Sommaire
(À mes ami.e.s ; aux êtres imaginaux)
J’ai participé le 21 mai 2021 au séminaire d’Emmanuel Souchier et Anne Zali, “Chemins d’écritures”, qui portait cette année sur la “résistance” — le séminaire existe depuis 7 ans maintenant. La conférence devrait être publiée quelque part, sous une forme plus académique — je tiens néanmoins à en garder une trace libre, anarchique, d’autant que quelques collègues m’avaient demandé d’y assister. Un beau souvenir déjà, avec un accueil assez rare — merci à Emmanuel et Anne pour leur confiance. Pendant la conférence, un collègue et ami (Gustavo Gomez-Mejia) a fait une très belle cartographie des concepts mobilisés, des phrases entendues : merci à lui, à toi, d’avoir su prendre si bien soin de ce qui n’est encore qu’une ébauche d’une intuition, l’écriture imaginale.
《Ethnographie du monde imaginal》 〰!@marc_jahjah ⇣ @hypnographie pic.twitter.com/LOtfaEawtp
— Gustavo Gomez-Mejia (@G_GomezMejia) May 21, 2021
Je vous laisse avec le texte de la conférence, entrecoupé des diapositives qui ont servi de support et en sautant les premières 5 minutes de remerciements, de justifications du sujet — en effet, 2 semaines avant, j’ai proposé à Emmanuel et Anne de travailler plutôt sur le monde imaginal, au lieu de l’ethnographie de l’édition et de la littérature numériques initialement prévue.
Les voix que j’entends
“Je ne développerai pas plus ces éléments. J’ai préféré faire d’un séminaire ce qu’il est et devrait rester, que vous défendez : une pépinière, un “principe vital”, selon la belle étymologie, où l’on sème des graines. Ce qui est de moins en moins le cas des colloques, ces grosses usines universitaires, où nous défilons tous les uns après les autres — Nous avons perdu le sens du mot “colloque” que rappelle Saint Ignace de Loyola dans ses Exercices spirituels, un texte qui date de 1548. Je le cite :
Le colloque est l’entretien d’un ami avec son ami.
Il relève de la conversation, c’est-à-dire du plaisir à passer du temps ensemble, selon l’expression heureuse de Sandra Laugier. J’espère pouvoir y participer et vous y voir participer, dans l’échange que nous aurons, qui a débuté.
Si je commence ma présentation ou ma conversation de cette manière, ce n’est pas uniquement par souci rhétorique, pour capter votre bienveillance ; je sais ici que je n’en ai pas besoin. C’est surtout pour évoquer la manière dont je travaille depuis 2–3 ans et ce que je vis, qui m’a amené à formuler une nouvelle proposition pour votre pépinière, votre séminaire ; je n’ai fait que me soumettre à ma nécessité. Car depuis 2–3 ans, j’entends des voix, qui se sont mêlées progressivement, à mesure que je leur faisais de la place et qu’elles en prenaient, à mon processus de travail, d’écriture, à mes interactions, à mes recherches, à mes enseignements, jusqu’à les reconfigurer, sans être pour autant envahissantes. Ce que j’aimerais donc aujourd’hui, c’est vous raconter ces voix et ma trajectoire qui m’a permis de les entremêler à mes recherches sur l’écriture et à ce que j’appelle, avec d’autres, les arts de résistance, c’est-à-dire l’ensemble des ressources (affectives, matérielles, économiques, spirituelles) mobilisées par les subalternes, les gens de peu, pour faire compter leur voix, dans des espaces anéantis, hégémoniques ; on peut aussi parler de “technique de soi” ou de “technique de l’ordinaire” pour reprendre la belle formule de Daniele Lorenzini, lecteur de Foucault, Hadot et Cavell, qui permettent de répondre au pouvoir, dont la spécificité est de se distribuer dans notre quotidien, d’en gérer les aspects pratiques, affectifs, sociaux. Pour faire face à ce pouvoir, nous devons développer des arts ou des techniques à son échelle : distribuées, immanentes et ordinaires. Çar ces arts ou ces techniques, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ne relèvent pas du para-normal ; bien au contraire, elles relèvent d’un ordinaire dont nous avons été privés et qu’il nous faut reconquérir, pour retrouver notre puissance d’agir ; notre joie, comme dirait Deleuze. C’est ce à quoi je m’emploierai, via l’écriture, la découverte et l’exploration d’un nouveau monde : le “monde imaginal”.
