Le1Texte à apparaître dans un catalogue d’expo sur René Guy Cadou, dirigé par une collègue en littérature, Mathilde Labbé. Le texte n’a pas encore été relu. lien est audacieux, hors de propos et improbable : d’un côté, un poète fulgurant du 20e siècle, travaillé par l’enfance, la campagne, l’amitié, l’amour ; de l’autre, un courant lancé en 2016 dans les pays du nord2Marietta Radomska, Tara Mehrabi et Nina Lykke, « Queer Death Studies: Death, Dying and Mourning from a Queerfeminist Perspective », Australian Feminist Studies, 35(104), 2020, p. 81‑100., qui relie morts, écologie, fragilité du vivant, épuisement des ressources, politique…Après une relecture flottante de la poésie de Cadou, j’y vois cependant une résonance possible : pas seulement parce que René Guy portait le prénom d’un frère prématurément mort (Guy) et qu’il avait le sentiment évident de la sienne (1930–1951). Bien plus, on trouve dans ses poèmes un mouvement, une conception du temps circulaire, qui l’éloigne du Christianisme téléologique3Henri-Charles Puech, “Temps, histoire et mythe dans le christianisme des premiers siècles” dans En quête de la Gnose, tome 1, La Gnose et le temps, Paris, Gallimard, 1978, p. 1–23. et de la notion même d’ “événement”. En un sens, tout se poursuit chez lui, certes sous une autre forme ; mais des techniques spécifiques nous permettent de poursuivre la danse, de maintenir le cercle vivant. C’est un but semblable que poursuivent (notamment) les Queer Death Studies : répondre à l’appel des morts.
Aucun militantisme connu ou explicite chez Cadou, qui l’éloigne a priori de ce mouvement contemporain, mais un engagement discret en faveur d’un monde précaire, menacé de disparaître, dont le poème est à la fois le dernier témoignage et la preuve de l’existence :
Adieu toits bouleversants
Où nichaient nos misères
Étages surpeuplés
De mages et d’enfants4Toutes les citations sont tirées de René Guy Cadou, Comme un oiseau dans la tête. Poèmes choisis, Paris, Éditions Points, 2011.
Son lyrisme élégiaque n’est pas plaintif ou spectaculaire : il relève plutôt de l’éveil, de la “prise de conscience”5Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de l’élégie, Paris, Éditions Pocket, 2018., qui se fait sans douleur – le monde de Cadou s’éteint doucement, sans drame ou sans heurt, dans une confiance ou une paix épicurienne en la providence :
Parce que le ciel qui se rapproche
Ne m’empêche pas de grandir
Parce qu’il m’importe d’aimer
Toute chose à ta ressemblance
Je ne m’inquiète pas du jour qui va finir
Ni de ces fleuves dépassés par l’aventure
Non plus de cet enfant vaincu qui s’achemine
A la renverse dans les blés
Je suis certain d’avoir tout fait
Pour être sauf (p. 128)
Cette paix n’est pas aveuglement ou naïveté ; elle est au contraire la marque d’une grande lucidité, l’intuition qu’au sein de chaque mouvement se niche toujours un potentiel arrêt :
Les odeurs de la terre
L’œil brillant d’un fusil sous les cils des bruyères (p. 72)
Mais la mort est aussi porteuse d’un élan vital ; elle est même invoquée, certes ironiquement (“Ô vrilles de son sang fleurissez l’escalier”, p. 76), dans ce qui ressemble à une dialectique subtile entre fixe et mouvant (“Inquiets nous attendons les oiseaux de passage/ Comme s’ils devaient nous rapporter vos visages”, p. 118), entre perte et don, comme si le monde de Cadou était soumis à un devenir permanent où les choses ne s’offrent qu’en se distendant6On peut sans doute y voir ici un écho de la pensée d’Héraclite : Jean Bollack et Heinz Wismann, Héraclite ou la séparation, Éditions de Minuit, 1972. :
Et quand j’ai bien sculpté ta chair à mon image
Une tige de blé sépare nos genoux (p. 118)
Un poème, mieux que tout autre (“Origine des saisons”, p. 100), traduit ce mouvement, paradoxal uniquement pour des sensibilités naturalistes7Selon Descola, c’est notre conception (occidentale) du monde : un ensemble de ressources, d’objets et d’êtres à exploiter, dans lequel nous puisons continuellement. Au naturalisme, s’opposent l’animisme, le totémisme et l’analogisme, qui peuvent également se retrouver, à des degrés divers, dans ce que nous appelons “la société occidentale”. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005., qui n’auraient pas intégré d’autres perspectives ontologiques ou sensorielles. De toute évidence, ce petit texte s’inscrit dans une longue lignée qui, de l’Antiquité à la poésie baroque, fait du tombeau le support d’une réflexion sur l’art et l’homme. Dans un tel topos, les morts sont le terreau des vivants, comme dans la chanson de Barbara (“Un verger en Lorraine”) si proche de la pensée de Cadou :
