Nos pères en leurs marges

(Mais toi, qui n’an­notes jamais, qui me dira qui tu aurais été ?)

Beau livre, très touchant, dans lequel l’auteure part à la recherche de son père mort, à par­tir des anno­ta­tions lais­sées dans les marges de ses livres. En chargeant affec­tive­ment et affectueuse­ment ces mar­ques, Danielle Bassez en fait des traces poten­tielle­ment révéla­trice d’une per­son­nal­ité.

Dannielle-Bassez-ecrits-dans-les-marges

C’est le pas­sage de la trace au tracé :

Le paléon­to­logue, l’an­thro­po­logue, l’archéo­logue, l’his­to­rien qui con­duit ses enquêtes en se fiant à un “par­a­digme indi­ci­aire” […] con­stru­isent une his­toire de traces, de tech­niques cumulées, de gestes acquis, sou­ti­en­nent ou con­tes­tent l’hy­pothèse d’un pas­sage de la trace au tracé à l’o­rig­ine de la figuration.1Mathieu Jean-Claude, Ecrire, inscrire, José Cor­ti, 2010. Voir aus­si Jean­neret Yves, “Com­plex­ité de la notion de trace : de la traque au tracé” dans Béa­trice Gali­non-Mélénec (dir.), L’Homme-trace, Paris, CNRS-édi­tions, 2011, p. 59–86.

Le corps

Ce pas­sage s’ef­fectue à par­tir d’une série d’opéra­tions intel­lectuelles, pro­pres à toute enquête, qui con­duit d’abord à iden­ti­fi­er un corps :

Ecrire, marcher : de mon père je ne retiens que cette allure du corps, bal­ancée, ce geste de la main qui tournoie autour d’elle, l’ab­sente, autour du vide qu’elle laisse, peut-être aus­si ce hausse­ment des sour­cils au-dessus de l’arc des lunettes, cette avancée des lèvres qui sif­flo­tent lorsqu’il marche, ou qui souf­flent l’air dans l’é­ton­nement de ce qu’il lit. (p. 7)

Marche, mar­que, marge : ces trois mots, éty­mologique­ment proches2Jomand-Baudry Régine, “Pour une théorie des marges lit­téraires” dans Philippe For­est et Michelle Szkil­nik (dir.), Théorie des marges lit­téraires, 2005, p. 13–23 et Mil­he Poutin­gon Gérard, “La note mar­ginale au XVI°s : une expéri­ence de l’e­space”, dans Jean-Claude Arnould et Clau­dine Paulouin (dir.), Notes — Etudes sur l’an­no­ta­tion en lit­téra­ture, 2008, 45–63. , expliquent sans doute l’emploi fréquent de métaphores spa­tiales dans l’étude des anno­ta­tions, qui font de ces mar­ques des “cail­loux de Petit Poucet semés dans le maquis” (Bassez, p. 27) pour résoudre le prob­lème de la désori­en­ta­tion “dans la forêt”3Stiegler Bernard, ““Sociétés d’au­teurs” et “séman­tique située”” dans Chris­t­ian Jacob, Des Alexan­dries II : Les méta­mor­phoses du lecteur, BnF, 2003, p. 298.).

Chez Danielle Bassez, cette con­vo­ca­tion per­met de don­ner corps à l’ab­sent en retrou­vant par le sou­venir les pos­tures pris­es au moment de la pro­duc­tion des anno­ta­tions. L’ap­proche mémorielle pal­lie alors l’im­pos­si­bil­ité d’ac­céder au corps. Il s’ag­it ain­si de “tra­quer” le mort en recourant à un réc­it scéno­graphié au présent — comme si nous assis­tions à une explo­ration — où les mar­ques énon­cia­tives révè­lent moins qu’elles ne con­stru­isent cette présence :

Il s’en­fonce dans la brousse des phras­es (p. 8)

Il s’ar­rête par instants, scrute avec atten­tion un mot, une tour­nure, comme il fait en son pro­pre jardin pour une plante, ou, dans les allées forestières, pour un champignon qui l’in­trigue.” (p. 17)

Le voilà dans des four­rés. Cela ne lui déplaît pas. Il a tou­jours aimé les rac­cour­cis qui sont pour lui une manière de se per­dre.” (p. 18)

Il pro­gresse avec la même méth­ode, soulig­nant, plaçant ses mar­ques comme on lange des pitons dans des parois.” (p. 33–34)

