Un arabe comme je les aime” : regards sur la jouissance sans limites des écrivains

Le livre d’Arthur Drey­fus (Jour­nal sex­uel d’un garçon d’au­jour­d’hui, P.O.L, 2021) est un défi pour la cri­tique : que faut-il pren­dre en compte, la poly­phonie formelle et énon­cia­tive, où se mêlent poèmes, apho­rismes, digres­sions, col­lages, séquences biographiques et descrip­tions qui se veu­lent clin­iques (sans réduire pour autant les êtres décrits à leur descrip­tion) ? L’ex­plo­ration d’un type de sit­u­a­tion (le “plan cul”), qui per­met d’ac­céder de manière inédite à des gestes, des tem­po­ral­ités, des espaces, des détails, des pra­tiques spé­ci­fiques ? Le rôle qua­si méta­physique de la répéti­tion et de ses ver­tiges ? L’ex­pres­sion d’une cul­ture pro­pre, d’une his­toire des sex­u­al­ités dites homo­sex­uelles, qui iraient à l’en­con­tre des matri­ces hétéro­nor­ma­tives, à la manière d’un Guil­laume Dus­tan ou d’un Hervé Guib­ert ? Le retour, déjà remar­qué, des épopées et des grandes fresques sociales, à par­tir du regard infor­mé et micro-situé de l’écrivain.e, qui glisse pro­gres­sive­ment vers l’épopée mys­tique ? L’ ”objet lit­téraire” — comme le demande l’au­teur — capa­ble de trans­former la boue en or ?

La manière de penser la cri­tique, qui est dev­enue un genre à part entière au 19e siè­cle, dit fon­da­men­tale­ment quelque chose de notre rap­port à dif­férentes instances de l’oeu­vre (“auteur”, “lecteur”, “édi­teur”, etc.), de son statut et, plus générale­ment, de la place don­née à un type de pro­duc­tion humaine : la “lit­téra­ture”. On peut choisir de con­sid­ér­er qu’elle est décor­rélée des logiques sociales et qu’elle devrait, à ce titre, jouir d’une indépen­dance totale (c’est la thèse de l’au­tonomie séman­tique ou de l’in­tran­si­tiv­ité : la lit­téra­ture, même réal­iste, ne copie pas le réel ; toute vraisem­blance procède seule­ment d’ ”effets de réel”, des  ressources pro­pres de la lit­téra­ture, de sa poé­tique, de ses pres­tiges).

Je n’ai pas ici l’in­ten­tion de lim­iter ce droit en pointant tels ou tels élé­ments prob­lé­ma­tiques du livre d’Arthur Drey­fus ; j’aimerais seule­ment pro­pos­er d’in­té­gr­er d’autres élé­ments dans la rela­tion cri­tique qui, his­torique­ment et philosophique­ment, doit nous aider à iden­ti­fi­er les lim­ites de notre con­nais­sance et, par exten­sion, celle d’un dis­cours, d’une sit­u­a­tion, d’une oeu­vre. Or si la cri­tique s’est par­fois bornée aux aspects formels des oeu­vres, sans doute légitime­ment, pour éviter de les con­damn­er en rai­son de désac­cords moraux (en effet, que seraient aujour­d’hui Madame Bovary ou Les Fleurs du mal si l’on avait tiré des leçons de leur procès ?), rien n’empêche cepen­dant de ques­tion­ner la per­ti­nence d’un ques­tion­nement éthique, dans son rap­port à la cri­tique.

On entend sou­vent l’ ”éthique” en ter­mes essen­tielle­ment moraux (ceci est bien/mal), mais elle a une autre dimen­sion, plus fon­da­men­tale : elle est l’in­ves­ti­ga­tion de “ce qui a une valeur” (Wittgen­stein), de que nous ne voyons plus, de ce à quoi nous devri­ons prêter atten­tion, qui est pré­carisé et que, sans tou­jours le savoir, nous pré­carisons. Ma ques­tion est donc la suiv­ante : à quelle pré­cari­sa­tion par­ticipe ce livre ? Quelles sont ses lim­ites — si l’on retient la déf­i­ni­tion kanti­enne de la “cri­tique” — en ter­mes éthiques, c’est-à-dire en ter­mes per­cep­tifs : qu’est-ce qu’Arthur Drey­fus ne voit-il pas ?

