (disciplines et activités prédominantes dans la vie éthique et sociale des hommes), qui nécessitent des connaissances pratiques pour faire/vivre bien, par opposition à la théorie (pour une distinction pratique/praxis, voir cet article). La praxis ne peut donc être distinguée de la polis : c’est un phénomène éminemment social dont Bernstein identifie 4 déclinaisons historiques (théorie sociale de Marx, approche existentialiste de Kierkegaard, l’approche pragmatique, la philosophie analytique).
Le “tournant pratique”
Depuis 30 ans, le pragmatisme irrigue ainsi les théories et les travaux universitaires à tel point qu’on a pu parler dans les années 2000 d’un “tournant pratique” (voir le livre de Shatzki). Pour ce courant :
- les pratiques sont des mouvements dynamiques qui trouvent leur équilibre dans une conciliation entre le social et l’individu ;
- Les activités humaines ne peuvent être comprises que par l’entremise d’une micro-perspective ;
- 3. La dynamique des processus et des fonctionnalités des objets créent du sens de décision. Les activités humaines sont donc en prise avec des entités non humaines et l’individualité humaine émerge dans leur intégration dans des activités sociales.
Le pragmatisme de George Herbert Mead
Le “pragmatisme” n’est qu’une étiquette commode qui réunit des courants assez différents, même si un noyau commun existe. L’auteure de cette thèse a choisi un positionnement clair : celui, difficile, de George Herbert Mead qui s’est demandé comment les pratiques émergeaient en temps réel, alors qu’on a l’habitude de considérer qu’elles sont déjà là, disponibles pour l’observation.
Pour Mead, la “pratique de la vie” implique des transactions temporelles symboliquement médiatisées qui imbriquent de l’expérience et de l’action. Par “transaction”, il faut entendre une conversation de gestes entre des gens qui font partie d’un tout intégré sur le plan relationnel. Ainsi, le sens donné au monde se co-construit dans une série de négociations, d’adéquations, de gestes qui constituent des “actes sociaux” (la conscience de soi naît dans une interaction, dans un échange social) et des “symboles significatifs”, c’est-à-dire des gestes qui font sens pour plusieurs individus et à partir desquels des rôles sont anticipés et progressivement définis par un individu en fonction de sa place (imaginée, postulée) au sein d’un groupe. L’empathie, la capacité de se mettre à la place de, est donc essentielle dans l’émergence de la conscience. Un “autrui généralisé” émerge lorsque toutes les règles empathiques, tous les codes de la transaction et de l’échange sont institutionnalisés, écrits, clairs à la conscience de tous (le banquier représente l’institution bancaire, par exemple, et chacun se comporte d’emblée à partir de cette donnée intégrée).
Ces événements transactionnels sont temporellement situés. La temporalité est ici envisagée comme une narration continue de déploiements sociaux. Le “futur”, par exemple, est l’ensemble des attitudes sociales et des gestes anticipés par un individu qui vont lui permettre de se positionner face à une situation et à un acteur tandis que le “passé” représente des attitudes et des gestes intériorisés. Dans cette perspective, le “Moi” incarne les habitudes de soi-même et des autres et le “Je” la part créative d’un individu, c’est-à-dire sa capacité à se projeter, à anticiper, à s’inventer.
L’interactionnisme symbolique
Deuxième perspective envisagée par l’auteure de ce travail : “l’interactionnisme symbolique”. Là encore, on a affaire à une étiquette commode qui désigne des pensées pas toujours conciliables (voir mon billet “Mead et l’interactionnisme symbolique”). Un noyau commun cela dit : la reconnaissance et l’évaluation du poids du social sur les comportements individuels. Pour l’interactionnisme symbolique, comme pour le courant pragmatique, les rôles des uns et des autres ne sont pas donnés : ils sont mobiles, dynamiques, sans cesse rejoués selon des transactions, des échanges que les individus effectuent avec leur environnement, eux-mêmes et les autres.
Mais l’interactionnisme symbolique se distingue du pragmatisme : il le confirme, certes, mais le dépasse aussi, en intégrant les notions de “mondes sociaux” (ce que les gens font ensemble dans des cadres), d’infrastructure (concept relationnel qui organise et structure les pratiques), d’écologies institutionnelles (constellation de différents mondes sociaux qui se croisent à des points de passage pour assurer la circulation des objets) et de conventions partagées (c’est un système social qui crée une oeuvre d’art et non un individu identifié comme “l’artiste”).