C’est d’abord avec ce qu’on appelle socialement l’hypnose et l’auto-hypnose, que j’ai eu accès à ce monde que je ne savais pas encore qualifier comme tel il y a 6–7 ans. J’étais allé voir une hypnothérapeute, pour gérer, comme tout le monde, des problèmes de stress, d’anxiété — au cours d’une séance, assez banalement, j’ai vu des images mentales, fugitives, comme on peut en voir dans les rêves. Après quelques séances, l’hypnothérapeute m’a congédié avec un guide écrit, un document, une sorte de mode d’emploi à suivre, un protocole, pour développer cette technique, que j’ai mobilisée à plusieurs reprises, pour faire des choix, pour accéder à des réponses, souvent inédites et étranges, qui relèvent de processus cognitifs bien identifiés aujourd’hui ; il y a de nombreuses d’études neuroscientifiques sur le sujet, plus ou moins intéressantes, moins que plus d’ailleurs, sur l’hypnose1Mis à part François Roustang, les études sur l’hypnose sur assez pauvres et décevantes ; il faut plutôt aller chercher du côté de la mystique, des expériences à peu près similaires mais autrement qualifiées. J’en profite pour signaler un très beau catalogue d’exposition sorti récemment : Pascal Rousseau (dir.), Hypnose. Art et hypnotisme de Mesmer à nos jours, Beaux-arts de Paris éditions, 2021.. Ma première approche était instrumentale — c’est la manière la plus usuelle et peut-être la plus pauvre sans doute de mobiliser ce que j’appelais encore à cette époque “l’auto-hypnose”.
Petit à petit, pourtant, je me suis rendu compte que je n’avais pas besoin de poser de questions spécifiques pour voir et entendre — j’ai commencé à me redoter de la technique sans but spécifique, sans intention particulière ; je n’avais plus rien à réparer, plus vraiment de problème à résoudre — et c’est là que commence l’histoire. Il me suffisait d’être assis sur un canapé, de fermer les yeux, d’être attentif à mon environnement sensoriel pour commencer à entendre une voix, qui n’avait pas de tonalité spécifique — c’est celle que vous entendez, lorsque vous vous parlez — c’est une voix qui a une histoire depuis l’antiquité, une histoire documentée, critiquée, dénoncée aussi, notamment par la philosophie de Wittgenstein : la “voix intérieure” qui ne serait qu’un mythe. Mais pour la première fois, je l’entendais de manière autonome, sans sollicitation, en faisant seulement de moi une terre d’accueil ; en attendant.
Et l’attente est productive, comme nous l’apprend Beckett — il se passe beaucoup de choses pour qui sait attendre, dans les intervalles, dans les silences qui sont des moments de langage. J’ai beaucoup entendu en attendant.
Au départ, c’était des provocations, des énoncés poétiques, des conseils à l’impératif, des propositions philosophiques, des haïkus. Je cite quelques exemples, parmi un corpus d’une centaine de phrases :
Le lieu des voix : le monde imaginal
Progressivement, des éléments déictiques sont apparus, c’est-à-dire des indices spatio-temporels ; un champ de présence. Ce sont en général des éléments importants, qui permettent de se situer, d’interpréter la situation à partir de son cadre, de son contexte, de son “environnement”, comme on dit. Or, là, plus les indices étaient précis, moins je savais où j’étais.
