En novembre dernier, deux chercheurs américains (Jeremy Goodman et Harvey Lederman) ont publié un article dans la revue philosophique Noûs en s’interrogeant sur une phrase apparamment simple :
Loïs sait que Superman vole mais elle ne sait pas que Clark le peut aussi.
Pour qui lit un peu de philosophie analytique (c’est mon cas, à moyenne dose), ce genre de phrase est assez banale : elle relève de la tradition spéculative. Il s’agit, à partir d’une proposition, c’est-à-dire d’un énoncé déclaratif (“ceci est cela” : est-ce vrai ou faux ?), d’aborder des problèmes denses sur la théorie de la connaissance, sur ce qu’il est possible de savoir et sur les conditions de véridicité d’un phénomène.
Les solutions généralement apportées, qui peuvent paraître seulement abstraites et casuistiques (voire absurdes), permettent souvent de travailler des cas plus “concrets”, comme les “fake news” par exemple, sans recourir nécessairement et systématiquement à un constructivisme radical (tout ne serait qu’une question de point de vue, de construction sociale de la réalité et de relativisme).
C’est pourquoi je rends ici compte de leurs solutions, en les comparant à d’autres lectures sur le sujet et en étoffant1Pour cela, je m’appuyerai sur des dictionnaires généralistes de philosophie ainsi que sur des dictionnaires plus spécialisés — voire des monographies — consacré.e.s à tel.l.e ou tel.l.e auteur.e. des explications parfois rapides pour le lecteur, comme l’auteur de ce billet, qui ne serait pas familier avec les concepts abordés.
Noms propres, sens et référence
Les deux universitaires partent d’un constat de type logique et conditionnel : si Clark est superman et si Loïs sait que Superman peut voler, elle doit bien savoir que Clark le peut aussi. Or, elle ne le sait pas. Dans ces conditions, comment la proposition (“Loïs sait que Superman vole mais elle ne sait pas que Clark le peut aussi”) pourrait-elle être vraie ? En sémantique référentielle2Pour une histoire de cette sémantique et ses développements : Frédéric Nef, “La constitution des théories de la référence. De la sémantique intensionnelle à la sémantique des situations”, DRLAV. Documentation et Recherche en Linguistique Allemande Vincennes, 31(1), 1984, p. 121‑153., deux solutions classiques existent pour y répondre — parmi d’autres3Alan Gardiner, La théorie des noms propres, Paris, Epel, 2010. — qui relèvent de la théorie des noms propres, du sens et de la référence, aussi vieille que la philosophie. On pourrait les résumer par une question : un nom propre a‑t-il un sens parce qu’il a une référence ou a‑t-il une référence parce qu’il a un sens ?
Frege (1848–1925) a développé la première solution. Certes, une phrase est compréhensible sans connaître ses référents. Par exemple, dans “Loïs sait que Superman vole”, même si nous ne connaissons pas l’oeuvre et la vie des personnages, “nous” (mais qui est ce “nous” ?) comprenons que X sait quelque chose de Y. C’est — si j’ai bien compris Frege — le sens : on pourrait changer ses termes (“Loïs sait que Kal-El vole”), la phrase serait toujours compréhensible en dépit de ses variations et de sa donation (“Kal-El” est plus complet que “Superman” en termes biographiques). Mais si nous sommes attachés à la vérité, nous avons également besoin de la référence, c’est-à-dire d’identifier le lien entre le nom et ce à quoi il renvoie : “C’est l’aspiration à la vérité qui nous conduit partout à pousser du sens jusqu’à la référence” (Frege4“Sur le sens et la référence” dans Philosophie du langage. Signification, vérité et réalité. Textes réunis par B Ambroise et S. Laugier, Vrin, 2009.). Par conséquent, pour savoir si la proposition “Loïs sait que Superman vole mais ignore que Clark le peut aussi” est vraie, nous devons savoir à quoi renvoient “Loïs”, “Superman”, “Clark”. Les choses se compliquent ici : notre capacité à référer dépend de notre connaissance et d’un état du monde. Ainsi, de notre point de vue, la proposition est fausse : comme nous savons que “Clark” est “Superman”, nous ne pouvons pas ignorer qu’il vole aussi parce que le nom “Clark” renvoie non seulement à “un journaliste” mais également à “un superhéros”. Cependant, du point de vue de Loïs, la capacité à référer est dépendante de ce qu’elle sait à un moment donné du monde dans lequel elle évolue et de sa configuration. On peut donc considérer que la proposition est vraie, en tant qu’elle est intensionnelle : pour Loïs, “Superman” n’a pas notre référent (“être surnaturel étant assimilé à Clark”) mais a plutôt un sens, soit la manière dont Superman apparaîtrait à quelqu’un qui n’en connaîtrait pas toutes les particularités. C’est pourquoi Frege estimait que le sens est la voie d’accès à la référence : certes, un nom a un sens parce qu’il a un référent mais sans un sens, c’est-à-dire une connaissance sociale partagée sur la langue et un état du monde, on ne pourrait pas identifier les référents.
Pour Russell (1872–1970), au contraire, cette proposition est fausse. C’est que, pour lui et contrairement à Frege, un nom propre a une référence parce qu’il a un sens. Par exemple, le nom “Clark” ou “Superman” sont déjà des périphrases (“journaliste et ami de Loïs”, “être supernaturel ayant des relations avec Loïs”) : ces noms propres fonctionnent en fait comme des descriptions “cachées”, contenues dans le nom même. Ainsi, toute personne satisfaisant les critères de la description cachée d’un nom pourra être considérée comme étant “Superman” ou “Clark” ; la référence intervient après. Par conséquent, admettre qu’il y aurait plusieurs descriptions possibles de “Superman” ou “Clark” selon les perspectives des individus (selon Loïs, selon nous, etc.), ce serait considérer qu’il existe des versions différentes de “Superman” ou de “Clark”. La proposition ne peut donc pas être logiquement vraie.