Le constructivisme de Knorr Cetina
Troisième et dernière perspective : la dimension constructiviste. C’est notamment le rôle que donne Knorr Cetina (sociologue autrichienne) aux objets dans la fabrication de la connaissance qui est privilégié. L’auteure de la thèse nomme ainsi “objets épistémiques” des objets qui sont matériellement et conceptuellement redéfinis au cours de la recherche, constamment questionnés.
Application spécifique à la recherche
“Zoom in”, “zoom out”
Ces positionnements théoriques impliquent une démarche dynamique. L’auteure a mené sa recherche en changeant constamment d’échelle, en pratiquant un “zoom in” (examen des faits et des gestes de l’individu, des méthodes et des stratégies locales de matérialisation d’une annotation, de la chorégraphie corporelle, des éléments matériels et des infrastructures) et un “zoom out” pour trouver les associations entre pratiques, les implications réciproques — quand une pratique devient une ressource pour un autre, par exemple -, déterminer les effets locaux et globaux d’une pratique et les effets du global sur le local).
Cette flexibilité, ces allers-retours permanents doivent permettre de répondre à ces questions : comment les habitudes et les tâches sont-elles comprises ? Comment un novice devient-il un pratiquant et comment des processus sociaux contribuent-ils à cet apprentissage ? Bref, comment se durabilisent les pratiques ? Pour l’auteure, il s’agit de réconcilier deux façons d’étudier l’annotation : celle qui privilégie le matériel (instruments utilisés, forme de l’annotation, etc.) et nie la puissance sociale sur le matériel; celle qui privilégie le social et nie l’influence matérielle sur la production des formes observées.
Participants
Ce qui implique de mener une étude sur un groupe restreint d’individus, de manière à entrer en profondeur dans leur système relationnel, matériel, épistémologique. Ce sont des étudiants en humanités et sciences sociales qui ont été recrutés, parce qu’ils sont censés être plus réflexifs que les universitaires confirmés sur leurs pratiques et qu’ils sont face à de nouvelles situations intellectuelles, auxquelles ils doivent originellement répondre.
L’auteure les a contactés par mail pour savoir s’ils souhaitaient participer. Après leur accord, un rendez-vous a été convenu au cours duquel deux types d’interviews ont été menés : le premier (“open-ended and semi-structured format” ou “floating prompts”) a consisté à poser des questions assez générales (sur la formation de l’étudiant, son domaine d’intérêt, le projet qu’il mène); le second (“conversation with a purpose” ou “planned prompts”), à l’inverse, était chargé d’orienter les participants vers des situations précises. Toute la difficulté a été de trouver un équilibre entre le “jaillissement” spontané de pensées et la nécessité de mener la recherche. Les données analysées ont chaque fois été analysées parallèlement à leur collecte, de manière à ajuster le dispositif et les questions soumises au futur participant.
Documents
Il a également été demandé à chacun d’entre eux de décrire les documents annotés et de se rappeler comment ils avaient été crées ou modifiés (durant 45 minutes). Deux types de documents ont été collectés : ceux qui présentent des marques scripturales (notes, annotations, etc.) et ceux qui relèvent d’échanges communicationnels entre acteurs (mail, forum, commentaires sur les blogs). L’auteure n’a pas utilisé la vidéo pour filmer le corps des participants en action et les opérations/compensations menées entre différents supports ; elle a privilégié le journal de bord, afin de ne pas introduire de distance avec ses sujets.
Prénotions, données, catégories
Les fichiers audios et les documents visuels ont été analysés en utilisant une technique ouverte pour laisser les catégories d’analyse émerger et ainsi à les relier aux prénotions du chercheur, à ses premières intuitions ou ses positionnements voire ses préjugés. Cette méthode comparative constante nécessite de mener des allers-retours entre les catégories, les données recueillies et les prénotions. Les thèmes, explorés grâce à Tams Analyser, ont enfin été confrontés à la littérature sur le sujet.
Résultats
Formes des annotations, stades, stratégies et objets de production
Typologie des annotations
Si les productions des annotateurs témoignent de formes singulières et propres, elles sont néanmoins catégorisables. Deux types d’annotations émergent de ce travail :
- Les sélections : cette catégorie regroupe des phrases sélectionnées grâce à des soulignements/surlignements et des passages copiés/collés ou transcrits sur un document externe. Ils sont parfois associés à des notes ou des signes critiques (ronds, astérisques, flèches qui pointent vers le paragraphe).