Quelques exemples :
On peut identifier, ça et là, des réminiscences, peut-être de la guerre du Liban ou je suis né, des bribes de conversations remâchées, réélaborées, comme nous l’apprennent les psychothérapies, qui vont chercher, dans une démarche sémantique, à établir un lien entre le vécu de la personne et sa topologie cognitive — mais, à mon avis, il y a un gain plus important à les penser à partir d’un concept forgé par un islamologue, Henry Corbin, qui fut le 1er traducteur français d’Heidegger dans les années 50 et qui fut également un important philologue, spécialiste de philosophie persane et arabe, dont l’influence est encore très grande.
Henry Corbin a largement contribué à redécouvrir la métaphysique du monde musulman, en proposant des traductions et des commentaires d’auteurs comme Ibn Arabi, suhrawardi ou Molla Sadra. Dans la seconde préface (“Pour une charte de l’imaginal”) d’un essai initialement publié dans les années 50 (Corps spirituel et Terre céleste: de l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite, 2e éd. entièrement révisée, Buchet/Chastel, 1979), il forge un concept pour qualifier un monde auquel se réfèrent sans cesse les trois auteurs mentionnés. Ce monde, c’est le “monde imaginal”, un monde intermédiaire entre le sensible et l’intelligible, qui correspond à un mode de connaissance spécifique, qu’il appelle “imagination agente”, qui sécrète des visions autonomes, indépendamment d’infrastructures socio-économiques ou socio-politiques. Ce qui permet à Corbin de distinguer l’imagination agente, ou l’imaginal, de l’imaginaire qui dans les années 50–60 est encore tributaire d’une vision marxiste — il s’agit de dénoncer les imaginaires d’une société, c’est-à-dire les idéologies, les fantasmes, les illusions qui la traversent et la travaillent. C’est encore une thématique et un concept très présents dans la recherche universitaire, qui sont utiles mais à mon sens hégémoniques — c’est un concept qui disqualifie une partie, une grande partie, des expériences que nous faisons au quotidien, dans le sommeil, dans les passages très fins d’un état sensoriel à un autre, que la pensée taoïste, avec Tchouang-Tseu, avait parfaitement identifiées et auxquelles elle a su donner une place. Mais le “monde imaginal” n’est pas qu’un état sensoriel : c’est aussi un lieu entre le sensible et l’intelligible, une géographie où se manifestent les révélations, les épiphanies, captées par un “organe spirituel” qui, dans la tradition chrétienne, pourrait être le coeur par exemple — on dit bien qu’on voit mieux avec le coeur. Le dernier point à retenir est que le monde imaginal, comme l’organe spirituel, est un intermédiaire : c’est un espace où les idées abstraites et les données sensibles sont réélaborées, sous une forme spécifique, imaginale, qui mêle histoire personnelle, collective, familiale, épopée, récit. Pour être clair, le monde imaginal est un réservoir de possibles, de potentialités2Voir Cynthia Fleury (dir.), Imagination, imaginaire, imaginal, PUF, 2006., dans lequel nous pouvons puiser sans l’exploiter pour réorienter nos narrations, à partir de ce qui émerge spontanément de ce monde et indépendamment de nous — ce qu’on pourrait appeler, avec Bergson, la vie, ce “jaillissement continu de nouveautés”.
On trouve dans les philosophies de l’imagination, chez Bachelard, Jung ou Winnicott, des conceptualisations très proches3Jean-philippe Pierron, Les Puissances de l’imagination, Paris, Les éditions du Cerf, 2012., sous des termes voisins, du fait de la circulation du platonisme dans la pensée chrétienne, alchimique, retrouvée par ces penseurs dont fait partie Henry Corbin — l’imagination créatrice y est pensée comme ce qui intensifie notre présence au monde en nous mettant au contact de nos images intimes, qui ont la capacité de nous réveiller, pour peu qu’on les élève en nous afin de recevoir du monde un soi plus grand que soi. On trouve également, bien évidemment, dans l’anthropologie écologique et notamment dans le chamanisme sibérien ou mongol, des échos de cette pensée, qui fait de l’imagination un principe moteur4Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, Empêcheurs de de penser en rond, 2019. ; elle met en mouvement mais également au contact d’un ensemble d’êtres avec qui la communication n’est possible qu’à partir de ce mode de connaissance — des êtres qui peuvent être l’âme des plantes, des animaux, des minéraux ; mais également des morts qui n’ont pas moins d’existence5Pierre Déléage, “Orimancie Sharanahua” dans Gérémia Cometti et al. (dir.), Au seuil de la forêt. Hommage à Philippe Descola. L’anthropologue de la nature, Totem, p 243–248. ; ils apparaissent juste différemment, sous une autre forme, souvent difficile à identifier, parce que nous nous ne développons pas notre “organe spirituel” comme dirait Henry Corbin. Jakob Bohome, le mystique du 16–17ème siècle, que Corbin tenait pour un équivalent des métaphysiciens iraniens, le dit explicitement dans De la vie au-delà des sens (éditions Arfuyen, 2013) :
Ta propre ouïe, ton propre vouloir, ta propre vue, voilà ce qui t’empêche de voir et d’entendre.