La réponse est sim­ple : l’au­teur voit à tra­vers les ques­tions raciales sans les voir elles-mêmes ; ils ne les voient que sous leur ver­sant éro­tique, voire fétichiste. Dans son réc­it, les per­son­nes perçues (ou s’au­to-désig­nant) comme “arabes”, “lati­nos”, “noirs” ou “asi­a­tiques” ne sont sou­vent que des occur­rences d’une caté­gorie saisie par des stéréo­types raci­aux et racistes (ain­si, de ce “Péru­vien fran­cisé à l’énorme gour­din”, cet “Arabe comme je les aime (…) bite épaisse, très épaisse”, ces “garçons de ban­lieue” qui ont “l’o­ral­ité des las­cars”, cet “Admirable corps de Nin­ja”, etc.), par­fois molle­ment inter­rogés (“J’aime la dis­tinc­tion, la finesse pro­pre à cer­tains garçons asi­a­tiques. Non : halte aux clichés.”). À sa décharge, il relève aus­si une cri­tique de la fétichi­sa­tion raciale dans cer­taines descrip­tions de Grindr, l’ap­pli­ca­tion de ren­con­tres entre hommes où ils recru­tent ses parte­naires sex­uels. Par exem­ple : “Sur Grindr : Jeune black témoin de l’oppression du mâle cis­genre blanc depuis 1835. Non je ne serai pas ta par­en­thèse exo­tique TBM donc calme tes ardeurs.” Mais il n’en fait rien, à part brandir une arabophilie (“je les aime trop”) qui jus­ti­fierait l’ex­o­tisme, l’éro­ti­sa­tion raciale, le fan­tasme ori­en­tal et qui est l’autre face de la même pièce : le racisme. De la même manière, s’il pointe du doigt des descrip­tions auto-racisantes et auto-fétichisantes rel­a­tive­ment lim­itées (“Sur Grindr : PUTE NÈGRE. Retour à l’esclavage. J’adore don­ner ma chat­te de nègre aux blancs”), c’est pour mieux jus­ti­fi­er leur ver­sion hégé­monique et trompeuse­ment symétrique (“je demande, à tous ceux qui sont choqués par ce pro­fil, de songer au nom­bre de petits minets rêvant de don­ner leur chat­te de Blanc à des Blacks bien mem­brés”).

Le statut de ces énon­cés mérite qu’on s’y attarde. En effet, le texte d’Arthur Drey­fus fonc­tionne par­fois en échos, con­tre­points ; il n’est pas pos­si­ble de lui attribuer l’ensem­ble des phras­es mobil­isées ou rap­portées dans son livre. Ain­si, la typogra­phie, les incis­es, des per­son­nages récur­rents (Bord Cadre, etc.) créent un mail­lage de voix qui se répon­dent, se neu­tralisent, s’ob­ser­vent sans juge­ment. Mais comme je l’ai mon­tré plus haut, d’une part, l’in­stance nar­ra­tive tire des con­clu­sions prob­lé­ma­tiques de ces échos : elle jus­ti­fie des pra­tiques qui — les témoignages se mul­ti­plient — peu­vent créer une auto-dépré­ci­a­tion vio­lente (sen­ti­ment de n’être qu’un objet, blanchi­ment, anti-noirceur, résilience, etc.), quand bien même des indi­vidus dits racisés joueraient à ce jeu social et sex­uel (voir plus bas). D’autre part, ce livre n’est pas une auto-fic­tion (l’au­teur l’af­firme lui-même dans l’épi­texte, dans un ensem­ble d’en­tre­tiens qu’il a don­nés) ; il se rap­proche plutôt de la lit­téra­ture non-fic­tion­nelle, qui revendique un regard spé­ci­fique sur le réel, au même titre que la soci­olo­gie ou l’an­thro­polo­gie. Pourquoi ne pour­rions-nous pas inter­roger ce regard ?

