Faire parole : l’ ”immense chant” de Gracia Bejjani sur le web

Je pub­lie ci-dessous le texte d’une con­férence, don­née dans le cadre d’un col­loque “Une lit­téra­ture française à l’épreuve du XXIe s. Romans, réc­its et nar­ra­tions numériques, 2011–2020″ (Sor­bonne nou­velle, 6–9 novem­bre 2022).

J’avais ini­tiale­ment pro­posé de tra­vailler sur ce que j’avais appelé la “lit­téra­ture décen­tral­isée” mais j’ai finale­ment retenu le con­seil d’Ock­ham : être économe en matière con­ceptuelle ; ras­er. J’en prof­ite pour évo­quer le tra­vail impor­tant de Marine Riguet, qui étudie égale­ment (et entre autres) l’oeu­vre de Gra­cia Bej­jani.

Introduction

Gra­cia, quand j’y pense ou quand je la vois, c’est tou­jours un télé­phone à la main. Pour par­ler d’elle, c’est l’im­age qui me vient et je veux com­pren­dre pourquoi cette image s’est présen­tée à moi, pen­dant que j’en­quê­tais sur son tra­vail.

Page d’ac­cueil de la chaîne YouTube de Gra­cia Bej­jani

Je pour­rais en effet com­mencer par évo­quer son oeu­vre immense, ses 600 vidéos sur YouTube, ses “poèmes-vidéos”, ses longs trav­el­ling, ses plans séquences, sa nar­ra­tion décen­trée sur des motifs élé­men­taires et cos­miques récur­rents (l’air, le feu, la mer, la terre, etc.).

L’amitié

Mais ce serait aller trop vite et man­quer le lien, auquel elle me rap­pelle sou­vent ; ce serait man­quer notre ami­tié, qui peut être une ressource puis­sante. Qu’est-ce que cela change pour des lecteurs, pour des cri­tiques, d’être ami, fam­i­li­er, d’être en sym­pa­thie avec une oeu­vre et une écrivaine ? À quoi cela nous donne-t-il accès ? Quelle local­ité du monde, quelle topogra­phie intime, ce lien vient-il éclair­er ou obscurir ?

Gra­cia est libanaise, je suis libanais ; elle racon­te par frag­ments, par moments, la guerre du Liban, un réc­it auquel je n’ai pas eu accès ; elle est ce qui me rac­corde à cette his­toire, elle est ma langue per­due. Quand je l’en­tends chanter libanais ou par­ler en Français, avec un accent de fleur d’o­r­anger, quelque chose aus­sitôt s’éveille :

il vient des enfants avec leurs mon­des
Léger comme des osse­ments de fleurs (…)
dans un pays si proche par le cha­grin de l’âme

Ces vers de Georges Schehadé (1905–1989), le poète libanais, me rap­proche de cette sen­sa­tion autour de laque­lle je tourne, qui nous éloign­era cepen­dant du Liban, de la guerre, qui nous fera plutôt décou­vrir une écolo­gie d’im­ages, de pra­tiques, de gestes, de matières, de proces­sus.

Revenons alors à l’im­age inau­gu­rale, à cette com­pres­sion qui est une expan­sion, à cette invi­ta­tion : le télé­phone à la main. On a sou­vent marché tous les deux côte à côte, à Nantes ou Paris. Comme moi, Gra­cia n’est pas en alerte, dans une recherche ten­due, mais dans un état flot­tant — un état de muse­ment — ; dans une dis­po­si­tion, comme dis­aient les sco­las­tiques du Moyen Âge : une forme d’at­ten­tion écologique au monde.

Le rythme d’écriture

Le télé­phone, ce n’est pas pour capter un événe­ment, quelque chose d’im­por­tant, pas même quelque chose d’or­di­naire, qui rap­procherait Gra­cia Bej­jani d’une cer­taine lit­téra­ture con­tem­po­raine (soucieuse de répa­ra­tion, de rac­corde­ment, de care). Le télé­phone rend juste vis­i­ble un agence­ment : au fil du temps, quelque chose s’est mis en place, dans l’ar­tic­u­la­tion du geste, du dis­posi­tif tech­nique, de l’écri­t­ure.