- Les commentaires : ils sont attachés à une portion du texte ou au texte entier et sont considérés comme des “dialogues avec l’auteur” (par la littérature sur l’annotation que l’auteure de la thèse contredira en partie). Ces commentaires regroupent deux sous-catégories : les questions (à l’auteur ou au texte : “What does this mean ?”) et les interjections (“NO !”). Elles ne demandent pas la même charge cognitive que les commentaires analytiques.
Notes interprétatives et notes de rappel
Des notes interprétatives (plan d’un article, par exemple) ou des notes de rappel (to do list, deadline, etc.) sont également produites sur d’autres supports extrêmement variés (post-it, calendriers, agendas, brouillons) et assurent l’accomplissement méthodique, temporalisé, des tâches académiques. Les notes et les annotations ne sont donc pas toujours produites, contrairement à ce qu’on croyait jusque-là, au cours de la lecture.
Transformations des notes au cours du processus
La temporalité joue un rôle fondamental dans l’évolution de ces productions textuelles. Au tout début de leurs recherches, les étudiants étudiés ont produit des graphiques, des cartes heuristiques, des informations bibliographiques et pratiqué l’extraction de données. Peu d’annotations sont créées dans cette période préparatoire : les notes sur un support différent sont privilégiées. Mais ces mêmes notes peuvent suivre l’étudiant tout au long de son travail et se transformer à mesure qu’il se rapproche d’une date butoir.
Stratégies et stades de production
À quel moment, dans quel cadre bref, comment sont produites ces notes et annotations sur même support ou sur un support différent ? Les étudiants mobilisent plusieurs stratégies qui correspondent aux formes observées :
- Ecrémer : la lecture est ici rapide et consiste en marques d’attention et commentaires généraux, accompagnés d’un résumé. Cette technique a pris un essor ces 10 dernières années avec l’accroissement des sources disponibles en ligne. C’est à ce moment-là que les formes critiques (ronds, astérisques, etc.) sont créées.
- Engranger : activité qui consiste à copier/coller de passages intéressants trouvés sur le web et à les coller dans des traitements de texte pour contourner les difficultés inhérentes à l’annotation de pages. Les étudiants utilisent également les fonctions de certains navigateurs pour organiser des “dossiers” : une fenêtre d’un navigateur peut ainsi regrouper des onglets qui correspondent à une même thématique, sauvegardés avec une petite extension (Session manager sur Google Chrome, par exemple).
- Cibler : cette opération implique de scanner l’article pour trouver des mots-clés à relever ou des thèmes saillants. Les étudiants ont ici tendance à copier/coller sur un document externe ce qu’ils glanent. Ils lisent également un même texte plusieurs fois avec des buts différents, ce qui a un impact sur les mots extraits. Lire pour la classe est ainsi très différent que lire pendant la recherche et les annotations/notes évoluent selon le rôle que se donne un annotateur ou qu’il a au sein d’un espace. Une négociation permanente existe entre ces multiples rôles et ces multiples formes qui font parfois l’objet de synthèses. Si l’annotation produit par exemple de la distraction qui détourne de la lecture, elle permet aussi aux étudiants de penser et de digérer l’information.
Les surlignements/soulignements sont généralement utilisés pour leur faible charge cognitive : ils permettent en effet de s’immerger dans un texte sans rompre trop brutalement la lecture. Les méthodes d’encodage varient et ne bénéficient pas de la même perception : si les notes sont abondamment représentées, elles sont cependant dévaluées face aux soulignements/surlignements. Mais la frontière entre le texte et les symboles critiques n’est pas étanche et l’image des mots peut par exemple se manifester dans la typographie utilisée (“NO !”) ou le choix de couleurs qui modifient la signification d’une marque et évoluent selon le type de supports choisis (sur un support externe, par exemple, la typographie aura tendance à amplifier, surligner, définir des portions de texte déjà extraites ou des “pensées” de l’étudiant).
Les étudiants négocient donc en permanence avec le support et les exigences de l’étude et ils restreignent ainsi le pouvoir distrayant de l’annotation (notes, commentaires) en sélectionnant le soulignement/surlignement. C’est un moyen d’extraire l’information de manière dynamique et visuelle.
