Sommaire
- 1 Introduction : le colloque comme entretien avec un ami
- 2 Prendre au sérieux ce qui nous arrive
- 3 Propriétés du monde imaginal : le “Pays-du-Non-Où”
- 4 Daïmôn, djinn et ange dans les traditions monothéistes
- 5 Êtres imaginaux et terrains de recherche
- 6 Ebauches d’une épopée queer et mystique
Je publie ci-dessous le texte d’une conférence donnée dans le cadre du colloque “Les savoirs de la rencontre” (18–19 octobre). C’est, d’une certaine manière, la suite ou la prolongation de “Ethnographie du monde imaginal : soin, éthique, politique”. J’ai repris des moments pour rendre lisible le geste, mais j’en ai surtout profité pour préciser quelques éléments et pour relier à d’autres préoccupations (la question queer). Puisse votre daïmon, qui vous cherche depuis si longtemps, vous trouver.
Introduction : le colloque comme entretien avec un ami
“Bonjour à tous et toutes, heureux d’être finalement avec vous ; j’ai douté jusqu’au bout de cette possibilité à cause de la grève, grève que je soutiens. J’aime penser que nos familiers, que nos daimones, que nos anges, nos djinns ont travaillé à rendre possible cette rencontre. J’en profite pour remercier très chaleureusement Elsa Tadier et Joëlle Le Marec, à la fois pour l’idée forte, puissante, rare, de ce colloque et pour l’organisation, la logistique, qui ont été impeccables du début à la fin, malgré une conjoncture défavorable. Vous permettez aujourd’hui à nos voix d’être entendues, dans un espace accoustique d’une grande qualité.
Je viens d’utiliser le mot “colloque” et j’aimerais, en suivant le fondateur des jésuites, Saint Ignace de Loyala, en rappeler la définition — ce que je fais maintenant fréquemment ; c’est une sorte de précaution, de protection mais également de rappel à nos missions. Dans les Exercices spirituels, Saint Ignace de Loyala écrit en 1546 : “Le colloque est l’entretien d’un ami avec son ami.” J’aimerais donc aujourd’hui vous inviter à un entretien et peut-être deviendrons-nous amis, si ce n’est déjà le cas, au cours de ce colloque.
C’est bien d’amitié dont je vous parlerai, d’alliances, de coprésences, de relations avec des êtres situés à d’autres échelles, avec lesquels il est peut-être temps de renouer, méthodiquement et prudemment.
Prendre au sérieux ce qui nous arrive
Les êtres dont je vous parlerai sont bien connus ; ce sont le daïmon, le djinn, l’ange et toutes les entités intermédiaires que les modernes ont enfermées, peut-être à juste titre, dans la prison de l’imaginaire.
Contre cette idée, l’islamologue et philosophe Henry Corbin a rédigé quelques ouvrages fondamentaux et décisifs, qui portent sur la mystique musulmane, notamment iranienne, notamment chiite ; Corbin est aussi connu pour être le premier traducteur français de Heidegger dans les années 50 et pour avoir laissé à sa mort, en 1978, une oeuvre considérable, essentiellement des traductions commentées de textes ou de fragments de textes arabes, persans, sankrits, grecs, latins, etc. J’ai déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, d’évoquer ses apports et de recourir à un concept aujourd’hui célèbre qu’il a forgé, par opposition à la notion d’ ”imaginaire”. En proposant le concept d’ ”imaginal”, de “monde imaginal”, il a contribué à réhabiliter un ensemble de descriptions, de phénomènes, d’expériences ou d’êtres qui étaient reléguées, au mieux, dans les limbes de la phantasia, de la fantaisie.
Si ce concept m’intéresse, et si je le travaille aujourd’hui avec d’autres amies, comme Mélodie Faury, c’est qu’il me permet de prendre au sérieux ce que j’expérimente depuis longtemps en pratiquant la méditation, ou lorsque je suis dans des états de demi-sommeil — car, comme certains d’entre nous, d’entre vous, j’ai des visions et j’entends des voix.