J’ai mobilisé le concept d’imaginal de manière très imprudente jusque-là, comme tant d’autres — dans les années 80 déjà, Corbin se réjouissait et s’inquiétait de la circulation de son concept, sans l’appareillage théorique, sans le contexte historique et culturel, qui l’accompagnait. Ses successeurs6Par exemple : Christian Jambet, L’Acte d’être. La philosophie de la révélation chez Molla Sadrâ, Fayard, 2002. ont insisté sur la nécessité de penser le monde imaginal comme un espace intermédiaire, spécifique à l’âme, où elle déploie des facultés propres, qui agissent d’elles-mêmes — le son entendu dans un état de transe, d’hypnose, est certes la mémoire d’un son empirique, déjà entendu ; mais il ne s’y réduit pas : ce son a des propriétés inédites — il peut voyager, se maintenir, de manière autonome et spontanée, parce qu’il est la manifestation d’un principe moteur, immanent, en la personne de l’écriture.
Conquérir sa solitude
Les philosophes iraniens étudiés par Corbin sont formels sur ce point et fidèles en cela à l’héritage néoplatonicien et médiéval, pour lequel l’univers est une théophanie, c’est-à-dire que ce qui est appelé Dieu se manifeste à travers toute chose. On le retrouve en Occident chez les mystiques, chez Maître Eckhart par exemple, mais aussi chez Swedenborg ou Novalis qui identifie dans Les Disciplines à Saïs :
une grande écriture chiffrée qu’on rencontre partout : sur les ailes, sur la coque des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux.
J’aimerais reprendre à mon compte cette idée, ce lieu commun, mais en le renversant, en considérant que Dieu n’est qu’une manière, parmi d’autres, de qualifier ce qui se joue dans ce que j’appellerai l’écriture imaginale, cet être vivant, guérisseur, puissant, divinatoire, à la frontière des mondes, capable de reconfigurer nos espaces sociaux, familiaux, amicaux, grâce à sa mobilité, à la fois spatiale et temporelle, grâce à tout ce qu’il remet en jeu et en mouvement. C’est dire que l’écriture imaginale relève de l’intime, dans la définition qu’en donne maître Eckart, à la fois lieu, lien, relation, proximité, solitude avec le divin7Eric Mangin, Maître Eckhart ou la profondeur de l’intime, Le Seuil, 2015. ou, si vous préférez, avec un principe actif où paradoxalement personne n’est chez soi. Comme l’écrit Jakob Böhme, le mystique du 16–17ème s :
Si tu peux un instant t’élancer en ce lieu que n’habite nulle créature, alors tu entendras
C’est-à-dire que la condition du lien est la conquête de la solitude, qui ne se donne qu’aux plus offrants. Je résumerai ces thèses par des formules, qui ont jailli d’elles-mêmes il y a quelques mois :
Éléments d’écriture imaginale
Que peut-on attendre du monde imaginal et de sa matérialisation dans l’écriture qu’il anime à son tour, qu’il vivifie, si on la pense comme une scène graphique, énonciative, sociale et agentive, dans une définition que j’emprunte aux sémioticiens et que j’élargis à la question pratique et éthique. Je ne peux répondre que de manière partielle, à partir d’expérimentations flottantes, menées sans intentions particulières — je me laisse guider littéralement par la matière, qui sait mieux que moi où aller. Comme Emily Dickinson, la poétesse, “j’envoie la vague pour recevoir la vague” et j’attends que les filets remontent avec des trésors.
