En regardant d’anciens clips (de Mariah Carey, Britney Spears, Beyonce, etc.), les mêmes commentaires reviennent inlassablement — “Qui regarde encore ça en 2022 ?”, “Il y a des gens encore ici ?”, “Première personne de 2022 à mettre un commentaire”, “Qui se souvient de cette chanson ?”, etc. Pendant le confinement, j’ai également vu refleurir les mêmes énoncés, avec quelques variations : “Qui regarde ce clip pendant le confinement ?”, “Qui est là ?”. Lors de la sortie d’un reportage sur la tutelle abusive de Britney Spears, commentée par un YouTubeur (Seb) qui s’était notamment focalisé sur les pseudo-appels à l’aide de la chanteuse sur TikTok, on retrouve à peu près le même acte langagier :
“Ici”, “maintenant”, “en 2022” : ce sont des déictiques, c’est-à-dire des indications spatio-temporelles qui permettent de créer un champ de présence. Nous les utilisons tous les jours : par exemple, au téléphone, mon père me demande systèmatiquement où je suis. L’identification de la situation précise les conditions dans lesquelles aura lieu l’échange et le type de questions qui pourra être posé : ce que je fais si je suis chez moi, qu’est-ce que j’ai acheté si je sors du supermarché, etc. Ce sont de petits outils langagiers qui participent à la création d’une situation commune, au partage du même univers de sens.
Dans le cadre de Britney Spears, cette clarification est d’autant plus visible qu’elle ligature littéralement les espaces médiatiques : la personne s’interroge sur l’origine des personnes et sur le lien entre une production (la vidéo de Seb) et une autre (le TikTok de Britney Spears). La question est loin d’être anodine : elle présuppose que les internautes s’interrogent sur la véracité des faits et que cette véracité passe par une théorie implicite de la connaissance, qu’ils sont censés partager. Le cadre spatio-temporel se double donc d’un modèle épistémique et de valeurs communes, qui sont nécessaires à la lutte — cette même lutte qui aurait permis à Britney Spears d’être libérée de sa tutelle, grâce au travail constant des fans.
Si l’on revient au clip vidéo, on retrouve à peu près le même fonctionnement, cette fois plus dépassionné : ce n’est pas la lutte que partagent les internautes, mais la nostalgie. Qu’est-ce que la nostalgie ? Une opération sémantique : je m’assure que d’autres personnes peuvent se référer au même objet médiatique, à la même situation, au même cadre spatio-temporel et qu’ils sont sur la même fréquence émotionnelle. La nostalgie a ainsi une fonction essentielle dans la définition de ce qu’on appelle ordinairement une “génération”. Elle révèle des opérations complexes : les personnes travaillent littéralement à faire émerger le cadre (“qui en 2022 ?”), (“Qui est ici pendant le confinement”, etc.) à partir duquel elles pourront faire vivre leur lieu de partage.
Le problème, c’est qu’il est mouvant, soumis à la logique algorithmique et à l’opérativité statistique : tel commentaire, plus aligné sur l’actualité, menace toujours celui qui, un moment donné, a servi de nid ou de querencia. D’où la nécessité de répéter inlassablement le même geste, de faire surgir des sables mouvants ce que j’appellerai un lieu de commémoration, voire un lieu de pélérinage ou un petit autel précaire. Je le définis comme un lieu en tension, pour ne pas dire “négatif” dans la théologie mystique : il fait l’objet d’une indéfinition constante qui oblige à repréciser son cadre spatio-temporel, son modèle épistémique et émotionnel.
Une dernière question ou remarque : pourquoi revenons-nous ? Quel genre de fantômes sommes-nous ? Nous revenons d’abord pour faire “génération”, pour vérifier que nous sommes toujours capables de nous référer à la même situation — pour ne pas devenir para-noïaques, en développant un langage endogène, que nous serions les seuls à comprendre (dans les réponses à un commentaire fondateur, les énoncés de ratification abondent : “Moi aussi”, “Moi”, “J’écoute toujours cette chanson !” etc.) ; les lieux de pélérinage, ou les lieux de retour, assurent modestement notre “santé sémantique”. Nous revenons ensuite pour partir : puisque la maison est toujours en état, nous pouvons continuer à explorer la monde. La nostalgie est une modalité paradoxale de la présence : au fond, nous savons tendrement que nous avons toujours été ailleurs ; ce qui compte, c’est moins la maison que le lien, capable de faire lieu. Enfin, nous revenons parce que les lieux, précaires et fragiles, nous réclament autant que nous les réclamons : ils n’existent pas sans un travail continu de définition, qui permet de les faire passer d’un statut (l’espace) à un autre (l’habitat).