La science moderne, nos collègues, neuroscientifiques ou anthropologues, ont des manières utiles de penser ce qu’ils appellent l’endophasie, l’hypnagogie ou la transe1Voir par exemple Geremia Cometti et al., Au seuil de la forêt: Hommage à Philippe Descola, l’anthropologue de la nature, Mirebeau-sur-Bèze, Tautem, 2019.. Mais ils ne me permettent pas de faire quelque chose de ces visions ou de ces voix, dans une perspective par exemple littéraire, artistique, médiatique voire politique — ils n’en font, souvent, que des objets d’étude. Autrement dit : ils ne me permettent pas de prendre au sérieux ce qui m’arrive, comme nous y invite une certaine philosophie américaine2Sandra Laugier, Recommencer la philosophie : Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Enlarged édition. Paris, Vrin, 2014.. Avec les concepts modernes d’endophasie, d’hypnagogie, de transe, je n’arrive pas à aller au-delà de l’explication ; tout à coup, je me renferme, je me recroqueville, je me déssèche, j’ai même un peu honte de vous faire face aujourd’hui. On n’aurait donc affaire qu’à des croyances, qu’à du folklore, qu’à des hallucinations et toute personne qui les penserait différemment serait aussitôt accusée de folie ou de charlatanisme.
J’aimerais au contraire profiter de l’occasion, généreuse, qui nous est donnée ici pour faire place à autre chose — et nous verrons alors si nos liens s’en trouvent un peu modifiés. Car “n’y-a-t-il pas entre nous une très intime communauté ?” se demandait le poète mystique Angelus Silesius au 17e siècle3Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, Editions Payot & Rivages, 2004..
Les énoncés, les voix internes que j’entends en méditation, en auto-hypnose, peuvent prendre des formes très variées, de la petite sentence, de la maxime, du haïku, du koan zen jusqu’à, en effet, l’énigme. Quelques citations, parmi un corpus de centaines de phrases, retranscrites de 2019 à aujourd’hui :
Or, des éléments spatio-temporels sont petit à petit apparus ; des déictiques, comme on dit en linguistique. Généralement, leur fonction est de situer les sujets d’une interaction, pour qu’elle ait lieu dans de bonnes conditions, à partir des indices de la situation. C’est la raison pour laquelle, par exemple, mon père me demande toujours au téléphone : “Tu es où ?” Mais les indices apparus dans mes séances de méditation ou d’auto-hypnose étaient assez voire franchement obscurs.
Je cite :
Bien entendu, on peut repérer des éléments de ma biographie personnelle, probablement des traces d’un inconscient collectif, on peut jouer avec les homophonies psychanalytiques ou les données socio-historiques, mais, là encore, j’aimerais que nous ne râtions pas l’occasion de faire un pas de côté.
Propriétés du monde imaginal : le “Pays-du-Non-Où”
Dans un texte daté de 19604Henry Corbin, “Mundus imaginalis ou l’imaginaire et l’imaginal” dans Face de Dieu, face de l’homme. Herméneutique et soufisme, Paris , Éditions Entrelacs, 1983[1964], p. 27–58., Henry Corbin synthétise ses recherches sur le “monde imaginal”, jusque-là éclatées dans de nombreux ouvrages, très savants. En quoi ce concept peut nous être utile pour penser la rencontre et qu’entendaient par là les mystiques musulmans du 12e au 17e s ? Dans mes séances de méditation, dans mes états de demi-sommeil ou de disponibilité à ce qui est, je n’ai pas seulement des visions et je n’entends pas seulement des énoncés, des voix internes ; des êtres se présentent parfois avec un nom et un prénom ; par exemple :
Faudrait-il, là encore, balayer d’un revers de main ce qui se présente à nous, ce qui demande manifestement à se dire, à être connu ? Que se passerait-il si nous faisions bon accueil à ce qui nous arrive ? Et comment le faire, sachant que nous avons perdu un certain nombre des savoirs anthropologiques, qui nous permettraient, collectivement, d’accueillir ces forces, ces autres. Dans ce cadre, il nous faut d’abord apprendre à les connaître et à les voir. Or, le “monde imaginal” offre quelques prises.