Terre, vigne et main

Le recours abon­dant à la métaphore végé­tale révèle, là aus­si, un lien, antique celui-ci, qui unie le corps à la page, d’au­tant plus puis­sant depuis le 11ème siè­cle et l’avène­ment de l’imprimerie.4Si, peu après l’in­tro­duc­tion des tech­nolo­gies de repérage au Moyen Âge (index, table, titres, etc.), le texte put se dépar­tir de sa matéri­al­ité, c’est-à-dire de la page duquel il était pris­on­nier – puisqu’il était alors découpable donc citable en dehors d’une édi­tion spé­ci­fique –, il néces­si­ta, dans le même temps, une com­pen­sa­tion sémi­o­tique (ex-lib­ris, anno­ta­tions, enlu­min­ures, etc.) encour­agée, plus tard, par l’im­per­son­nal­ité de la repro­ductibil­ité mécanique. La “page”, en effet, c’est la “pagina”5Illich Ilan, Du lis­i­ble au vis­i­ble : la Nais­sance du texte, un com­men­taire du “Didas­cal­i­con” de Hugues de Saint-Vic­tor, 1991., soit les rangées de vigne qui servirent de mod­èle à l’or­gan­i­sa­tion en colonnes des rouleaux antiques. Annot­er une page, c’est labour­er une terre dans l’e­spoir d’en faire fruc­ti­fi­er les fruits pour, à terme (l’en­taille rap­pelle les mots aux sols et à la durée dit Jean-Claude Math­ieu), déguster le vin. Dès lors :

Le va-et-vient de la main creuse le sil­lon d’une écri­t­ure qui fouille avec le soc d’un stylet, d’un calame tail­lé, d’une plume effilée. (Jean-Claude Math­ieu)

Or, l’e­space de la lec­ture est plus vaste qu’un domaine viti­cole :

Il aime aus­si des for­mats plus réduits, les sen­tiers étroits des forêts, il cherche dans les brous­sailles, écrit dans les marges, sur de petits papiers, de minces papiers de soie, des ban­des d’ex­pédi­tion de jour­naux, des fétus, qu’il planque entre les pages et qu’on retrou­ve en feuil­letant ses livres. Il lit, il écrit dans le secret. (Bassez, p. 8)

Lecture et lieu de savoir

Le chas­seur se dou­ble d’un chercheur. Il ne s’ag­it plus de tra­quer des mar­ques dans un espace lim­ité mais de recon­stituer, à par­tir d’un agré­gat de ter­ri­toires, un lieu de savoir :

Proust lui joue des tours, l’en­traîne dans des méan­dres dont il ne se sort plus. Il doit gravir à nou­veau la phrase pour retrou­ver le point de départ ! Il souligne, il flèche. Le sujet, où est-il ? Et le verbe ? Il place sous le pre­mier un petit point, et de là, en véri­ta­ble télé­phon­iste qui déroule le fil sous la mitraille pen­dant la guerre, il court, de ligne en ligne, con­tourne des case­mates, place entre cro­chets des réduits inex­pugnables, parvient en vue du sec­ond, plante, avec son Bic, son deux­ième repère, sous le verbe. Il peut à présent s’en aller plus loin. (p. 19)

signes cabal­is­tiques dont il ponctue les marges : petits car­rés, cer­cles, tri­an­gles, astéris­tiques, sur le sens desquels on s’in­ter­roge, jusqu’à ce papi­er de soie s’échap­pant d’en­tre les feuil­lets, livrant des listes […] Il résume cer­taine­ment des phras­es (p. 10)

Les traces sont trans­for­mées en indices à par­tir de la traque d’un vaste réseau de mar­ques, qui cherche la loi d’une écri­t­ure (le “tracé” est syn­onyme d’écrit aux 17ème et 18ème siè­cles).

D’heureux hasards déjouent les énigmes posées par l’annotateur6On retrou­va ain­si récem­ment une feuille sur laque­lle Robert Gross­es­te — 12ème-13 siè­cles — livrait le code de ses 400 sym­bol­es. dont le vis­age, s’il appa­raît par moments (“On met les pieds dans ses empreintes.[…] Trait par trait, il appa­raît”, p. 27), ne se laisse jamais tout à fait sur­pren­dre (“On aura beau crois­er les indices : il a ses secrets”, p. 29).