Vous qui êtes à des kilomètres sous terre
Dans le fjords les plus reculés de la lumière
(…)
Les sources les vergers s’enroulent à vos bras
Et lorsqu’un coup plus sourd défonce vos poitrines
Quand votre sang noirci colore les résines
Vous refermez le poing sur un pays qui va
Les feuilles du printemps vous touchent à l’épaule
D’étranges animaux vous emportent vous frôlent
(…)
Maintenant c’est l’été les grands bains de colère
(…)
Déjà de lourds raisins pendent à vos oreilles
Votre corps est pour nous une admirable treille
(…)
L’hiver on vous entend à l’orée des villages
Devisant des lointains avec les oies sauvages
(…)
Les neiges du matin vous rapprochent de Dieu
Demain vous grimperez à nouveau dans les branches
Les fruits auront la courbe épaisse de vos hanches
Les tables rouleront des nombres infinis
Car l’or est dans vos mains désormais réunies (p. 100)
Le poème est apparemment construit sur des couples discrets d’opposition (le bas/le haut, le proche/le lointain, linéarité/circularité, guerre/insouciance, etc.) qui trouvent cependant leur résolution dans la conception vitaliste et méréologique de Cadou : la mort est un processus continu, un mouvement circulaire ; plus qu’un arrêt brutal, c’est une transformation à partir de laquelle les êtres, les formes et les matières circulent d’un espace, d’un temps, d’un corps à l’autre. Et ainsi, tout se retrouvant dans tout, été, hiver, printemps, automne ; guerre, insouciance ; linéarité du poème, circularité du temps ; proche et lointain résonnent ensemble comme des monades ouvertes sur le monde. Dans ces conditions, on peut sans doute penser qu’un événement comme la guerre (“lorsqu’un coup plus sourd défonce vos poitrines”) est incorporé, comme il vibre dans l’écorce des vivants et des choses (“Demain vous grimperez à nouveau dans les branches”). Peut-on encore ignorer ce qui nous fonde corporellement ?
Chez Cadou, la mort est donc à la fois un “universaux” comme diraient les philosophes (elle permet de qualifier différents phénomènes sous la même catégorie) et un événement – un “particulier” – dont la spécificité n’est jamais niée. En témoigne “Ravensbrück” (p. 133), sur la Shoah, le génocide des juifs :
À Ravensbrück en Allemagne
On torture on brûle les femmes
On leur a coupé les cheveux
Qui donnaient la lumière au monde
On les a couvertes de honte
Mais leur amour vaut ce qu’il veut
La nuit le gel tombent sur elles
La main qui porte son couteau
Elles voient des amis fidèles
Cachés dans les plis d’un drapeau
Elles voient Le Bourreau qui veille
À peur soudain de ces regards
Elles sont loin dans le soleil
Et on espoir en notre espoir (p. 133)
Cette tension entre “universaux” et “particuliers” s’organise ici respectivement à partir du débrayage (“On”, “La main”, “Le Bourreau”, etc.) et de l’embrayage (lieu, temps, identité des femmes). L’expression de l’horreur, dans ce qu’elle peut avoir d’universel, ne se fait donc pas au détriment de la qualification du crime : nous avons affaire à une extermination organisée ; à un génocide, qui mérite d’être précisément nommé (“torture”, “brûle”, “coupé les cheveux”). Et si, dans d’autres poèmes (“Les odeurs de la terre/ L’œil brillant d’un fusil sous les cils des bruyères”, p. 72), le fixe se nichait potentiellement dans le mouvant, ici, c’est le mouvant, la vie, qui affleurent, malgré tout (“Elles voient des amis fidèles/ Cachés dans les plis d’un drapeau”, plus haut). Vue l’issue, la consolation est bien maigre…mais elle rappelle que ce sont toujours des forces immenses, des “matrices de domination” (Patricia Hill Collins), une logistique, une rationalisation (la guerre, le génocide, les camps de concentration) qui s’abattent sur un peuple et ses corps.