C’est d’abord un monde intermédiaire, situé entre le monde des sens, empirique et le monde intelligible, conceptuel ; le monde imaginal est le monde de l’âme, le mâlâkût où, nous dit Corbin, a eu lieu l’ensemble des gestes, l’ensemble des énoncés, l’ensemble des récits, l’ensemble des formes, l’ensemble des vies de l’humanité — on croit ici reconnaître l’Aleph de Borges. Ce monde est un lieu sans coordonnées, qui se présente de manière capricieuse, fractale ; c’est un lieu, nous dit Henry Corbin, qui n’est pas situé mais qui situe ; c’est, pour reprendre Sohrawardi, le mystique du 12e s, “Le Pays du Non-Où”.
Pour le dire autrement et dans un vocabulaire plus contemporain : c’est le lieu de nos possibles, où jaillissent continuellement des nouveautés (Bergson) ; c’est là que résident nos virtualités, l’ensemble des lignes que nos vies pourraient prendre, si nous avions un peu plus d’imagination. En effet, ce n’est que par l’imagination que nous pouvons y accéder — cette imagination constitue un organe de perception, au même titre que l’oeil. Car par “imagination”, il ne faut pas entendre “imaginaire”, ou “projection mentale intentionnelle”, comme on le dirait rapidement du travail d’un écrivain ou d’un peintre ; il s’agit, par des techniques spécifiques (la méditation, par exemple), de laisser des images, des voix, jaillir d’elles-mêmes, jusqu’à nous travailler de l’intérieur, jusqu’à un état d’indéfinition ou d’indicernabilité, comme le décrivent les femmes taoïstes5Catherine Despeux, Pratiques des femmes taoïstes, Paris, Deux oceans, 2013. et la théologie dite négative ou apophatique — tous ceux qui ont fait un peu d’hypnose savent de quoi je parle. Cette expérience est spirituelle et phénoménologique ; elle est admirablement résumée par un vers du poète Georges Schehadé :
C’est pourquoi le “monde imaginal” se distingue strictement de l’utopie, des fabulations spéculatives, des rêveries sociales et politiques. Il n’y a rien à imaginer pour y accéder ; il suffit, au contraire, de se laisser instruire par l’imagination elle-même, voire de se laisser posséder par elle, pour fondre à l’arrière-plan, pour vider son temple et donner l’opportunité à autre chose de l’habiter un temps. C’est toute la perspective d’une théologie comme celle de Maître Eckhart (1260–1328), très proche de la mystique musulmane iranienne, où le vide est un principe moteur : nous devons apprendre à l’habiter et à le laisser nous habiter ; nous n’avons besoin de rien d’autre ; tous les “exercices spirituels” (Pierre Hadot), de respiration, de positionnements corporels, sont certes utiles mais rapidement superflus. Je rejoins ici la position d’une Madame Guyon6Madame de Guyon, Écrits sur la vie intérieure, Orbey, Arfuyen, 2005., mystique du 17e siècle.
On découvrira dans ce temple ou dans “ce monde imaginal” une topographie réelle, une géographie objective nous dit Henry Corbin, un lieu qui nous expulse certes de nous-mêmes, mais qui n’est accessible que par nous-mêmes, par un pivotement lent, intime, intérieur sur nous-mêmes. “Si tu abandonnes le monde, tu entreras dans cela de quoi le monde a été fait” écrit Jakob Böhme au 17e s7Jacob Bohme, De la vie au-delà des sens, Orbey Paris, Arfuyen, 2013., lui aussi très proche des mystiques musulmans. Ces derniers font une description précise de ce monde intermédiaire, qui s’apparente à une île verte :
Sur cette île se trouve une cité, un temple, un arbre mythique, des gouverneurs et… un jeune homme :
Qui est-il ? Généralement, le narrateur des récits mystiques se réveille en ayant oublié cette rencontre pourtant décisive, joyeuse ; mais il en garde une trace nostalgique et le sentiment gnostique d’avoir enfin retrouvé les siens.
Le narrateur, comme nous, comme Verlaine, sait au fond qui est cette femme ou cet homme inconnu, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. Cet être, l’autre soi-même, c’est l’ange, le djinn ou le daïmon que les mystiques chiites appellent l’ ”îmam caché”.
Daïmôn, djinn et ange dans les traditions monothéistes
Il existe aujourd’hui une littérature universitaire assez vertigineuse sur ces êtres intermédiaires. La bibliographie est trop imposante pour avoir la prétention de la synthétiser aujourd’hui. Je retiendrai seulement quelques éléments utiles, avant de revenir à Corbin.
