Sommaire
Ce n’est évidemment pas qu’une Une histoire de la fiche érudite que propose Jean-François Bert, dans un livre publié en février aux Presses de l’Enssib. Comme le laissait deviner le nom du préfacier (Christian Jacob), le programme est beaucoup plus vaste et s’inscrit dans une anthropologie des savoirs. Au terme de la lecture, on comprendra que la fiche est un paysage de métiers, d’opérations, de représentations et de formes, en partie contraint par des forces matérielles, économiques et sociales, dont elle est l’indice métonymique.
L’essai, court mais dense, est composé de cinq chapitres. Dans son introduction, Jean-François Bert expose son cadre méthodologique et théorique, mobilisé dans d’autres ouvrages, qui puise notamment dans l’archéologie foucaldienne, l’anthropologie matérielle, l’histoire des techniques, du corps et des documents. Un tel outillage conceptuel sert un programme ambitieux :
[montrer] comment ce geste de la mise en fiche a, depuis le XVIIe siècle, servi à délimiter une nouvelle manière de produire, d’acquérir et de transmettre du savoir, devenant même durant la seconde moitié du XIXe siècle, un instrument irremplaçable pour mesurer la qualité du travail savant. (p. 23)
Mobilité scripturale et transformation des savoirs
Le premier chapitre (“de la pile à la fiche”) situe au 16e-17e siècles l’invention, ou plutôt le perfectionnement, d’un tel dispositif : même si on en trouve des formes plus ou moins semblables dans l’antiquité, c’est bien à cette époque que se développent un art de la mise en fiche et toute une architecture matérielle pour satisfaire un geste devenu une “plateforme logistique” (préface de Christian Jacob, p. 15).
Parce qu’un lecteur peut accumuler des milliers de notes, il lui faut des “dispositifs capables de gérer cette imposante masse documentaire” (p. 39) : ainsi des boîtes, des casiers et des meubles de rangement. L’assemblage signalé de fiches éparses, ou le déplacement de l’une d’entre elle d’un tiroir thématisé à un autre, créent de nouveaux effets de sens, à mesure que s’accentue la réflexion ergonomique autour de ces objets et que les savants documentent leurs expériences : la mobilité scripturale est une tectonique intellectuelle et une aventure sociale.
Loin d’être anodines, la fiche et ses innovations techniques ont conduit à une transformation dans la manière de produire, de gérer et de faire circuler les savoirs. Le commentaire a par exemple gagné en autonomie au 17e siècle : il s’est libéré un peu plus de son support, c’est-à-dire du texte commenté et, par conséquent, de sa dévotion ; l’écrit-de-fiche est un écrit (potentiellement) critique. Chez les chercheurs de toutes disciplines (théologie, médecine, chimie, etc.), il a permis la compilation des sources, le renvoi entre passages textuels et le croisement des indices, autant de techniques qui ont participé du renouveau des lectures bibliques et des diagnostics médicaux. Pour faciliter sa lisibilité et sa circulation sociales à la fin du XVIIIe siècle, ainsi que son implantation dans les bibliothèques, il s’est enfin standardisé, réorganisant les espaces, les modalités d’accès aux textes et les métiers de la documentation :
Mesurée, calculée, millimétrée, l’écriture d’une fiche doit être lisible par tous, et ce d’autant plus que le catalogue est désormais disponible au public. (…) On normalise les alphabets à utiliser pour rédiger les notices. On invente des solutions architecturales pour pallier l’encombrement de ce nouveau mobilier soit ne construisant des salles attenantes, soit, comme à la bibliothèque de médecine de Paris, en adoptant un système de casiers rotatifs qui permet de réduire la surface dédiée aux fiches. (p. 35)
Son adoption ne s’est pas faite sans résistance et sans questionnement. À cette “érudition cumulative”, d’origine allemande, s’oppose l’esprit français, qui ne fait pas de l’exhaustivité une vertu : bien choisir ses sources, bien les travailler vaut mieux que les accumuler. L’écrit-de-fiche révèle des lignes de partage entre les styles savants et nationaux.
Avantages, normes et littérature prescriptive
Le deuxième chapitre (“Principes et fonctions d’un dispositif savant avantageux”) explore les discours qui accompagnent la fiche et ses pratiques, ainsi que sa littérature prescriptive (conseils, manuels, etc.). La fiche encouragerait une lecture plus intensive, plus lente. En effet, avant d’être inscrite sur un espace réduit, la pensée du texte doit être maîtrisée, claire, précise : au contact de la fiche, le lecteur retrouverait ainsi un rythme méditatif.
