Le “feeling” sur Grindr, comme sur tous les dispositifs de rencontres à distance (“cherche de tout au feeling”, “laissons faire le feeling”, etc.), relève des signifiants flottants (Lévi-Strauss) : comme “truc” ou “schtroumpf”, il laisse l’interlocuteur en comprendre le sens à partir du contexte d’énonciation, de son jeu de langage, qui investit le corps caverneux du mot. C’est une ruse qui permet de tomber toujours juste, d’être en correspondance avec l’espace d’interactions, sans maîtriser nécessairement ses règles, son tempo. Avec le “feeling”, je suis sûr de ne manquer aucune occasion, de ne froisser personne, dans une situation compétitive qui comporte un risque (voir l’autre rapidement partir), où chacun vient avec des lignes d’action plus ou moins claires, plus ou moins configurées par le dispositif de communication, plus ou moins pérennes, même quand elles sont explicitement définies (“ch fun”).
(J’ai longtemps lutté contre le “feeling” et tous ces truismes qui ne permettent pas de se rencontrer réellement, qui font du langage une institution définitive, une structure achevée de sens. Mais j’avais tort : ce ne sont pas des murs ; ce sont des paravents que nous ajustons, déplaçons, auxquels nous renonçons aussi par moments, avant de les déplier à nouveau, à mesure que nous expérimentons l’interaction, dans ses dynamiques, ses risques, ses doutes, ses blancs)
Le plus étonnant pour moi, c’est que la mobilisation de ce signifiant flottant fait sens : il trouve preneur, est même explicité à la demande (“ben ça veut dire qu’on boit un verre chez toi et on voit ce qui se passe”). Je participe ainsi parfois à un travail de collaboration autour du signifiant flottant, à un effort d’ajustement : nous faisons coïncider ce que nous avons à peu près compris du “feeling”, comme s’il fonctionnait plutôt comme une description cachée (Russell) à retrouver, à partir de l’explicitation du contexte, soit l’ensemble des informations qui permettent de resserrer le sens d’un énoncé, d’éviter son inflation (ici, on est sur Grindr, le “feeling” est une équation à termes réduits : “on n’est pas là pour philosophe mec”).
C’est pourquoi le feeling, comme tout signifiant flottant, relève de la mana : c’est une matière magique qui se transforme, mute, se charge des propriétés de son environnement, nous permet de nous fondre en lui pour bénéficier de ses ressources, en disparaissant à l’arrière-plan avant de réapparaître par moments, tandis que se stabilise et se sécurise provisoirement l’espace de l’interaction.