Annotation et liens
Ces stratégies s’inscrivent dans des temps de lecture-écriture et des opérations qui déterminent là aussi leurs formes et leurs fonctions. Dans un premier stade, les notes de rappel abondent : elles inscrivent les annotations dans un cadre temporel (les “deadlines” académiques) ; c’est pourquoi l’agenda et le calendrier sont utilisés parallèlement à la production de ces annotations. Dans un second stade, on observe un phénomène de dissémination : l’étudiant produit des liens permanents entre les différents supports d’écriture (“Voir ce document”, etc.) de manière à créer une “toile”. Les notes sont beaucoup plus structurées et compréhensibles, comme l’étudiant communique plus avec son directeur et qu’il se rapproche de la remise de son travail.
Instruments et supports
Le travail de Marie-Eve Bélanger permet ainsi de mesurer l’effet des outils, des surfaces, des supports, des mondes institutionnels sur les annotations produites. Les contraintes imposés par les logiciels d’annotation amènent les étudiants à bricoler sans arrêt et à associer les supports.
Les larges marges blanches des brouillons accueillent des pensées vagabondes tandis que la forme plus rigide de l’agenda/du calendrier impose des structures plus normées. La prise de note sur un support différent que le texte étudié a un rôle de transition : l’affordance du papier permet de matérialiser rapidement une pensée mais si elle s’avère importante, elle est systématiquement transférée vers l’écran. Le transfert entre les supports est encouragé par l’institution, qui reconnaît plus de valeur aux travaux imprimés.
Le transfert s’observe également au niveau des interfaces graphiques : les étudiants ont tendance à copier/coller des parties de pages web vers des traitements de texte qu’ils transforment en PDF annotable. Le navigateur peut également être découpé en plusieurs espaces de travail : sur Firefox, par exemple (ou Google Chrome), des onglets sont réunis dans une même fenêtre et sauvegardés sous le même thème.
Les allers-retours permanents entre les supports et les instruments impliquent une organisation et une arborescence précises, que fournit le Finder de MAC (chaque fenêtre ouverte correspond alors à une tâche : calendrier, to do list, fichiers annotés en couleur, etc.).
Cycle de vie d’une annotation
Toutes ces activités, ces instruments, ces stratégies interviennent en des temps différents et constituent des cycles structurés autour de plusieurs étapes clés :
- Le déclenchement : il intervient à n’importe quel moment du projet et se manifeste& par le besoin de prendre une note ou d’annoter. Il est lié à 4 contextes : le média (l’étudiant peut par exemple avoir besoin de prendre rapidement une note parce qu’il sait que les documents web sont fragiles), l’activité (l’étudiant n’annote pas dans ce cas par souci de transformation mais pour se rendre présent à la lecture), le matériel (l’annotation est effectué sur le support), le “soi” (le déclenchement est “déclenché” par les pensées de l’étudiant).
- La capture : c’est une phase complexe, parce que l’étudiant est dans une situation de choix tendus où il doit déterminer ce qui peut être capturé et la méthode d’encodage de cette capture, à partir de plusieurs contraintes (l’intérêt manifesté, l’évaluation de l’information, le temps estimé pour poser des marques, les instruments disponibles, le support d’enregistrement). La vitesse est souvent déterminante : le papier est par exemple utilisé dans les situations “d’urgence” où l’étudiant doit rapidement prendre une note. Et la forme de l’annotation s’en trouve affectée : elle est généralement constituée d’abréviations. Une tension là aussi est perceptible entre la nécessité d’aller vite et celle d’avoir une représentation structurée. À l’approche de la date butoir, moins de notes sont produites et l’étudiant a tendance à inscrire directement dans son document final la matière précédemment extraite ; la capture se fait mentalement
- Le transfert : pour avoir accès à toutes leurs notes dans un même espace, les étudiants opèrent des transferts réguliers. Ils déplacent les notes prises sur papier vers l’ordinateur. Et dans ce processus, les notes se transforment : abrégées sur papier, elles deviennent des phrases ou des mots complets. Elles sont gardées intactes, notamment lorsqu’elles sont produites sur ordinateur : les étudiants les copient dans des dossiers séparés et les retravaillent. Il arrive également qu’un ensemble éparse de notes soit ouvert dans des fenêtres simultanées et unifiées dans un même document ou une synthèse qui fournit une représentation plus structurée.