Trois avantages sont identifiés :
- Le rassemblement et l’homogénéisation. En ramenant un matériau disparate sur un seul espace, le ficheur définit un langage qui lui est propre et digère les formes multiples (préface, notes, etc.) d’un espace éditorial en pleine mutation.
- La fiche est conservable, transmissible et partageable, pour peu qu’elle soit formalisée syntaxiquement et graphiquement : elle a une fonction testimoniale, sociale et polychrésique1Dans la sémiologie de l’écriture et des médiations, la “polychrésie” désigne la “polyvalence pratique des textes et des actes de la communication qui sont fondamentalement capables de soutenir différentes logiques sociales et de correspondre à plusieurs usages différents à la fois.” Voir, Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, Editions non Standard, 2014, p.14.
- Elle a des propriétés combinatoires : telle fiche peut être associée à telle autre fiche, être placée en tête, au milieu ou à la fin d’un groupe de fiches pour nourrir l’écriture d’un manuscrit ou la préparation d’un oral public. Comme dans la rhétorique classique, l’ordonnancement préparatoire est fondamental : c’est lui qui conditionne la cohérence et l’intelligibilité de toute production scripturale destinée à un usage social.
Des critiques sévères relativisent ces avantages :
les fiches se perdent facilement (un désavantage certain par rapport au carnet), elles sont encombrantes et incommodes à manier, elles ne sont utiles que pour classer les mêmes faits suivant plusieurs ordres différents (alphabétique, chronologie, thématique, ou encore par ouvrage), il est nécessaire de les dupliquer ou d’y ajuster d’autres procédés, comme l’usage de couleurs différentes pour renvoyer vers d’autres dossiers. des critiques qui portent également sur un autre risque, celui de sombre dans la banalité. En effet, faire des fiches ne signifie pas nécessairement penser à des choses nouvelles, révolutionnaires ou qui ajoutent quelque chose à l’existant. (p. 63)
Pour améliorer son rendement et juguler ces critiques, une littérature prescriptive se développe, notamment dans le domaine des sciences humaines et sociales. Pour une anthropologue aujourd’hui oubliée (Beatrice Potter Webb, 1858–1943), une fiche ne doit contenir qu’une idée, qu’une date, toujours situées au même endroit pour faciliter la relecture rapide. Les fiches participent de l’élaboration d’un savoir anthropologique qui s’appuie sur la méthode scientifique : on peut “les mélanger [et] modifier sans cesse la classification des faits enregistrés pour l’ajuster à chaque fois à de nouvelles hypothèses.” (p. 65)
Chez les historiens, la fiche sert des ambitions rationalistes et positivistes : en référençant précisément les informations glanées, en les croisant, il devient plus facile de traquer l’erreur et de faire émerger de nouvelles lectures ; l’écrit-de-fiche a des vertus heuristiques que ne reconnaissent cependant pas tous les intellectuels, comme Febvre, Bloch, Bergson et Péguy : ils lui reprochent d’empêcher la réflexion personnelle, l’intuition géniale, la création originale en encourageant la compilation et l’énumération.
Cette littérature prescriptive s’implante enfin dans les entreprises et accompagne un mouvement tayloriste et organisationnel qui cherche à améliorer, à rationaliser, à maximiser les pratiques des salariés en les réduisant à des gestes standardisés. Depuis, les manuels de mise en fiche n’ont cessé de se multiplier, s’adressant principalement aux universités et à leurs étudiants.
“Fichards”, “grignoteurs” et autres “gratte-fiches”
À la fin du XIXe siècle, note Jean-François Bert dans son troisième chapitre, la fiche s’est diffusée dans tous les champs du savoir. Elle a ses fidèles et ses détracteurs qui s’opposent autour de deux modèles d’érudition : l’encyclopédisme, incarné par Rabelais (“recherche effrénée du savoir”, “véritable passion de la connaissance pour la connaissance”, p. 75) ; la rhétorique qui trouve en Erasme son modèle d’élégance et de rigueur. Les tenants de la deuxième forme d’érudition considèrent que la computation, la permutation, la juxtaposition ne saurait se substituer à l’écriture, qui est seule en mesure d’ordonner une matière hétérogène dans une synthèse intelligible. Tout un lexique dépréciatif se développe ainsi pour disqualifier les “livres-à-fiches” : leurs auteurs sont des “récolteurs”, des “extracteurs”, des “fichards”, des “gratte-fiches”, des “tâcherons” ou encore des “grignoteurs” (p. 81). Le ficheur appartient au monde des abysses et au règne animal, bien éloigné du ciel noble des idées.