Bien évidemment, les théories de Frege ou de Russell ont fait l’objet de développements et de critiques (de Strawson, de Kripke, entre autres) : ce n’est pas parce qu’une proposition fonctionne ou ne fonctionne pas sur le plan logique qu’elle est inefficiente sur le plan du langage ordinaire. D’où la nécessité d’adopter d’autres démarches.
“Moyen-Orient” sur Grindr
Je ne les explorerai pas aujourd’hui ; j’aimerais juste préciser en quoi ces questions sont importantes. Il suffit, pour cela, de les déplacer sur un terrain empirique. En ce moment, je prépare un article sur les sites de rencontres destinés aux homosexuels (se décrivant ainsi) et notamment sur la manière dont mon corps est constamment fétichisé, impensé, colonisé par des tas d’imaginaires raciaux — un compte sur Instagram est d’ailleurs dédié à cette question. D’origine libanaise, manifestement identifié comme “arabe”, on vient souvent me voir, me demandant si je suis “dominateur”, “actif”, “très bien membré”, etc.
En termes analytiques, le problème pourrait se poser en ces termes : à quoi renvoie la catégorie “Moyen-Orient”, qu’il est possible d’intégrer dans son profil, sur Grindr ? Que décrit-elle ? Si je suis un adepte de Frege, je n’admettrai la validité de cette catégorie qu’en cherchant à voir à quoi elle renvoie (sur Grindr), compte tenu d’une connaissance située et d’un état du monde (donc, d’après les messages que je reçois : teint basané, survêtement, domination, etc.). Dans ces conditions, on peut parier qu’on trouvera ce qu’on est allé chercher, en ne se focalisant que sur les signes exposés en adéquation avec la connaissance située d’un individu. Si je suis adepte de Russel, je considèrerai que la catégorie “arabe” est une description racialement déguisée sur Grindr (une périphrase du genre : “personne au teint basané, ayant les cheveux courts, habillée en survêtement”, etc.) qui n’a pas besoin de renvoi puisqu’elle réfère déjà, sans le dire, à quelque chose — un accord tacite, une figure vague, voire raciste, qui permettrait de s’orienter provisoirement et plus ou moins honnêtement si elle était mobilisée en acceptant les révisions sémantiques.
Dans cette perspective, la catégorie n’est donc vraie qu’en vertu du système tautologique et cohérentiste dans lequel elle s’insère. C’est d’autant plus vrai qu’on trouve, en effet, sur Grindr des formes d’incorporation colonialiste, utilisées par des individus se désignant eux-mêmes comme “arabes” (drapeaux, “rebeu” dans les titres), qui recourent à l’iconographie la plus stéréotypée (survêtements sur leurs profils, chicha, etc.) pour satisfaire une connaissance située ou, pour le dire autrement, un horizon d’attente, grâce auquel ils peuvent certes attirer mais également jouer avec ces identités multiples, performer une identité ou un corps projetés, retourner à leur avantage la charge colonialiste, contribuer à en étendre les formes, s’insérer dans des équipes et des interactions complexes, etc.
La question fondamentale est donc de comprendre comment ces périphrases déguisées, ces connaissances situées et cet état du monde se constituent. En effet, si je vais chercher des signes qui correspondent à la connaissance située que j’ai, c’est parce que je dispose d’un “réservoir d’expériences”, comme dirait Schütz, informées différemment (des rencontres, des lieux communs, des fragments médiatiques, etc.), à partir desquelles j’infère et je réfère — mouvement tautologique — et à partir des signes qui sont à ma disposition, eux-mêmes ajustés à ce que les individus les mobilisant postulent d’une connaissance située et d’un état du monde. Par conséquent, l’individu qui réfère n’est que l’expression d’un dispositif référentiel dont il est une occurrence. Car je ne subis pas toujours ce type de désignation : en dehors d’un espace comme Grindr, sur Tindr par exemple ou dans mon quotidien universitaire ou amical, personne ne s’autorise ce type de questions ou d’enquêtes racialisées, raciales, racialisantes.
Il nous appartiendra donc de comprendre, pourquoi ces énoncés sont possibles, pourquoi ils font sens et comment les dispositifs techniques, énonciatifs, référentiels, comment les contextes matériels et sociaux, prennent sourdement part à la question du sens, de la référence et de la catégorisation du monde.
Notes
1. | ↑ | Pour cela, je m’appuyerai sur des dictionnaires généralistes de philosophie ainsi que sur des dictionnaires plus spécialisés — voire des monographies — consacré.e.s à tel.l.e ou tel.l.e auteur.e. |
2. | ↑ | Pour une histoire de cette sémantique et ses développements : Frédéric Nef, “La constitution des théories de la référence. De la sémantique intensionnelle à la sémantique des situations”, DRLAV. Documentation et Recherche en Linguistique Allemande Vincennes, 31(1), 1984, p. 121‑153. |
3. | ↑ | Alan Gardiner, La théorie des noms propres, Paris, Epel, 2010. |
4. | ↑ | “Sur le sens et la référence” dans Philosophie du langage. Signification, vérité et réalité. Textes réunis par B Ambroise et S. Laugier, Vrin, 2009. |