Ce quelque chose, tout le monde peut l’ex­péri­menter, il n’y a pas besoin d’être un•e écrivain•e, un•e poète, ou un•e mys­tique. J’y tra­vaille sou­vent avec mes étudiant•es : qu’est-ce qui se passe, pour toi, quand tu te plantes au milieu des matéri­aux ? À quoi tu assistes, quand tu crées l’e­space d’aiman­ta­tion, où le monde vient à toi, autant que tu vas vers lui ? Quelle expéri­ence fais-tu du monde et quelle expéri­ence fait-il de toi ? Bref, com­ment se crée une queren­cia, comme dis­ent les argentins, ce petit espace à soi, qui se sta­bilise petit à petit, où autre chose peut advenir grâce à cette sta­bil­ité con­quise, grâce au rythme intime ?

Gra­cia par­le de cet espace et de proces­sus, dans un entre­tien avec François Bon et dans un autre avec moi-même :

Je ne veux pas faire la vidéo, je veux qu’elle se fasse aus­si, même si je suis là…mais c’est presque moi la matière, plus que la vidéo ; je ne suis peut-être que la matière de ma vidéo (Entre­tien avec François Bon, 16 mai 2022)

L’écran, l’e­space de ma chaine YouTube, c’est un espace monas­tique, l’im­age per­met de se retir­er, de faire advenir Soi. (idem)

Ce quelque chose, c’est comme une roue, le mou­ve­ment se met en place (…) J’aime quand quelque chose d’i­nat­ten­du se pro­duit. (…) Je veux aus­si être lec­trice (Entre­tien avec moi, 7 novem­bre 2022)

On recon­naît là des échos du taoïsme et d’une cer­taine mys­tique, à la fois musul­mane et chré­ti­enne, du moins dans leur ver­sant négatif. Chez Maître Eck­hart, par exem­ple, cet autre chose ne peut sur­gir qu’en vidant son pro­pre tem­ple, pour devenir soi-même un instru­ment ou un servi­teur de la créa­tion, qui nous pos­sède alors. Dans cette per­spec­tive, le vide est un principe moteur.

Mais il pose alors une ques­tion red­outable : s’il n’y a plus per­son­ne dans le tem­ple, s’il n’y a plus de “qui”, qu’est-ce qui habite alors ces espaces, sinon une parole ou, pour repren­dre Rilke, un “immense chant” ? Com­ment parvient-on à ce chant, à cette soli­tude, alors que nous sommes assail­lis de voix con­tra­dic­toires, famil­iales, his­toriques, qui par­lent en nous et qui vien­nent à nous par ce que nous col­lec­tons, avec nos dis­posi­tifs tech­niques, allégés, décen­tral­isés, depuis les années 50–601Benoît Tur­que­ty et Car­o­line Zeau éd., Le “Direct” et le numérique: Tech­niques et poli­tiques des médias décen­tral­isés, Milan/Paris, Édi­tions Mimé­sis, 2022. ? Qu’est-ce qu’ont à nous dire, toutes ces voix pré­caires, queers, colonisées, sub­al­ternes qui ont pu ain­si doc­u­menter leurs vies, leurs points de vue sur le monde, le faire val­oir, en dehors des insti­tu­tions ?