Ce qui est en jeu ici, c’est la méthodolo­gie, c’est-à-dire l’outil­lage intel­lectuel de ce regard. Car voir, chang­er pro­gres­sive­ment de coor­don­nées, s’ap­prend, chez un.e soci­o­logue, chez un.e anthro­po­logue ; chez un.e. écrivain.e. L’ob­ser­va­tion, la cor­réla­tion, la théori­sa­tion, les lec­tures, la dis­cus­sion avec les pairs per­me­t­tent juste­ment d’éviter de rester dans la même province de sens. Certes, l’au­teur ne revendique pas explicite­ment une démarche ethno­graphique, à par­tir de laque­lle on devrait dis­cuter son ouvrage, comme on le ferait d’un arti­cle sci­en­tifique : nous n’avons pas affaire aux mêmes modal­ités d’ad­min­is­tra­tion de la preuve. Il serait donc injuste et idiot de le lire sous cet angle. Mais il a bien une épisté­molo­gie et une méthodolo­gie implicites — ou, si l’on préfère : un régime de vérité -, qu’il est pos­si­ble de ques­tion­ner à l’aune de ses critères et de son pro­jet (dire le vrai, révéler ce qui est caché). Celle du nar­ra­teur est en par­tie cohéren­tiste : le repérage d’une série de frag­ments (tel noir s’au­to-racise et s’au­to-pro­fane ; tel blanc agit de même ; tel arabe exhibe fière­ment sa “race”, etc.) lui per­met de valid­er son adhé­sion à une fétichi­sa­tion man­i­feste­ment répan­due, de part et d’autre des com­mu­nautés ; dans ce cadre, pourquoi aller à son encon­tre ou l’in­ter­roger ? C’est là que le bât blesse. En effet, on ne com­prend rien à ces phénomènes d’au­to-raci­sa­tion, d’au­to-fétichi­sa­tion, de typ­i­fi­ca­tion ou de fétichi­sa­tion raciales sans mobilis­er les travaux sur le sujet, aus­si bien en soci­olo­gie qu’en his­toire, sémi­o­tique, anthro­polo­gie ; en lit­téra­ture égale­ment : des col­lègues d’Arthur Drey­fus évo­quent ces ques­tions (Joan Riley, Jack­ie Kay1Autri­ces décou­vertes dans Kobe­na Mer­cer, “Lire le fétichisme raciale. Les pho­togra­phies de Robert Map­plethor­pe” dans Flo­ri­an Vörös (dir.), Cul­tures pornographiques. Antholo­gies des porn stud­ies, Édi­tions Ams­ter­dam, p. 127. ou Abdel­lah Taïa2J’ai décou­vert ce dernier dans le très beau tra­vail de Nur Noukhkhaly : “TRANS D’ASCENDANCE NORD-AFRICAINE. Par­cours de tran­si­tion à l’intersection du racisme et du cis­sex­isme en France”, Mas­ter de soci­olo­gie, ENS Lyon, 2021. par exem­ple), en réac­tion à l’ori­en­tal­isme lit­téraire et aux descrip­tions homoéro­tiques, fétichistes, pater­nal­istes des écrivains.