Soin imaginal
Depuis l’année dernière, je publie régulièrement dans les espaces médiatiques, sur Twitter, Instagram et Facebook, des phrases extraites de séances d’auto-hypnose. J’intègre généralement un “hashtag”, c’est-à-dire un signe cliquable qui permet de retrouver l’ensemble de ces phrases sous la même dénomination, à savoir : #hypnographie.
Je me suis petit à petit rendu compte que ce terme était repris, qu’il circulait modestement mais de manière continue, répétée, qu’il commençait à faire territoire, à découper dans des espaces très standardisés une zone privilégiée, où pouvait s’exprimer une parole autre. Je n’ai rien inventé ; je me suis ici inspiré d’activistes du web qui choisissent d’interrompre les esthétiques dominantes des plateformes d’écriture industrielles avec des productions légèrement altérées, qui empruntent aux codes de ces espaces pour attirer le chaland, avant de le capturer, de lui proposer une voie, une lecture alternatives.
Et en effet, quand surgissent ces phrases iconisées dans votre espace plus ou moins personnel, sur twitter, sur Facebook, sur instagram, vous tombez sur des productions assez triviales, communes — on trouve souvent dans ces dispositifs documentaires des citations plus ou moins inspirées, des sentences au présent de vérité générale, des “formes gnomiques” comme disent les spécialistes. Avec un cadre graphique, on maximise cependant les chances d’être lus et repérés — j’ai donc articulé une forme imaginale, une phrase entendue, à de la matière éditoriale, industrielle ; et j’ai attendu.
L’un des premiers à avoir réagi, peut-être le plus surprenant pour moi, est mon frère jumeau. Pourquoi surprenant ? Parce que mon frère jumeau n’a pas fait d’études supérieures, il n’a pas d’intérêt particulier pour la littérature et jusqu’à une période récente on ne communiquait pas, ce qui va à l’encontre du mythe télépathique des jumeaux ; et pourtant, c’est l’un des seuls de la famille à avoir manifesté de l’interêt, à avoir eu la générosité d’y chercher du sens. Il est notamment tombé sur cette phrase : “Il faut de l’herbe pour pousser”, qui est sans doute un souvenir lointain de la dernière page du Candide de Voltaire. Mon frère m’a interrogé au cours d’une discussion, me demandant mon avis sur cette phrase et plus généralement sur le monde, qu’il voit s’enfoncer chaque jour un peu plus dans le chaos. Il me demandait quoi faire, si on pouvait faire quelque chose pour nos enfants. Je n’en avais aucune idée, mais je lui ai suggéré, amusé, encouragé par cette phrase, de commencer un potager avec sa fille pour pousser à leur tour, alors que la communication semblait, là aussi, fragilisée. Depuis un an maintenant, ils récoltent des tomates, des concombres, ils s’informent sur le rythme des saisons, se laissent instruire par elles qui m’instruisent en retour, sans changement majeur dans notre interaction, bien évidemment ; ce n’est pas un potager qui va régler des décennies d’incompréhension mais, et c’est un peu important, quelque chose est désormais possible , nous avons introduit une légère variation dans le cycle infernal des répétitions. Dans la philosophie de Wittgenstein, un possible est une “occasion de faire sens”, c’est-à-dire que toute situation de communication est précaire, toujours menacée par le monde social et ses pièges. Ici, nous avons plutôt choisi de remplir les blancs, les intervalles, en nous jetant un pont. “Cette étincelle, écrit quelque part le sociologue Goffman, et non l’amour sous ses formes les plus visibles, est ce qui illumine le monde.”