Corps, corpus

J’y répondrai mod­este­ment, en me focal­isant  sur le tra­vail de Gra­cia Bej­jani, sur un cor­pus réduit, défi­ni avec elle, qui rel­e­vait peut-être le mieux du “réc­it”, de la “nar­ra­tion”, même si on ver­ra com­bi­en ces ter­mes posent (fer­tile­ment) prob­lème. J’au­rais pu éten­dre et j’é­tendrai peut-être un jour ce cor­pus et ces ques­tions à des oeu­vres impor­tantes et amies qu’on a la chance de voir quo­ti­di­en­nement éclore dans nos espaces web2Sur ce sujet, Gilles Bon­net, Eri­ka Fülöp et Gaëlle The­val font un tra­vail remar­quable, à paraître en mars 2023. : les oeu­vres de François Bon, Milène Tournier, Anh Mat, Arnaud de la Cotte, Marine Riguet, Gwen Denieul, etc. Ces oeu­vres sont en rela­tion, se tis­sent les unes dans les autres, dans un écosys­tème riche et vibrant, de formes, de couleurs, de présences. Elles vien­nent mod­este­ment inter­rompre les nar­ra­tions indus­trielles, rou­tinières des écrits de réseau, en reprenant et altérant ses formes ver­nac­u­laires (l’ASMR, la con­fes­sion, le mono­logue, etc.). Mais aujour­d’hui, je ne tra­vaillerai pas cette ten­sion entre la stan­dard­i­s­a­tion et son inter­rup­tion. Je prendrai plutôt au sérieux la ques­tion de la soli­tude, de la fron­tière, dans un espace com­mun.

Avec Gra­cia et pour répon­dre à la com­mande du col­loque, nous avons défi­ni ensem­ble qua­tre réc­its sur lesquels tra­vailler :

Cha­cun de ces réc­its s’or­gan­ise en ne série d’une dizaine de vidéos ; le tout con­stitue donc une quar­an­taine de vidéo-poèmes, d’une longueur de 1 à 3–4 min­utes en général. Je cir­culerai à tra­vers ce réseau de textes, de formes, de corps, en dia­logue avec des entre­tiens et des con­ver­sa­tions informelles, pour iden­ti­fi­er ce quelque chose dont cette poésie fait le réc­it et pour lequel elle pro­pose, à mon avis, une ini­ti­a­tion.

Entendre pour se retirer du bourdonnement

Fan­tômes, mes soubres­sauts” écrit quelque part la poétesse ; il faut com­mencer par là : par ce qui nous réclame. Ce sont ici des absences, des êtres situés entre deux mon­des, des nais­sances inabouties. Je cite :

Mon hari­cot, tu étais mer­veille d’en­trailles (Petits fan­tômes 4)

Mon ven­tre tam­bourine vide (Petits fan­tômes 8)

Une fonction hantologique

Ces êtres lim­inaux, inter­mé­di­aires, à la fron­tière, ont une fonc­tion han­tologique : ils rap­pel­lent la poétesse à son devoir d’écrire, à son devoir de célébra­tion de l’in­forme, de ce qui n’a pas de nom ; l’écri­t­ure sera cette célébra­tion impos­si­ble, auquel le réc­it cherchera vaine­ment de répon­dre, pour redonner vie à ce “chant refroi­di” (Petits fan­tômes 7), à cette voix “que je n’ai pas connu[e] d’où me revi­en­nent tes cris” (Petits fan­tômes 8).

On pour­rait résumer l’en­jeu de ce réc­it à par­tir de celui de la mys­tique : quelque chose demande à se dire, qui risque de tuer l’in­di­vidu s’il ne sort pas de lui ; mais le dire expose, met en dan­ger, met à la vue des hommes. Dès lors, je cite : “tu fais quoi de ces mas­sacres, tu écris pas”. Ou bien, il fau­dra inven­ter des formes qui per­me­t­tent de dire les voix qui nous habitent, sans révéler leurs secrets de manière trop impru­dente.

Ces voix — je repose la ques­tion -, quelles sont-elles ? Ce sont les “petits fan­tômes”, ce sont les morts mais ce sont aus­si, je cite : “les voix du crâne, voix de per­son­nes, des voix sans locataires” ; “c’est la guerre ma voix basse

Il ne s’ag­it pas ici, ou pas unique­ment, de faire mémoire, de répar­er, de care ; il s’ag­it plutôt de se laiss­er pos­séder par ces voix et de faire par­ler par nous ce qui demande à par­ler de soi-même, “la langue des morts”. Cette quête ira donc jusqu’à, je cite, “écrire pour taire l’his­toire”, pour “escamot­ter les his­toires souf­flées en soi”.