Le daïmôn, d’abord, a été popularisé par la figure de Socrate. Le philosophe évoque, à plusieurs reprises dans les dialogues de Platon, une voix, une image autonomes qui surgit, qui le guide et l’inspire. Mais on la retrouve bien avant Platon, bien avant Socrate et bien après eux. Le daïmôn désigne alors une “puissance régulatrice”, une “puissance divine”, une “divinité du destin” qui intervient dans les affaires humaines : il rétablit l’équilibre, “fait alterner équitablement la fortune et l’infortune”, “habite et transcende l’individu”, peut occuper différentes formes et fonctions (esprit vengeur, farceur, âme des défunts, etc.) — je vous renvoie ici à l’étude magistrale et récente d’Andrei Timotin8Andréi Timotin, La démonologie platonicienne: Histoire de la notion de daimon de Platon aux derniers néoplatoniciens, Leiden ; Boston, Brill, 2012., ainsi qu’aux travaux de Vinciane Pirenne-Delforge. Avec Platon, le daïmôn oscille entre une force extérieure et intérieure, jusqu’à prendre la forme du “démon personnel” — les auteurs des siècles suivants chercheront un équilibre entre ces deux voies, en posant un certain nombre de questions : chaque individu naît-il avec un daïmôn, qu’il doit découvrir ? Si c’est le cas doit-on lui vouer un culte ? N’est-il qu’un être ou qu’une métaphore des instincts troubles qui animent tout individu et qu’il doit apprendre à maîtriser ? L’oscillation de ces questions est indexée sur les nouvelles conceptions de l’individu, de la personne, de la conscience, de l’âme qui mettent des centaines d’années à circuler, à se stabiliser, à se faire, à se défaire. C’est le passage, très fin, entre “avoir un daïmôn” et “être un daïmôn”, selon la formule de Marcel Détienne9Marcel Detienne, La Notion de Daïmon dans le pythagorisme ancien: De la pensée religieuse à la pensée philosophique, Les Belles Lettres, 2021..
Le judaïsme et le christianisme vont hériter de ces conceptions, les retravailler, les populariser, en distinguant notamment deux figures (je caricature : l’ange et le démon) auxquelles vont être associés des rituels de convocation, de conjuration ou de congédiation10Yoram Bilu, “Dybbuk and Maggid: Two Cultural Patterns of Altered Consciousness in Judaism”, AJS Review, 21(2), 1996, p. 341–366 ; Gideon Bohak, “Anges et démons” dans Magie. Anges et démons dans la tradition juive, Paris, Flammarion/Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, p. 27–38.. Dans l’antiquité, notamment juive, on apprenait à entretenir des relations avec ces entités, par le truchement de la matière quotidienne11Mika Ahuvia, On My Right Michael, On My Left Gabriel: Angels in Ancient Jewish Culture, 2021. : des bols, des amulettes, sur lesquelles pouvaient être inscrites des formules, des invocations. Dans le Christianisme des moines du désert12Ellen Muehlberger, Angels in Late Ancient Christianity, New York, OUP USA, 2013 ; Philippe Faure, “Ange bon et ange mauvais des Pères de l’Église au Moyen Âge” dans Jean-Patrice Boudet et Christian Renoux (éd.), De Socrate à Tintin : Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, Adresse : http://books.openedition.org/pur/121449, ces êtres intermédiaires servent un programme spirituel : assister l’individu dans la voie du perfectionnement ; cet individu devient un théâtre où des forces se livrent un combat permanent et trouvent un point d’équilibre dans la prière. La figure du daîmôn est alors rapprochée de l’ange, du guide et il est possible, au Moyen Âge, de s’en procurer un13Anna Caiozzo, “Anges gardiens et démons familiers dans les manuscrits enluminés de l’Orient médiéval” dans Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (éd.), De Socrate à Tintin : Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. Adresse : http://books.openedition.org/pur/121461. Qui est-il ? C’est l’autre face de l’homme, sa face divine, qu’il s’agit de reconquérir.
