La nécropolitique (Achille Mbembe) est l’ensemble des processus par lesquels un certain nombre d’êtres sont poussés dans la mort, parce que leur vie est jugée moins digne — ainsi des migrants, des animaux. Les nécropolitiques s’organisent dans des nécropoles, d’immenses villes encerclées, traversées par la mort, dont les vivants feignent d’ignorer les conditions d’existence.
Pour y faire face, les Queer Death Studies luttent, inventent des concepts, multiplient les terrains ethnographiques. Dans un récent numéro scientifique consacré à la question (voir mon podcast “Repenser la mort : perspectives queers et féministes”), on trouve un article précieux et puissant, écrit par trois chercheuses : Hema’ny Molina Vargas, Camila Marambio et Nina Lykke. Pour qui lit un peu d’anthropologie et d’ethnographie alternatives, où des formes d’écriture littéraires sont courantes (recours au théâtre, aux vignettes fictionnelles, à la poésie, etc.), ce travail ne surprendra d’abord pas : il est en partie composé de lettres, rédigées par les trois autrices.
Hema’ny à son arrière-arrière grand-mère
Today I would like to offer you my tears so that you can mourn your pain but also so that you can cry of joy because, Great Grandmother your son, your grandchildren, great-grandchildren and great-great grandchildren, we still remember you and we are still standing.
Le plus original, ce sont les adresses : car elles écrivent à la terre, aux petits-enfants, au gouvernement, à leurs morts. Difficile, l’article est en effet un hommage à un peuple amérindien, les Selknam, historiquement exterminés par le gouvernement chilien, qui fait aujourd’hui l’objet de commémorations dont les autrices estiment qu’elles relèvent d’une mélancolie indécente, humaniste, coloniale et d’un rapport au temps où le passé, clos, peut être célébré, jusqu’à la nausée. Au contraire, elles proposent de faire des morts des lignes de croissance, qu’on peut nouer aux pieds des vivants en les convoquant lors d’assemblées politiques, en se montrant fidèle à leur visage, en revivifiant les généalogies pour transgresser les pratiques du deuil et les histoires nationales confortables.
Face à l’universalisme, les épistémologies féministes et décoloniales opposent ainsi le pluriversalisme (comme le disent les trois autrices), pour qui la place faite aux morts redonne du pouvoir aux vivants, dans la manière dont ils se relient alors les uns aux autres, enquêtent, remettent en cause l’ordre établi, font circuler énoncés, gestes, émotions, en s’engageant, disent-elles, dans des “coprésences spectrales”.