Ce sont moins les techniques et les procédures d’appositions de marques qui frappent chez Gabriel Harvey (1540–1630) que son extraordinaire intérêt pour toute la littérature de son temps.
Son système d’annotations ne témoigne en effet pas d’une grande originalité ou d’un très haut degré d’ingéniosité (mais j’ai peut-être lu trop rapidement le livre de Virginia F. Stern1Stern Virginia, Gabriel Harvey : His Life, Marginalia and Library, Oxford, Londres, 1979.) et l’on se demande parfois comment il a pu s’y retrouver, dans toute cette masse de textes annotés, sans une indexation d’ensemble thématisée. Ainsi, à l’exception de quelques signes et codes originaux (le recours aux diagrammes ou aux planètes du système solaire pour qualifier un passage — Mars pour tout ce qui se référait à la guerre, par exemple), les marginalia de Gabriel Harvey consistent essentiellement en notes et commentaires qui semblent révéler sa curiosité, ses réflexions, ses jugements, ses inventions et ses ambitions. C’est, par exemple, parce qu’il souhaitait intégrer la cour d’Angleterre qu’il se mit, jeune, à apprendre le français et l’italien à l’aide de grammaires, de guides de savoir-vivre — indispensables à un honnête homme en devenir –, de livres d’histoire ou de biographies (Comment devient-on “quelqu’un” ? Question obsédante de sa vie).
Comme tout bon lecteur, Gabriel ne se contentait pas d’accueillir ce qu’il lisait : il pratiquait un travail réflexif, critique, propre à l’acte d’écrire (inscrire sur pour revenir dessus) qui l’amena d’abord à s’interroger sur l’art d’écrire. Si son écriture connaît des irrégularités orthographiques, il comprit très vite la nécessité de l’uniformiser sans pour autant l’assécher. Ainsi ses marginalia rendent-elles compte d’une belle inventivité, notamment dans la création de néologismes anglais à partir de racines gréco-latines ou dans son goût pour la versification :
Ô heavenlie Medcin, Panacea high,
Restore this raging Wooman to her health,
More Worth then hugest Summes of worldlie Wealth
Exceedingly more worth then anie Wealth.Ô light of Grace, & Reason from the Skie,
Illuminate her madd-conceipted minde,
And Melancholie cease her wittes to blinde.
Cease fearful Melancholie her witteds to blinde.
Cette interrogation sur l’art d’écrire le poussa à identifier les qualités stylistiques et argumentatives de tels auteurs antiques (Tite-Live et Ptolémée sont vénérés) ou à condamner tels contemporains — issus de l’astronomie, de la cosmologie, de la médecine, du théâtre, de la philosophie, etc. — lorsque leurs réflexions ne s’appuyaient pas sur une solide démonstration scientifique (il arrivait ainsi que Gabriel produise des listes d’autorités dans les marges des textes qu’il annotait comme pour corriger la copie d’un mauvais élève — un moment de l’histoire de l’épistémologie s’exprime sans doute ici). Ou peut-être s’adressait-il à un lecteur à venir, à qui il prêterait ses livres et qui bénéficierait de ses remarques. Ou peut-être se mettait-il en garde lui-même contre les effets de la mémoire, qui fait oublier des auteurs qu’on est en train de lire, en consignant dans les marges, devenues des supports d’enregistrement sans grand rapport avec le texte central, les traces de ses lectures qu’il pourrait alors monastiquement marmonner et qui s’accumulaient parfois en strates.
Car Gabriel revenait souvent sur ses livres, ainsi que le révèlent ses annotations datées, consignées dans des livres où sa jeune main, hésitante, finit par rencontrer celle d’un homme âgé dont le rire et l’ironie semblent toujours retentir, comme si le lasso des signes avait joyeusement capturé la mort :
Ha-Ha-Ha. Hi-Hi-Hi. Oh-Oh-Oh. […] Never Have I Seen such a small man, so gigantic in laughing.
Notes
1. | ↑ | Stern Virginia, Gabriel Harvey : His Life, Marginalia and Library, Oxford, Londres, 1979. |