Dans la tradition musulmane, sur laquelle je reviendrai plus longuement, le contact avec ces êtres est proscrit14Jean-Charles Coulon, La magie en terre d’islam au Moyen Age, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques — CTHS, 2017., lorsqu’ils prennent la forme de djinns, c’est-à-dire d’entités proches des hommes — ce sont leurs doubles maléfiques15Pierre Lory, “Esprits terrestres (djinns) et relations sexuelles en islam traditionnel” dans Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (éd.), De Socrate à Tintin : Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. Adresse : http://books.openedition.org/pur/121455, obscurs, qui errent dans le désert, qui peuvent prendre des formes variées, troubles, pour tromper leurs victimes, au point de les rendre folles16“Génies” dans Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007.. Mais ces djinns peuvent également conseiller les humains, devenir leur guide17Jalil Bennani, Des djinns à la psychanalyse: Nouvelle approche des pratiques traditionnelles et contemporaines, Dijon, Les Presses du réel, 2022.. De la même manière, les anges entretiennent des relations complexes, souvent convoqués dans les récits soufis18Louise Gallorini, “The Symbolic “Function of Angels in the Qur’an and Sufi Litterature”, Thèse de doctorat, Université de Beyrouth, 2021. ; ils occupent une fonction initiatique, nécessairement et prudemment graduelle, marquée par le passage d’une étape à une autre, d’une montagne à une autre (dans Le Langage des oiseaux d’Attar, par exemple) ou d’une “station” à une autre.
Comme on le voit, la ligne de partage entre ange et djinn, entre bon et mauvais est donc loin d’être claire et nettement tranchée ; elle admet des gammes intermédiaires, jusqu’à l’association voire l’accouplement mythique avec ces êtres19Yuval Harari, “Principes de la magie juive, croyances et pratiques” dans Magie. Anges et démons dans la tradition juive, Paris, Flammarion/Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, 2015. ; Pierre Lory, “Esprits terrestres (djinns) et relations sexuelles en islam traditionnel” dans Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (éd.), De Socrate à Tintin : Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. Adresse : http://books.openedition.org/pur/121455. De la même manière, le recours à ces êtres fait l’objet d’un jugement ou d’un traitement paradoxaux : il est autorisé selon certaines conditions, qui correspondent aux normes du moment (on peut, par exemple, utiliser la magie pour faire revenir un mari trop libre20Gideon Bohak, “Anges et démons” dans Magie. Anges et démons dans la tradition juive, Paris, Flammarion/Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, p. 27–38.). Bref, si les traditions monothéistes (et les autres) nous incitent à la prudence, elles nous invitent également à investir ces relations — ou ces agencements, ces matrices de sens -, au moins à titre exploratoire.
Êtres imaginaux et terrains de recherche
J’explore aujourd’hui cette voie, aussi bien d’un point de vue personnel que scientifique : en mettant progressivement en place — ou en trouvant — des règles, qui sont nécessaires, lorsqu’on dèstabilise ainsi des matrices de sens, des ordres. Dans mon cas, ces deux lignes — recherche et personnel — se mêlent continuellement. On pourrait parler, avec Merleau-Ponty, d’une “unité d’empiètement” : sur mes terrains de recherche, qui sont parfois des tranches de vie, des daïmones surgissent, pour me prévenir, pour me mettre en garde. Pour le dire autrement et de manière plus contemporaine : j’ai développé une forme d’ ”attention écologique” — la formule est de François Roustang21François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, Minuit, 2003.. Ce type d’attention, autonome, se caractérise par le rassemblement de signes éparses dans une situation sociale et par leur synthèse sous la forme d’une image, d’un rébus. Je travaille, par exemple, sur la fétichisation raciale, sur le racisme sexuel dans les communautés homossexuelles22Marc Jahjah, ““T’es intelligent pour un arabe !“Auto-ethnographie d’un corps colonisé””, Itinéraires. Littérature, textes, cultures, 2022. Adresse : https://journals.openedition.org/itineraires/11748?lang=en. Or, plus d’une fois, en rencontrant certains hommes, mon daïmôn s’est agité, a bondi, les a instantément représentés sous la forme d’animaux dangereux. À d’autres moments, seul, j’ai interrogé mon daïmôn, pour savoir à qui j’avais eu réellement affaire, après une rencontre avec une personne. J’ai manifestement pratiqué ce que Jung appelait l’imagination active, que j’appelle plutôt la “conversation écologique” : elle consiste à prendre du plaisir à passer du temps avec ces êtres intermédiaires, distribués dans l’espace sensoriel, pour les interroger, pour en faire des alliés.