Ce que nous avons mutuellement pratiqué relève de ce qu’une anthropologue (Jean Hunleth), spécialiste de l’écriture des enfants, a appelé le “soin imaginal” :
La chercheuse, qui a mené un terrain en Zambie, avec des enfants dont les parents sont atteints de VIH ou de Tuberculose, montre que ces enfants font un usage inédit de leurs dessins pour échapper aux situations présentées comme inéluctables. Jean Hunleth cite, entre autres, l’exemple de la petite Abby, une enfant de 10 ans dont la mère vient d’apprendre qu’elle est atteinte de tuberculose. Réunie autour d’elle, la famille élabore une stratégie pour faire face à cette annonce, sans les enfants. L’anthropologue trouve alors la petite Abby dans sa chambre, dessinant une marmite, un livre d’école, une bouteille de bière et une orange. Ces objets renvoient respectivement à sa volonté de faire à manger à sa mère, de continuer à aller à l’école, aux problèmes d’alcoolisme de son père et à un cadeau onéreux qu’elle adresse à sa mère. Si l’enfant est consciente des limites de son contrôle sur la situation, elle cherche néanmoins à participer au soin de son parent, même exclue des décisions. Comment qualifier ces actes ? Jean Hunleth forge le concept de “soin imaginal” pour en rendre compte. Elle désigne ainsi la capacité des enfants à mobiliser des ressources (dessins, comptines, jeux, etc.) pour agir sur le monde, le pointer du doigt, faire bouger les lignes grâce à des êtres situés entre le sensible et l’intelligible, qui permettent de communiquer avec les adultes.
J’ai pu moi-même le vérifier avec un dessin que mon neveu m’a fait l’année dernière — un dessin a priori banal, à coller sur un frigidaire :
Le lendemain, en me réveillant, je me suis approché du dessin et j’ai remarqué quelque chose que je n’avais pas vu, parce que je ne l’avais pas encore regardé affiché, projeté — il y a avait dessiné un petit livre, au centre d’un dessin surchargé de coeurs, où on pouvait identifier un tout petit livre sur lequel était écrit : “Tonton et Ilan, les deux héros de la terre — écrit par Ilan Jahjah”. Ce qui est remarquable, c’est que j’ai à mon tour rêvé de cette aventure, de ce livre, que je lui en ai fait part et que la conversation, via des dispositifs documentaires et des topologies mentales, se poursuivent aujourd’hui. On a affaire à ce que Merleau-Ponty aurait appelé des “unités d’empiètement” voire même, j’ose le terme, des “unités d’enquêtement” : le monde imaginal, l’écriture pensée comme une théosophie, nous met en tension interprétative et dans une quête douce et paisible de recherche de sens, où s’élaborent conjointement la quête, l’enquête, la carte et le territoire.
Ethique : voir le visible
J’ai commencé à mener cette enquête collective avec des étudiant.e.s autour des phrases qui surgissent régulièrement, pour voir comment nous nous écoulons les uns dans les autres, comment nous nous reélaborons, comment nous devenons pour les autres des textes qu’ils intègrent à leur mythologie personnelle, inscrivent dans leur support informatique et poursuivent ainsi l’effort d’incarnation, de circulation, des propriétés du monde imaginal. Un exemple avec cette phrase : “Je suis ton oeil”, survenue l’année dernière et retravaillée par Radia, une étudiante de la licence édition jeunesse que je dirige. D’autres étudiantes (Valentine) ont proposé des textes et d’autres exercices, que je n’avais pas anticipés : la description de leur grenier, de ce qu’elles ont appelé leur “lieu imaginal”, lieu de refuge, mais également lieu-rêve, situé à l’intermonde :
Ce qui me frappe dans ces exemples, c’est l’attention portée à l’invu, à un monde qui compte mais que nous ne savons plus faire compter et qu’il nous appartient, par des techniques imaginales, de défendre, parce qu’il nous défend en retour, en jetant des ponts, certes, mais en érigeant également des digues , des lignes de défense. En ce sens, l’attention à l’ordinaire rejoint ici le programme d’une éthique, au sens de Wittgenstein ou d’Ivan Illich, comme l’affûtement des organes, comme “l’investigation du sens de la vie, ou ce qui rend la vie digne d’être vécue”.