L’écriture : un exercice (spi)rituel

L’écri­t­ure appa­raît bien comme un exer­ci­ce spir­ituel, une ascèce où vien­nent s’é­chouer toutes les voix du monde dans un cen­tre d’at­ten­ta­tion et d’aiman­ta­tion, qui doit cepen­dant men­er à décou­vrir une part plus secrète — une pro­fondeur intime -, à laque­lle don­nent accès l’ab­sence, la soli­tude. Toute la poésie de Gra­cia Bej­jani le répète inlass­able­ment : il faut (se) retranch­er, se sous­traire, épéler comme on pèle un oignon, décou­vrir les strates qui nous con­stituent ; notre, je cite, “palimpses­te”.

Com­ment le fer­ont-nous, com­ment procède la poétesse ? Com­ment aller dans l’abîme sans soi-même s’abîmer ? L’écri­t­ure, l’e­space d’écri­t­ure, l’im­age ani­mée, le tra­vail, la répéti­tion, les rit­uels sont ses tal­is­mans. Ils per­me­t­tent d’aller jusqu’au bout de l’ex­péri­ence poé­tique, spir­ituelle, en s’of­frant un retour pos­si­ble. Je cite :

écrire mantra de faim (Ecrire, l’écrire l écrire Paul)

engrenage vénéré (écrire, l’écrire l ressac)

Ain­si l’écri­t­ure creuse et rem­plit à la fois.

Ailleurs, on peut lire :

viss­er l’écri­t­ure à la paume comme une chose (écrire l’écrire, inachevé tou­jours)

écrire pour me fix­er le vrai au corps pour me coudre (Vous n’en par­lez jamais)

C’est sur la répéti­tion que s’établit la pos­si­bil­ité d’un dire, d’un réc­it. La plu­part des poèmes-vidéos de Gra­cia Bejan­ni sont des plans séquences, des longs trav­el­ling, comme si l’oeil, la pen­sée et la main avaient besoin d’une sta­bil­ité, d’une assi­ette, pour pos­er tran­quille­ment le chaos, sur des lignes typographiques :

Cette sta­bil­ité, c’est le ressac (les images du feu, de l’eau, du ciel, de la terre revi­en­nent sans arrêt) : c’est la dif­férence dans la répéti­tion, ce qui varie sans cesse, sur le même thème.

C’est la déf­i­ni­tion même du réel chez Gra­cia Bej­jani : un tout dis­tribué, qui ne se révèle que par frag­ments, qui ne peut se dire que par frag­ments, que par “petits bouts”, mais sur un miroir, sur un ciel posé. C’est la seule manière de dire un réel dont la poétesse doute elle-même, à cause de la super­po­si­tion des voix, des espaces, des tem­po­ral­ités : car quel est ce Liban, qui sont ces morts, sinon ce dont j’ai certes fait l’ex­péri­ence, mais qui a été recou­vert de voix famil­iales, sociales, médi­a­tiques ? Com­ment retrou­ver le réel ? Où est-il ? Qu’est-il ? Pré­cisé­ment cela : ce qui colle — cette peau, ces voix, ce palimpses­te -, dont il faut se sous­traire, non pas pour accéder à une impos­si­ble orig­ine, à un noy­au, mais pour faire l’ex­péri­ence de la dépos­ses­sion. Le frag­ment est une voie d’ac­cès au réel : mod­este, il per­met de recon­vo­quer le sou­venir, dans sa pléni­tude et sa vérité ; la nar­ra­tion devient alors pos­si­ble, dans ces ten­ta­tives répétées autour du frag­ment. Je cite, dans un entre­tien daté du 4 novem­bre dernier : “On me dit ”tu ressass­es” mais l’écri­t­ure me per­met de ne pas ressass­er, de racon­ter”.