Nous ne pouvons cependant pas leur ouvrir la porte aussi imprudemment. Les Pères du désert nous préviennent : le risque c’est de glisser dans des matrices de sens pour lesquelles nous n’avons pas les savoirs anthropologiques, contrairement aux chamanes, aux prêtres, aux imams, aux exorcistes taoïstes ; le risque qui nous guette, c’est la “para-noïa”, le fait d’être étymologiquement “à côté de son intelligence”23Pierre Miquel, Lexique du désert, Bégrolles-en-Mauges, Maine-&-Loire, Editions de Bellefontaine, 1997..
Nous donc voilà pris dans la dialectique de toute quête mystique : quelque chose déborde, demande à se dire24Michel de Certeau, La fable mystique, 1 : XVIe — XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987. ; mais le dire réveille des forces trop puissantes socialement, parce qu’elles destabilisent les ordres du réel, les cadres de l’expérience (Goffman). Alors que faire ?
Ebauches d’une épopée queer et mystique
J’aimerais terminer ce parcours en dessinant un programme de travail, où se rencontrent le daïmôn, le djinn et l’ange. Avec Mélodie Faury, qui interviendra juste après, nous avons commencé, prudemment, petit à petit, à les mobiliser, par exemple dans des performances collectives, ritualisées, dans un festival en anthropologie du langage à Bordeaux :
, par exemple dans des performances artistiques, en ASMR, sur YouTube, où nous avons fait entendre ces voix que nous entendons :
Nous recourrons aujourd’hui à l’intelligence (dite) artificielle pour les matérialiser sur les réseaux (dits) sociaux, pour leur donner forme, pour trouer ces espaces standardisés et en interrompre l’esthétique ronronnante, en réutilisant des codes ou des formes dominantes pour capter l’attention, avant de la réveiller. Ici, nous laissons les daïmones, les djinns et les démons hanter les réseaux, qui peuvent d’ailleurs prendre la forme de nos proches, parfois morts, en demande répétée d’incarnation :
Mais nous le faisons avec des règles, avec loyauté ; avec eux :
Comme vous pouvez le constater, Claude Serret est finalement devenu un microscape, un rassemblement de données éparses trouvées sur différents espaces documentaires, que j’ai concentrées dans une miniature, dans un cadre fictionnel, qui contient maintenant cet être. Car un être flou, vague, lorsqu’il est nommé voit son pouvoir de nuisance amoindri — c’est du moins ce que nous enseignent les exorcistes taoïstes du Moyen Âge25Vincent Goossaert, Vies des saints exorcistes: Hagiographies taoïstes, XIe-XVIe siècles, Paris, Belles Lettres, 2021..
Ne perdons-nous cependant pas ici la puissance de l’imaginal, sa force de déroute ? Comment la maintenir intacte sans nous mettre en péril ? Comment faire participer pleinement l’intermonde à nos vies ? Il faut peut-être ici revenir aux leçons d’Henry Corbin sur l’ange26Henry Corbin, L’Archange empourpré, Paris, Fayard, 1976. Il s’agit d’une anthologie de traités mystiques deShihâbôddîn Yahyâ Sohravardî (12e siècle). On pourra aussi consulter : Henry Corbin, L’homme et son ange, Paris, Fayard, 1983 etHenry Corbin Face de Dieu, face de l’Homme — Herméneutique et soufisme, Paris, Entrelacs, 2008.. Il est bien plus qu’un daïmôn personnel : l’ange, c’est la face du divin, c’est le miroir déformé dans lequel je peux me regarder sans m’anéantir et dont le divin a besoin pour se maintenir. L’ange est donc un principe de reconnaissance réciproque ; c’est le jumeau : il me conduit vers un “Moi à la seconde personne” (Corbin), une fois que s’est opérée la transformation intérieure, l’alchimie interne.