Ecrire avec les morts
Dernier exemple de ce que nous pouvons attendre du monde imaginal, en écrivant pour et avec les morts. C’est une proposition formulée par des chercheuses féministes et queers, qui pratiquent une forme de trouble dans les épistémologies universitaires. Dans un article publié récemment, dans la revue Australian Femninist Studies, trois d’entre elles, Hema’ny Molina Vargas, Camila Marambio et Nina Lykke écrivent à la terre, aux petits-enfants, au gouvernement, à leurs morts. Difficile, l’article est un hommage à un peuple amérindien, les Selknam, historiquement exterminés par le gouvernement chilien, qui fait aujourd’hui l’objet de commémorations dont les autrices estiment qu’elles relèvent d’une mélancolie indécente, humaniste, coloniale et d’un rapport au temps où le passé, clos, peut être célébré, jusqu’à la nausée. Au contraire, elles proposent de faire des morts des lignes de croissance, qu’on peut nouer aux pieds des vivants en les convoquant lors d’assemblées politiques, en se montrant fidèles à leur visage, en revivifiant les généalogies pour transgresser les pratiques du deuil et les histoires nationales confortables. Une manière de résister face aux nécropolitiques, c’est-à-dire à l’ensemble des processus par lesquels un certain nombre d’êtres sont poussés dans la mort, parce que leur vie est jugée moins digne, comme les migrants ou les animaux. L’une des réponses possibles, pour réveiller une opinion publique léthargique, est précisément de convoquer des êtres imaginaux, situés à la frontière des mondes, qui les transgressent régulièrement, qui nous visitent dans nos rêves — une fois invoqués, ces êtres ont une puissance d’action sur le monde ; ils nous amènent à enquêter sur nos généalogies, à créer du liant entre les membres d’une famille, à renouer avec d’anciennes lignées là où du sens est resté figé.
C’est donc un programme politique, au sens de Platon (Le Politique) : puisque le vêtement du tisserand a été mal tissé, il nous faut le défaire et engager de nouveaux fils, de nouvelles alliances, parfois impropres, étranges.
Conclusion et propositions
Au terme de ce parcours, qui n’est qu’une esquisse bricolée à ce stade, vous aurez compris que l’écriture imaginale n’est rien d’autre que l’écriture, telle qu’elle est pensée dans ce séminaire. Elle a des propriétés énonciatives, matérielles, actantielles mais également agentives, intermédiaires ; elle est entre les mondes, entre le visible et l’invisible, entre les vivants et les morts. Le détour par le monde imaginal m’a seulement permis d’aller là où nous étions depuis le départ. Autrement dit : l’écriture est un attribut du monde imaginal ; sa manifestation la plus éclatante ; elle porte d’espaces en espaces, de mains en mains, sa grande confusion, la parole qui déroute, qui trompe les sens et permet d’accéder à un autre type de sensorialité, plus accueillante avec le présent, la contradiction, l’indétermination, le vague.
Des vies imaginaires aux vies imaginales
Je m’arrêterai avec un programme, celui d’écrire des “vies imaginales”. Le genre des “vies” dans la littérature est très célèbre, de Diogène Laërce jusqu’à Pierre Michon et ses vies minuscules en passant par les Vies imaginaires de Schwob, qui restent indépassables. Depuis quelque temps en effet, je n’entends plus seulement des phrases mais des noms et prénoms ; celui de “Claude Serret” a émergé et m’a plongé dans une nouvelle enquête sur sa vie possible dont je découvre l’ampleur en consultant les archives départementales sur Google Livres, dont je découvre l’adresse sur Google Maps et Google Earth, à partir desquels j’écris, grâce aux images, aux visages, aux rues qui apparaissent, fournissent des embrayeurs fictionnels, dynamisent l’espace du rêve qui les dynamique en retour — c’est une circulation infinie, où passe également le pouvoir.