L’au­teur ignore ces travaux et il en a le droit (ce n’est ni un soci­o­logue, ni un anthro­po­logue à qui on pour­rait deman­der des comptes sur ce ter­rain). Il doit cepen­dant être infor­mé de ce qu’il fait puisque, de son aveu même, cet ouvrage est une mise au jour de ce que nous faisons, de ce que nous sommes fon­da­men­tale­ment, que nous refu­sons de voir et que nous devons mal­gré tout appren­dre à désir­er ; c’est à cette seule con­di­tion que l’in­di­vidu peut devenir libre selon Arthur Drey­fus (qui se réfère ici au philosophe Alain) : en chéris­sant ses parts mau­dites. Voici cer­taines d’en­tre d’elles, invues : la par­tic­i­pa­tion à la péren­ni­sa­tion de la sex­u­al­ité colo­niale, dont on sait qu’elle s’est durable­ment main­tenue grâce aux représen­ta­tions artis­tiques, pris­es dans un jeu d’é­chos et de dou­ble con­fig­u­ra­tion avec le monde social (voir L’Ori­en­tal­isme d’Ed­ward Saïd) ; le vol d’une masse doc­u­men­taire (notes pris­es après un plan, obser­va­tion de pro­fils sur Grindr, etc.) dont le statut n’est jamais inter­rogé, au détri­ment des enquêtés sou­vent “racisés”, de leur con­fi­den­tial­ité, de leur sen­si­bil­ité — mar­queurs car­ac­téris­tiques des ethno­gra­phies colo­niales, dont les impen­sés sont pour­tant iden­ti­fiés. Con­séquem­ment, le livre oscille mal­adroite­ment entre l’in­vo­ca­tion sacrée des droits de/à la lit­téra­ture (elle n’a que faire des instances de val­i­da­tion) et la mobil­i­sa­tion de méth­odes sans méthodolo­gie, qui font pass­er l’au­teur à côté de son sujet et de ses ambi­tions heuris­tiques (dire le vrai, révélé ce qui est caché).

Nous ne deman­dons évidem­ment pas à la lit­téra­ture de faire de bons sen­ti­ments ; bien au con­traire, nous souhai­te­ri­ons l’en­cour­ager dans son cona­tus — dans sa manière d’être, son ren­fon­ce­ment -, à s’ériger con­tre le pou­voir, con­tre les “matri­ces de dom­i­na­tion” (Patri­cia Hill Collins), en tra­vail­lant à ren­dre vis­i­ble le vis­i­ble qui nous échappe, anesthésiés par les effets de l’habi­tude et des mytholo­gies sociales ; au lieu de quoi, elle fait allégeance à l’or­dre social dont elle pré­tend ici pour­tant se moquer : elle l’opaci­fie, pen­sant le révéler. Ce que nous lui deman­dons, c’est de dévelop­per une éthique (et non pas une morale), de retrou­ver le souci de l’autre, de don­ner à enten­dre d’autres voix (celle de cet ouvrage est nom­breuse ; c’est la voix inaperçue du pou­voir, alignée sur les attentes du monde édi­to­r­i­al com­plaisant et de son out­rance con­v­enue, for­matée, pour ne pas dire markétée). En résumé, nous lui deman­dons d’être davan­tage du côté de la puis­sance que de la jouis­sance. Car des voix, frag­iles et pré­caires, s’éteignent chaque jour sans drame, dans le silence, tan­dis que d’autres, portés si haut par elles, rient sur leurs corps, béné­fi­cient d’une lib­erté dont ils se défend­ent de jouir sans lim­ite, sous pré­texte d’of­fran­des aux divinités de la psy­ch­analyse, de la lit­téra­ture et de la vérité, alors que ces dernières sont des servi­teurs bien dociles.

Notes   [ + ]

1. Autri­ces décou­vertes dans Kobe­na Mer­cer, “Lire le fétichisme raciale. Les pho­togra­phies de Robert Map­plethor­pe” dans Flo­ri­an Vörös (dir.), Cul­tures pornographiques. Antholo­gies des porn stud­ies, Édi­tions Ams­ter­dam, p. 127.
2. J’ai décou­vert ce dernier dans le très beau tra­vail de Nur Noukhkhaly : “TRANS D’ASCENDANCE NORD-AFRICAINE. Par­cours de tran­si­tion à l’intersection du racisme et du cis­sex­isme en France”, Mas­ter de soci­olo­gie, ENS Lyon, 2021.