La critique de la fiche culmine dans “la querelle des humanités modernes” (p. 83) des années 1910 : elle devient le point névralgique et métonymique de tout un monde, celui des érudits, des doctes, des sorbonnards dont l’historien de la littérature française Gustave Lanson est l’exemple privilégié. Comment allier l’érudition à la critique, l’encyclopédisme à la rhétorique ? Les décennies suivantes voient l’intensification de cette opposition entre l’accumulation et l’articulation. Progressivement, la fiche devient “un obstacle au développement de l’esprit de synthèse, à la mise en ordre, et à l’innovation” (p. 86), même si elle perdure grâce à sa prescription pédagogique.
Hygiène de la fiche : comment travailler sainement ?
Le quatrième chapitre (“De quelques “pathologies” liées à un emploi excessif du système”) est une plongée dans les effets supposément néfastes de la fiche.
On la soupçonne d’abord d’enfermer le savant dans un monde parallèle, qui conduit à l’apathie : à force de ficher, de collectionner, de référencer, il reste dans l’illusion du potentiel, de la faisabilité, d’un travail à venir qui ne vient jamais (l’écriture d’un livre), parce que l’accumulation permet de repousser le moment de s’y mettre.
Ensuite, la mise en fiche est accusée, d’une part, d’affaisser les capacités cognitives en externalisant la mémoire : “[i]l devient plus important de se rappeler le lieu de stockage de l’information que de l’information elle-même.” (p. 93) ; d’autre part, elle affecterait l’imagination en réduisant le travail scientifique à une compilation sèche. Face à cette critique sévère, Barthes opposera la fonction matricielle et extensive du fichier : il est cette oeuvre à venir, qui se construit par accroissement. Comme l’écrit joliment Christian Jacob dans la préface de l’ouvrage, avec le fichier on passe “du local au global, d’un univers compressé à un univers en expansion.” (p. 16) Ainsi, la bataille autour de la fiche ne pourrait finalement être que le symptôme d’une crise de la rhétorique, qui n’est plus l’instrument privilégié dans la constitution et la reconnaissance de l’oeuvre. Elle traduit, plus fondamentalement, une transformation ontologique et esthétique : la fragmentation, l’émiettement, l’éparpillement deviennent des marqueurs légitimes pour identifier le texte littéraire, alors qu’ils étaient jusque-là l’indice d’un inaboutissement.
Enfin, toute une littérature sur l’ergonomie, sur la psychologie et sur la documentation se met en place, pour encourager la persévérance du ficheur, sa maîtrise de l’ordre et son enthousiasme (Paul Otlet, Traité de la documentation, 1934), seuls capables de le préserver des effets chronophages de la fiche.
L’aventure de la fiche au XXe siècle et au-delà
Dans un dernier chapitre (“Les fiches ont-elles disparu ?”), Jean-François Bert observe une transformation importante autour de 1950 : la fiche et sa pratique n’ont pas disparu, comme on le croit parfois (ainsi du grand historien Lucien Febvre qui pronostique la fin du “vieux monsieur dans son fauteuil, derrière ses fichiers”) ; elles ont muté. Les chercheurs s’appuient désormais sur les cartes perforées pour coder et programmer des informations dont bénéficieront les historiens, les archéologues et les anthropologues.