Récits inaboutis et conquête d’une intimité négociée

Les réc­its, tous inaboutis, dis­ent cette recherche, ce proces­sus. Il faut cepen­dant s’en­ten­dre ici sur cet “inaboutisse­ment” et sur ces “réc­its”. Ce sont des réc­its déçus, ajustés à l’ex­péri­ence vécue. Dans la série Petits fan­tômes, par exem­ple, chaque vidéo est une ten­ta­tive pour dire l’at­tente sus­pendue à un événe­ment, la nais­sance. Son régime d’his­toric­ité, c’est cette attente, une attente mau­dite qui tra­verse tous les réc­its du cor­pus. Ecou­tons cette malé­dic­tion :

Tous les mois tu es pos­si­ble, je suis con­vic­tion, puis désen­chante­ment (…) Le sang à nou­veau (…) Tu ne seras pas mère (…) Peut-être le mois prochain (…) Tous les mois, il est pos­si­ble d’y croire (…) Mais le sang revient (Petits fan­tomes 3)

L’arc nar­ratif ne suit pas ici un sché­ma clas­sique, actantiel, qui irait de la décou­verte d’un prob­lème à sa réso­lu­tion, suite à de mul­ti­ples rebondisse­ments. Pour autant, on a bien affaire à une pro­gres­sion, voire à une con­quête, qui est celle de l’in­tim­ité, de la parole des femmes, de leur corps, qui s’af­firme de frag­ments en frag­ments.

Mais cette intim­ité reste frac­tale, dis­tribuée dans la série ; elle reste à recom­pos­er, pour qui veut enten­dre, pour qui peut enten­dre, dans des espaces d’écri­t­ure qui joux­tent directe­ment les espaces de pub­li­ca­tion, où les lecteurs sont à la fois les pairs, les col­lègues, les ami•es, la famille. L’im­age, artic­ulée au texte, va per­me­t­tre de mon­tr­er, sans dire explicite­ment, pour laiss­er, je cite, “la porte ouverte pour qui préfère par­tir” (entre­tien du 4 décem­bre 2022) :

Expérimenter le trouble

C’est que — j’in­siste sur ce point — l’e­space d’écri­t­ure est aus­si un espace de pub­li­ca­tion : c’est un espace édi­to­r­i­al, au sens anglais du terme (éditer-pub­li­er). Celui de Gra­cia est pris dans les écrits de réseau et néces­site un ajuste­ment par­tiel avec ses attentes, ses normes, ses savoirs. Mais elle en fait une ressource, qui nour­rit à la fois l’écri­t­ure, l’e­space d’écri­t­ure, l’e­space de pub­li­ca­tion, l’i­den­tité nar­ra­tive et son explo­ration. Je cite :

Quelqu’un m’a dit on a l’impression qu’il y autant de portes qu’il y a d’éléments sur ta page, sur ta chaîne YouTube, moi je me suis dit tant mieux qu’il n’y ait pas une seule porte je ne veux pas qu’on me prenne pour la poétesse libanaise (entre­tien, daté du 4 décem­bre 2022)

L’intervalle par la concrescence

Cette ouver­ture, cette mul­ti­plic­ité des entrées pos­si­bles se fait d’abord par la ren­con­tre désajustée entre l’im­age et le texte : peu de mimétisme chez Gra­cia Bej­jani, plutôt une nar­ra­tion décen­trée, même si les deux formes expres­sives (l’im­age, le texte) crois­sent ensem­ble, dans ce qu’on pour­rait appel­er une “bou­ture” ou une “con­cres­cence”. Gra­cia l’ex­prime, dans un entre­tien du 7 novem­bre dernier :

De cette ren­con­tre naît l’e­space vacant, l’in­ter­valle, à par­tir desquels le sens, ses lignes de fuite, devi­en­nent pos­si­bles, à la fois pour le lecteur, mais égale­ment pour la poétesse. Je cite :

écrire et admir­er ces tas qui sor­tent de soi (écrire, l’écrire l écrire corps)

est-ce du soi en quoi ça s’ap­par­tiendrait encore ? (idem)

On retrou­ve ici notre idée ini­tiale d’a­gence­ment, de ce qui se fait de soi-même, avec l’as­sis­tance de la poétesse. Mais c’est la seule pos­si­bil­ité pour faire émerg­er cet autre chose, qu’on perçoit aus­si bien dans les couliss­es que sur scène. Un même élan cir­cule entre les niveaux et les instances de l’oeu­vre.