- La consolidation : elle consiste à stocker,à archiver et à organiser les notes. Elles sont utilisées lorsqu’elles atteignent une masse critique. Les stratégies de stockage varient selon les étudiants et les supports. Une distinction doit par exemple être faite entre le stockage des annotations/notes et le stockage des fichiers qui les contient. Un fichier peut en effet avoir une utilisation très différente et être copié en des dossiers différents pour répondre à plusieurs des objectifs (thématique, chronologique, spatiale). Quelle que soit l’interface utilisée (traitement de texte, outils de gestion bibliographique), l’étudiant cherche à conserver la même arborescence et la même structuration : c’est la raison pour laquelle il copie et déplace un même fichier dans un autre dossier ou une autre interface graphique.
- Le rappel : comment une note/annotation se rappelle-t-elle au souvenir de l’étudiant ? Deux facteurs sont en jeu : la situation temporelle dans laquelle il se trouve (plus ou moins près de la date butoir) ; la tension entre la tâche à effectuer et les informations disponibles pour la traiter. Lorsqu’il en a besoin, l’étudiant identifie une ressource (de façon vague, de façon vague avec une orientation, de façon précise) et la recherche avec un très haut degré de précision, pour éviter d’être accusé de plagiat (et on voit ainsi le poids institutionnel sur la formation des productions extraites : elles sont toutes sourcées). L’étudiant recourt à plusieurs stratégies pour retrouver une annotation : il peut d’abord tâtonner, se diriger vers des dossiers potentiels et ouvrir ensuite les autres ; il peut également faire appel à l’affordance de l’environnement numérique pour chercher directement un fichier à partir d’une saisie d’un mot-clé dans l’outil de recherche, ou se rappeler la couleur utilisée pour un ensemble de fichiers (sur Mac, il est possible d’attribuer des couleurs à des dossiers/fichiers). La production retrouvée est ensuite évaluée : correspond-elle à ce qui était recherché ? Une fois que les notes ont été repérées et validées, le travail d’interprétation commence. La source des notes est toujours matériellement visible : deux fenêtres sont généralement ouvertes, avec d’un côté le cadre de production original et, d’un autre côté, la nouvelle forme que prend la production.
- L’achèvement : cette étape est franchie lorsque l’annotation a été transférée sur un autre document, lorsqu’un passage souligné a été intégré à un document rédigé ou lorsqu’une note a été vérifiée. L’achèvement est relatif : une production peut être réutilisée sur des périodes beaucoup plus longues et enclencher un nouveau cycle.
- L’effacement : certaines productions, une fois exploitées, font l’objet d’une destruction. Il s’agit le plus souvent de notes rapides destinées au rappel ou de métanotes intégrées à un projet définitivement terminé.
- L’archivage : la plupart des notes sont sauvegardées. Mais cette sauvegarde est doublée d’une opération de “nettoyage” qui assure à la note une plus longue longévité (en dehors du cadre qui l’a vu naître).
L’influence du projet final sur la nature des notes et des annotations
On l’a vu à plusieurs reprises : le but final a une influence décisive sur la forme, la fonction et le cycle de production d’une annotation ou d’une note. Trois grandes catégories et activités intellectuelles structurent ce processus :
- Les activités de familiarisation (rechercher, retrouver, lire) ;
- Les activités analytiques (lire, organiser, interpréter, mettre en valeur) ;
- Les activités de composition ;
La production des annotations/notes ne coïncide pas toujours avec leur utilisation, notamment au début du travail. Mais plus on se rapproche de sa clôture, et plus les notes produites ont tendance à être utilisées.
De la même façon, si les métanotes (commentaires sur le projet en lui-même) sont abondamment produites au début du projet, elles ont tendance à décroître au milieu, à mesure que les notes de recherche augmentent, et à refaire surface vers la fin du projet, quand l’étudiant éprouve le besoin de se rassembler/se restructurer. Et, bien évidemment, ces types de notes ne s’inscrivent pas dans le même cycle de vie et de structuration : les métanotes, par exemple, sont déclenchées, capturées et vérifiées tandis que les notes de lecture sont déclenchées, capturées et organisées ; les notes personnelles, au contraire, sont directement organisées, transférées et rappelées. Chaque activité répond à des cycles de production différent.
Conclusion : l’annotation comme micro-pratique primitive et pratique épistémique
Dans la perspective proposée par Marie-Eve Bélanger, les annotations et les notes permettent de rendre visibles la relation dynamique de l’étudiant avec sa recherche et de situer l’annotation à un niveau beaucoup plus large.
L’annotation peut ainsi être considérée comme une “micro-pratique primitive” (d’autres activités ne sont possibles qu’à partir d’elles) et une “pratique épistémique” (Knorr Cetina) : elle est prise dans un cycle de stockages, de transformations et de réécritures.