Au XXe siècle comme aux siècles précédents se pose cependant la même question : comment améliorer le travail, le rendre plus rapide tout en accumulant des données, sans fragiliser le fait, la vie du phénomène ou de l’homme qu’on se propose de documenter ? En effet, les chercheurs en sciences humaines et sociales travaillent à partir de “vies ponctuées d’événements qu’il est difficile de résoudre en une perforation, qu’elle soit ronde ou ovale.” (p. 104) Les avancées décisives de la carte perforée sont pourtant indéniables, comme le montre de manière très convaincante Jean-François Bert dans ses pages les plus brillantes. Chez l’anthropologue Lévi-Strauss et l’archéologue Leroi-Gourhan, le recours à la fiche mécanographique ou à la modélisation mathématique permet d’identifier respectivement les Structures élémentaires de la parenté (1949) et le lien entre les formes peintes et leur disposition dans une grotte préhistorique, grâce à une approche descriptive, signalétique, tabulaire et croisée de l’information. Ainsi :
Avec ce système de perforation marginale qui permet un triage rapide, par aiguille, les fiches ne sont plus seulement des instruments de gestion de l’information mais de véritables instruments scientifiques dont le but est de proposer une nouvelle intelligence du monde en croisant différents types d’informations. (p. 105)
Face à la tentation positiviste, dont Lévi-Strauss avait bien conscience, Mills oppose L’Imagination sociologique : les fiches servent à “entretenir un qui-vive intérieur” et “à saisir au vol des affleurements” (Mills). Articulées à l’intuition, à l’expérience et à la curiosité, elles fournissent les moyens de rebattre les cartes en combinant les informations et en testant des hypothèses dans un “art proche de la divination” (Jean-François Bert, p. 118)
Les possibles informatiques ont d’abord été accueillis avec méfiance par les chercheurs : Leroi-Gourhan ou Deby leur préfèrent encore la fiche mécanographique ou la copie manuscrite à la fin du XXe siècle. Le travail universitaire est cependant inimaginable aujourd’hui sans les logiciels de gestion bibliographique, comme Zotero ou Mendeley, qui permettent de capturer automatiquement à la volée des centaines de références, de rassembler des sources de nature différente (références mais aussi notes, images, etc.) pour se constituer un espace de travail. Sans se livrer à la même anthropologie matérielle, Jean-François Bert mentionne le cas de chercheurs ayant eu recours aux ancêtres de nos outils actuels, comme HyperCard ou ProCite, qui participèrent du passage de la fiche bristol à l’écrit d’écran.
Conclusion
Ce parcours historique de la fiche érudite permet de mesurer des métamorphoses dans les matières, dans les gestes et les représentations, sans qu’il n’y ait pour autant de ruptures nettes d’une époque à l’autre : c’est à la fois avec une grande flexibilité et une remarquable permanence que la mise en fiche a traversé les siècles. L’essai de Jean-François Bert mobilise une documentation impressionnante pour le démontrer de manière stimulante, rigoureuse et en suivant le programme et la méthodologie proposés dans son introduction.
Un fichier est un lieu de transformation de matières premières, un lieu de production industrielle, un atelier, une usine, une raffinerie. Il repose sur des chaînes d’opérations qui soumettent des objets à différents traitements. Ces chaînes d’opérations supposent par exemple la possibilité d’isoler, d’extraire, d’importer et de recontextualiser des mots, ds citations, des paragraphes, des références d’un texte lu et de leur donner un nouveau statut sur une fiche, où ils seront regroupés par thèmes, hiérarchisés, modalisés, parfois commentés et critiqués, mis en relation avec d’autres objets textuels et cognitifs. (préface de Christian Jacob, p. 20)
Certes, la démonstration trouve parfois ses limites dans l’accumulation d’anecdotes ou de cas, qui ressemble à la description des ficheurs rabelaisiens. Les explétifs de pensée (“en tout cas”, p. 33 et 34 ; “ce n’est pas un hasard si”, p. 35, etc.) qui jalonnent le texte trahissent manifestement une tentative rhétorique pour articuler des situations, des formes, des lieux et des époques parfois très éloignés, sans qu’on ne saisisse toujours le lien qui permet de les juxtaposer et de les mentionner. L’essai aurait ainsi gagné en resserrement problématisé et en généralisation retardée. Mais sa grande force est précisément dans ce geste audacieux : il permet à Jean-François Bert de dérouler et de tester des pistes d’une très grande fécondité (la place du corps dans la mise en fiche, l’ergonomie du travail savant, le rôle de la standardisation et de la prescription, etc;) qu’on pourrait articuler aux travaux contemporains en documentation et en écologie matérielle des activités d’écran pour envisager une histoire collective et ambitieuse des formes anthologiques, scripturales et éditoriales.
Notes
1. | ↑ | Dans la sémiologie de l’écriture et des médiations, la “polychrésie” désigne la “polyvalence pratique des textes et des actes de la communication qui sont fondamentalement capables de soutenir différentes logiques sociales et de correspondre à plusieurs usages différents à la fois.” Voir, Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, Editions non Standard, 2014, p.14 |