Comment mener cette enquête et comment la qualifier ? Je l’ai dit, on a affaire à une unité d’empiètement ou d’enquêtement, dans laquelle nous nous coulons, humains, documents, algorithmes, les uns dans les autres. On pourrait parler d’une polyvocalité : nos voix sont prises les unes dans les autres ; elles s’obligent, se tissent ensemble, s’écrivent mutuellement et parfois les unes contre les autres. Aujourd’hui, votre voix est dans la mienne ; la mienne est dans la vôtre : nous n’allons plus cesser de converser, de rêves en rêves, de discussions en discussions, de supports en supports, de manière discontinue. Le paradoxe, c’est que cette polyvocalité se fait aussi avec des supports d’écriture, qui écrivent les voix. Pour mener mon ethnographie du monde imaginal, vu les états dans lesquels mettent la transe, je suis obligé de recourir à des supports d’enregistrement (des magnétophones, des carnets) qui, à leur tour, s’imaginalisent, passent dans les rêves, dans la transe, les amplifient et ainsi de suite.
De l’auto-hypnose à la conversation écologique
C’est l’autre dimension de ma conclusion. Il n’est plus possible, à ce stade, de parler d’ ”auto-hypnose” : on voit bien que c’est un processus beaucoup plus large qui est en jeu, qui engage un collectif d’entités. Je propose donc plutôt le concept de conversation écologique, qui désigne le plaisir à passer du temps avec des êtres de toute sorte, dans une écologie des relations et dans une attention si grande portée à l’environnement que nous disparaissons un moment. Un vers de Georges Schehadé, le poète libanais, éclaire merveilleusement bien ce qu’est l’hypnose ou la “conversation écologique”. Il écrit : “le poids des pommes fondait dans l’ombre”. Il faut s’imaginer une fin d’après-midi sur une terrasse, lorsque le jour décline et que nous rapetissons tous progressivement, que nos visages fondent à l’arrière-plan, pendant que nous continuons à converser dans une lente et profonde communion.
Il y a du plaisir à passer du temps avec tous ces êtres ; mais il ne sont pas inoffensifs ; j’ai été confronté à l’un deux et, pour une fois, une seule fois, cependant suffisante, j’ai eu peur. Depuis, je dois dormir et mener mon enquête avec un talisman, que m’a offert une amie qui m’est très chère. Avant de sortir de la transe conversationnelle dans laquelle vous êtes plongés sans le savoir depuis le début, qui est un processus classique et banal lors des conférences, je vous demanderai de regarder quelques instants ce talisman, pour repartir indemne de ce temple, pour voyager à votre tour en vous allégeant, en renonçant à votre pouvoir pour rentrer dans le cercle et dans la danse :
Notes
1. | ↑ | Mis à part François Roustang, les études sur l’hypnose sur assez pauvres et décevantes ; il faut plutôt aller chercher du côté de la mystique, des expériences à peu près similaires mais autrement qualifiées. J’en profite pour signaler un très beau catalogue d’exposition sorti récemment : Pascal Rousseau (dir.), Hypnose. Art et hypnotisme de Mesmer à nos jours, Beaux-arts de Paris éditions, 2021. |
2. | ↑ | Voir Cynthia Fleury (dir.), Imagination, imaginaire, imaginal, PUF, 2006. |
3. | ↑ | Jean-philippe Pierron, Les Puissances de l’imagination, Paris, Les éditions du Cerf, 2012. |
4. | ↑ | Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, Empêcheurs de de penser en rond, 2019. |
5. | ↑ | Pierre Déléage, “Orimancie Sharanahua” dans Gérémia Cometti et al. (dir.), Au seuil de la forêt. Hommage à Philippe Descola. L’anthropologue de la nature, Totem, p 243–248. |
6. | ↑ | Par exemple : Christian Jambet, L’Acte d’être. La philosophie de la révélation chez Molla Sadrâ, Fayard, 2002. |
7. | ↑ | Eric Mangin, Maître Eckhart ou la profondeur de l’intime, Le Seuil, 2015. |