Paradoxe et confusion

L’ou­ver­ture du sens passe égale­ment par le para­doxe, qui crée une con­fu­sion salu­taire. Car c’est du court-cir­cuitage de la dialec­tique, de la rai­son, que naît le chant ; cet “immense chant” dont par­lait Rilke, où tout retourne à l’ar­rière-plan, où toute chose devient comme-une. C’est peut-être pourquoi le para­doxe est à ce point présent dans cette écri­t­ure, dans l’oeu­vre de Gra­cia : il con­tribue à indéter­min­er nos modal­ités de recon­nais­sance du monde. Je cite quelques poèmes :

j’ai l’esprit de con­tra­dic­tion à l’extrême et con­tre moi (Aut­ofic­tiogra­phie l mon corps castag­nettes)

la vérité seule m’importe quitte à men­tir en son nom (Aut­ofioct­gra­phie l D’un miroir, l’autre)

nos heures banales nous extra­or­di­naires mor­tels (Vous n’en par­lez jamais l Nos corps en pertes de peaux)

Le sens qui se gagne patiem­ment, par la col­lecte d’im­ages, par la série, par la recon­sti­tu­tion lente du puz­zle, se trou­ve régulière­ment égrat­iné : nous sommes sans arrêt recon­duit à la fron­tière, som­més de camper les seuils. Il n’y a pas de refuge ici ; aucune sta­bil­ité ontologique :

Une vérité négative

C’est que nous sommes dans un régime négatif, pro­pre à la théolo­gie mys­tique : ni française, ni libanaise, ni femme, ni homme, ni tout à la fois, ni un peu, ni beau­coup, ni avoir quit­té le Liban ni y être encore. Le réel ain­si con­sti­tué ou pro­posé n’est pas men­songer, il est modal­isé ; c’est le seul viable, dans un monde en guerre,  soumis à l’in­sta­bil­ité, où il n’y a que deux choix : soit devenir fou, soit devenir un autre. La posi­tion néga­tive, ou neu­tre, per­met d’échap­per à ce dilemme. Je cite Gra­cia, avec un extrait tiré d’un entre­tien qui date du 4 décem­bre 2022  :

Et moi je suis où ? je pense que j’essaie de n’être ni com­plète­ment dedans ni com­plète­ment dehors. dehors je perdrais ma clair­voy­ance ; dedans, je per­dais le réel, je serai dans la folie. Je me tiens à la lisière

Conclusion : “un patchwork de vies possibles”

Pour con­clure, à quoi donne accès une telle posi­tion ? Sans doute à cet autre qui écrit, au daïmôn, à ce “Moi à la sec­onde per­son­ne” des mys­tiques, à notre véri­ta­ble allié dans un monde soumis à la pré­car­ité ; à un patch­work de vies pos­si­bles. Pour lui faire place, pour le laiss­er chanter, il faut pou­voir créer l’e­space du retranche­ment. C’est un espace para­dox­al, où se fait une col­lecte inces­sante de formes han­tées, qui trou­vent leur place et s’har­monisent au con­tact d’autres gestes, d’autres savoirs, d’autres attentes, dont s’ab­sen­tent pro­gres­sive­ment l’au­teur, la poétesse, Gra­cia, l’amie, l’in­ter­viewée, qu’il n’a aujour­d’hui été pos­si­ble de trou­ver qu’au prix d’une fic­tion ontologique, à laque­lle j’ai par­ticipé. Je vous deman­derai donc de ne pas pren­dre trop au sérieux mon échafaudage.

Mer­ci de votre atten­tion.

Notes   [ + ]

1. Benoît Tur­que­ty et Car­o­line Zeau éd., Le “Direct” et le numérique: Tech­niques et poli­tiques des médias décen­tral­isés, Milan/Paris, Édi­tions Mimé­sis, 2022.
2. Sur ce sujet, Gilles Bon­net, Eri­ka Fülöp et Gaëlle The­val font un tra­vail remar­quable, à paraître en mars 2023.