Fantômes, marques et traces

La per­son­nal­ité ne se laisse voir qu’en par­tie dans les traces, qui ne per­me­t­tent de devin­er, au mieux, que des frag­ments, des moments, des mou­ve­ments, des sit­u­a­tions (comme dans n’im­porte quelle inter­ac­tion), à par­tir desquels s’érige le sou­venir funéraire :

Nous tenons ses livres dans nos mains. Nous décou­vrons dedans ces con­fet­ti, ces bouts de jour­naux, ces morceaux d’emballage, ces revers de cartes, que nous replaçons pieuse­ment entre les feuil­lets comme des ves­tiges, la trace archéologique du geste qui les cou­vrit d’in­scrip­tions et les lais­sa en cet endroit. (p. 39–40)

C’est que nos marges sont moins pleines de morts que de fan­tômes : il n’y a de traces que pour celui qui rêve à par­tir des mar­ques. La recon­sti­tu­tion pro­duit des ver­tiges qui rend compte de l’im­pres­sion que l’empreinte, cette pres­sion du corps sur la page, déclenche en nous :

Ce qui nous frappe, ce qui nous émeut, ce qui nous mar­que, ce qui a de l’ef­fet sur, ce n’est pas la chose elle-même, mais son impres­sion. Et l’empreinte pre­mière est tou­jours illu­sion. […] La trace, dans son creux, dans son vide, génère l’il­lu­sion, la présence de l’ab­sent. L’im­pres­sion, la sen­sa­tion, cet “effet d’il­lu­sion” lumineux, éclair­cis­sant, qui nous étonne à la lec­ture d’une oeu­vre, advient par la ren­con­tre qui rou­vre ces ves­tiges, par la réan­i­ma­tion de ces pas­sages, par l’ébran­le­ment de ces phoras, affleure­ments subits, éphémères et intens­es, d’une vérité fugi­tive. (Jean-Claude Math­ieu, p. 202–203)

Ain­si, depuis le début, Daniel Bassez cher­chait, en domes­ti­quant la durée chao­tique en temps ordon­né (celui de la nar­ra­tion), l’én­ergie par laque­lle elle retrou­verait son père, c’est-à-dire l’en­fant qu’elle serait main­tenant, comme si l’empreinte avait été pour lui un moyen de s’en aller douce­ment :

Peut-être, dans un absurde pari, fai­sait-il con­fi­ance au Temps. il faut atten­dre, grandir encore; Grandir n’a pas de terme. Il lançait ses bouées dans l’océan. Et comme un petit phare, pour qu’elles clig­no­tent longtemps, leur adjoignait son para­phe, une majus­cule altière, échevelée, suiv­ie de sa minus­cule : P.P. Papa. (p. 42)

Notes   [ + ]

1. Mathieu Jean-Claude, Ecrire, inscrire, José Cor­ti, 2010. Voir aus­si Jean­neret Yves, “Com­plex­ité de la notion de trace : de la traque au tracé” dans Béa­trice Gali­non-Mélénec (dir.), L’Homme-trace, Paris, CNRS-édi­tions, 2011, p. 59–86.
2. Jomand-Baudry Régine, “Pour une théorie des marges lit­téraires” dans Philippe For­est et Michelle Szkil­nik (dir.), Théorie des marges lit­téraires, 2005, p. 13–23 et Mil­he Poutin­gon Gérard, “La note mar­ginale au XVI°s : une expéri­ence de l’e­space”, dans Jean-Claude Arnould et Clau­dine Paulouin (dir.), Notes — Etudes sur l’an­no­ta­tion en lit­téra­ture, 2008, 45–63. 
3. Stiegler Bernard, ““Sociétés d’au­teurs” et “séman­tique située”” dans Chris­t­ian Jacob, Des Alexan­dries II : Les méta­mor­phoses du lecteur, BnF, 2003, p. 298.
4. Si, peu après l’in­tro­duc­tion des tech­nolo­gies de repérage au Moyen Âge (index, table, titres, etc.), le texte put se dépar­tir de sa matéri­al­ité, c’est-à-dire de la page duquel il était pris­on­nier – puisqu’il était alors découpable donc citable en dehors d’une édi­tion spé­ci­fique –, il néces­si­ta, dans le même temps, une com­pen­sa­tion sémi­o­tique (ex-lib­ris, anno­ta­tions, enlu­min­ures, etc.) encour­agée, plus tard, par l’im­per­son­nal­ité de la repro­ductibil­ité mécanique.
5. Illich Ilan, Du lis­i­ble au vis­i­ble : la Nais­sance du texte, un com­men­taire du “Didas­cal­i­con” de Hugues de Saint-Vic­tor, 1991.
6. On retrou­va ain­si récem­ment une feuille sur laque­lle Robert Gross­es­te — 12ème-13 siè­cles — livrait le code de ses 400 sym­bol­es.