Dans ces conditions, il me semble qu’on peut rapprocher en partie René Guy Cadou des Queer Death Studies. Pour ce mouvement très récent, comme manifestement pour le poète, la mort est en effet aussi une organisation politique, logistique, rationnelle : des “nécropolitiques” (Achille Mbembe) et des technologies mortuaires (infrastructures, discours nationaux, etc.) organisent littéralement l’entrée dans la mort de certains corps. Leurs tenantes cherchent à leur redonner de la dignité, en rendant visibles les conditions dans lesquelles ces corps sont détruits, dans l’indifférence générale. Elles se dotent également d’une conception différente du temps, qu’on pourrait qualifier de “queer” : il n’est pas événementiel, comme dans le Christianisme ou l’hétéronormativité (se marier, faire des enfants, etc.). C’est un temps continu où les choses ne cessent de se transformer ; conséquemment, on ne peut plus l’exprimer de la même manière. Que ce soit la plainte, la tristesse, le deuil ou la douleur, ces émotions sont politisées : elles ne sont plus qu’une affaire individuelle, microsituée. C’est pourquoi les morts sont d’ailleurs convoqués par des chercheuses en Queer Death Studies : à travers leurs lignées généalogiques, leurs ancêtres autochtones, elles peuvent demander des comptes aux gouvernements postcoloniaux8Hema’ny Molina Vargas, Camila Marambio et Nina Lykke, “Decolonising Mourning: World-Making with the Selk’nam People of Karokynka/Tierra del Fuego”, Australian Feminist Studies, 35(104), 2020, p. 186‑201., accusés de se lamenter dans des célébrations mélancoliques et humanistes sans réparations.
Certes, ce mouvement est largement postérieur à Cadou ; mon but, ici, n’est pas de trouver en lui une figure originelle de manière artificielle, en forçant les parentés. D’une part, l’écart théorique est trop grand et périlleux (je ne me suis appuyé que sur quelques poèmes) ; d’autre part, ce serait contraire aux Queer Death Studies, qui ne sont pas obsédées par les origines ; elles nous invitent plutôt à développer des “affiliations impropres”, hasardeuses, capables d’éclairer sous un autre jour nos existences. Or, il me semble que la poésie offre quelques ressources heureuses, insuffisamment explorées par ce mouvement. Celle de Cadou, comme tant d’autres, nous révèle notamment que les ontologies dites occidentales sont plus inventives qu’il n’y apparaît : elles créent des relations inédites entre entités, investissent d’autres régimes d’historicité, explorent des formes inédites de réponses aux morts. Cette reconnaissance permettra sans doute de faire rentrer d’autres personnes dans la danse, qui seraient encore trop intimidées par des ontologies a priori différentes. Car la poésie de Cadou nous apprend au contraire que la conception “queer” de la mort a toujours été notre présent.
Notes
1. | ↑ | Texte à apparaître dans un catalogue d’expo sur René Guy Cadou, dirigé par une collègue en littérature, Mathilde Labbé. Le texte n’a pas encore été relu. |
2. | ↑ | Marietta Radomska, Tara Mehrabi et Nina Lykke, « Queer Death Studies: Death, Dying and Mourning from a Queerfeminist Perspective », Australian Feminist Studies, 35(104), 2020, p. 81‑100. |
3. | ↑ | Henri-Charles Puech, “Temps, histoire et mythe dans le christianisme des premiers siècles” dans En quête de la Gnose, tome 1, La Gnose et le temps, Paris, Gallimard, 1978, p. 1–23. |
4. | ↑ | Toutes les citations sont tirées de René Guy Cadou, Comme un oiseau dans la tête. Poèmes choisis, Paris, Éditions Points, 2011. |
5. | ↑ | Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de l’élégie, Paris, Éditions Pocket, 2018. |
6. | ↑ | On peut sans doute y voir ici un écho de la pensée d’Héraclite : Jean Bollack et Heinz Wismann, Héraclite ou la séparation, Éditions de Minuit, 1972. |
7. | ↑ | Selon Descola, c’est notre conception (occidentale) du monde : un ensemble de ressources, d’objets et d’êtres à exploiter, dans lequel nous puisons continuellement. Au naturalisme, s’opposent l’animisme, le totémisme et l’analogisme, qui peuvent également se retrouver, à des degrés divers, dans ce que nous appelons “la société occidentale”. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. |
8. | ↑ | Hema’ny Molina Vargas, Camila Marambio et Nina Lykke, “Decolonising Mourning: World-Making with the Selk’nam People of Karokynka/Tierra del Fuego”, Australian Feminist Studies, 35(104), 2020, p. 186‑201. |