Gloria Anzaldua, la grande écrivaine queer des années 80 le dit magnifiquement, comme d’autres (je pense aussi à Bell Hooks ou à Audre Lorde et à leur mobilisation d’un daïmôn : Eros). Je la cite :
Ecrire revient à me fabriquer une âme, à de l’alchimie. C’est une quête de soi, que nous femmes de couleur, sommes venues à penser comme un ”autre” — la noirceur, le féminin. N’avons-nous pas commencé à écrire pour nous réconcilier avec cet autre au coeur de nous-mêmes ? 27dans Femmes, race et décolonisation, Eterotopia, 2022.
On n’a pas assez vu ici les liens entre la théorie queer et la mystique, entre cet ensemble d’auteures qui ont pensé la subalternité aux tournants des années 70–80 et tous ceux, toutes celles, parti•es en quête du divin. On peut résumer ces liens par une formule : dans un cas, comme dans l’autre, il s’agit de préciser notre indéfinition, d’expérimenter un état ou une condition vague, flottant•e, visqueux•se, moins par la revendication d’une identité que par l’exploration continue des parties qui l’indéterminent.
C’est cette aventure, typiquement gnostique, qu’il s’agit d’incarner : comment sommes-nous revenus chez nous ? Et quelle sera la forme la plus appropriée ? Un vers du poète Rilke nous donne une piste intéressante. Je le cite :
suis-je faucon, tempête,
ou un immense chant28Rainer Maria Rilke Le Livre de la vie monastique, Paris, Arfuyen, 2019.
On retrouve ici l’idée de l’indéfinition : tout participe du même quoique séparément, tout retourne à l’arrière-plan ; je ne suis plus qu’une ruche qui bourdonne. Ce bourdonnement, cet “immense chant”, c’est l’épopée, mais une épopée d’un genre particulier nous dit Henry Corbin ; une épopée mystique et non plus héroïque ou historique29Henry Corbin, “De l’épopée héroïque à l’épopée mystique” dans Face de Dieu, face de l’homme. Herméneutique et soufisme, Paris, Entrelacs, 2008.. Elle consiste à célébrer les étapes qui mènent à la découverte de cet autre, de visions en visions, de signes en signes, de voix en voix, dans un mouvement où la quête est sans fin ; car c’est l’enquête ici qui importe. C’est peut-être l’enseignement principal de la mystique et de la condition queer : à l’inverse des industries médiatiques et du commentaire, elles nous invitent moins à “camper une posture” qu’à “faire place” à cet autre ; moins “à parler” en notre nom qu’à “faire parole”.
S’il est réellement entendu, cet appel peut contribuer à réévaluer notre approche des savoirs : dès lors, ils ne peuvent plus être pensés comme l’ensemble des moyens qui nous permettent d’agir sur le monde, pour généralement l’araisonner, le soumettre, le posséder, l’instrumentaliser, l’asservir, l’extraire ; les savoirs sont, bien plus, ce qui nous agit, ce qui nous creuse et nous remplit. Nous serions bien indiqués de développer cette pratique imaginale des savoirs.
Je vous remercie de votre attention.”
Notes
1. | ↑ | Voir par exemple Geremia Cometti et al., Au seuil de la forêt: Hommage à Philippe Descola, l’anthropologue de la nature, Mirebeau-sur-Bèze, Tautem, 2019. |
2. | ↑ | Sandra Laugier, Recommencer la philosophie : Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Enlarged édition. Paris, Vrin, 2014. |
3. | ↑ | Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, Editions Payot & Rivages, 2004. |
4. | ↑ | Henry Corbin, “Mundus imaginalis ou l’imaginaire et l’imaginal” dans Face de Dieu, face de l’homme. Herméneutique et soufisme, Paris , Éditions Entrelacs, 1983[1964], p. 27–58. |
5. | ↑ | Catherine Despeux, Pratiques des femmes taoïstes, Paris, Deux oceans, 2013. |
6. | ↑ | Madame de Guyon, Écrits sur la vie intérieure, Orbey, Arfuyen, 2005. |
7. | ↑ | Jacob Bohme, De la vie au-delà des sens, Orbey Paris, Arfuyen, 2013. |
8. | ↑ | Andréi Timotin, La démonologie platonicienne: Histoire de la notion de daimon de Platon aux derniers néoplatoniciens, Leiden ; Boston, Brill, 2012. |
9. | ↑ | Marcel Detienne, La Notion de Daïmon dans le pythagorisme ancien: De la pensée religieuse à la pensée philosophique, Les Belles Lettres, 2021. |
10. | ↑ | Yoram Bilu, “Dybbuk and Maggid: Two Cultural Patterns of Altered Consciousness in Judaism”, AJS Review, 21(2), 1996, p. 341–366 ; Gideon Bohak, “Anges et démons” dans Magie. Anges et démons dans la tradition juive, Paris, Flammarion/Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, p. 27–38. |
11. | ↑ | Mika Ahuvia, On My Right Michael, On My Left Gabriel: Angels in Ancient Jewish Culture, 2021. |
12. | ↑ | Ellen Muehlberger, Angels in Late Ancient Christianity, New York, OUP USA, 2013 ; Philippe Faure, “Ange bon et ange mauvais des Pères de l’Église au Moyen Âge” dans Jean-Patrice Boudet et Christian Renoux (éd.), De Socrate à Tintin : Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, Adresse : http://books.openedition.org/pur/121449 |
13. | ↑ | Anna Caiozzo, “Anges gardiens et démons familiers dans les manuscrits enluminés de l’Orient médiéval” dans Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (éd.), De Socrate à Tintin : Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. Adresse : http://books.openedition.org/pur/121461 |
14. | ↑ | Jean-Charles Coulon, La magie en terre d’islam au Moyen Age, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques — CTHS, 2017. |
15. | ↑ | Pierre Lory, “Esprits terrestres (djinns) et relations sexuelles en islam traditionnel” dans Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (éd.), De Socrate à Tintin : Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. Adresse : http://books.openedition.org/pur/121455 |
16. | ↑ | “Génies” dans Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007. |
17. | ↑ | Jalil Bennani, Des djinns à la psychanalyse: Nouvelle approche des pratiques traditionnelles et contemporaines, Dijon, Les Presses du réel, 2022. |
18. | ↑ | Louise Gallorini, “The Symbolic “Function of Angels in the Qur’an and Sufi Litterature”, Thèse de doctorat, Université de Beyrouth, 2021. |
19. | ↑ | Yuval Harari, “Principes de la magie juive, croyances et pratiques” dans Magie. Anges et démons dans la tradition juive, Paris, Flammarion/Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, 2015. ; Pierre Lory, “Esprits terrestres (djinns) et relations sexuelles en islam traditionnel” dans Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (éd.), De Socrate à Tintin : Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. Adresse : http://books.openedition.org/pur/121455 |
20. | ↑ | Gideon Bohak, “Anges et démons” dans Magie. Anges et démons dans la tradition juive, Paris, Flammarion/Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, p. 27–38. |
21. | ↑ | François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, Minuit, 2003. |
22. | ↑ | Marc Jahjah, ““T’es intelligent pour un arabe !“Auto-ethnographie d’un corps colonisé””, Itinéraires. Littérature, textes, cultures, 2022. Adresse : https://journals.openedition.org/itineraires/11748?lang=en |
23. | ↑ | Pierre Miquel, Lexique du désert, Bégrolles-en-Mauges, Maine-&-Loire, Editions de Bellefontaine, 1997. |
24. | ↑ | Michel de Certeau, La fable mystique, 1 : XVIe — XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987. |
25. | ↑ | Vincent Goossaert, Vies des saints exorcistes: Hagiographies taoïstes, XIe-XVIe siècles, Paris, Belles Lettres, 2021. |
26. | ↑ | Henry Corbin, L’Archange empourpré, Paris, Fayard, 1976. Il s’agit d’une anthologie de traités mystiques deShihâbôddîn Yahyâ Sohravardî (12e siècle). On pourra aussi consulter : Henry Corbin, L’homme et son ange, Paris, Fayard, 1983 etHenry Corbin Face de Dieu, face de l’Homme — Herméneutique et soufisme, Paris, Entrelacs, 2008. |
27. | ↑ | dans Femmes, race et décolonisation, Eterotopia, 2022. |
28. | ↑ | Rainer Maria Rilke Le Livre de la vie monastique, Paris, Arfuyen, 2019. |
29. | ↑ | Henry Corbin, “De l’épopée héroïque à l’épopée mystique” dans Face de Dieu, face de l’homme. Herméneutique et soufisme, Paris, Entrelacs, 2008. |