Sommaire
(À mon neveu Ilan)
Les annotations d’enfants sont une affaire d’adultes. C’est sous leur regard et leur consentement qu’ils se livrent aux délices de la subversion, qui les porte à déborder le texte encadré, sacralisé (le cadre est l’autre nom du sacre dans la poésie persane1 ORSATTI, Paola, “Le manuscrit et le texte : éléments pour une interprétation du maxlas dans la poésie lyrique persane” dans DEROCHE, F., RICHARD, F. dir., Scribes et manuscrits du Moyen-Orient, paris, Bibliothèque nationale de France, coll. “Etudes et recherches”, 1997, p. 281–293. et la divination antique2NICOL, François, “L’image dans le livre imprimé, en lisière du texte” dans FOREST, P., SZKLINIK, M, dir. Théorie des marges littéraires, Université de Nantes, 2005, p. 221–237.), pour soulever en riant l’ourlet de la page.
Ainsi la lettre est-elle porteuse d’une résonance : elle crée “un friselis d’ondes”, si bien que “des frissons sur l’eau se propagent jusqu’aux bords” qui “désagrègent le bloc littéral en signes ou lignes enfantins, archaïques, parodiques, s’inventant au fur et à mesure que la main griffonne.”3MATHIEU, Jean-Claude, Ecrire, inscrire, José Corti, 2010.
Tracer une marge
Mais l’enfant apprend d’abord à incorporer un ordre à partir de signes graphiques qu’il devra souvent répéter. Ce sont par exemple les marges rouges qu’il doit tracer pour recevoir, inquiet ou confiant, la leçon du professeur (remarques, points d’évaluation, signes de consentement ou de réprobation). “Ici commence [alors] l’espace dévolu à [un] savoir et à [une] autorité”4REUTER, Yves, “La Marge dans l’apprentissage de l’écriture”, La Marge, Actes du colloque de Clermont-Ferrand (1986), Publication de la Faculté de Lettres et de Sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1988.. C’est pourquoi la marge accueille aussi la rébellion, à la fois espace de coercition, où l’allégeance à l’autorité est attendue, et espace vierge où peut venir se consoler l’enfant : “[q]uand la parole inarticulée a été refoulée dans [sa] gorge, ce sera sur cet écran mental que ressort un livre halluciné, avec ses graffiti”5MATHIEU, Jean-Claude, Op. Cit., José Corti, 2010, p. 250..
Du 16ème au 20ème siècle
La bibliothèque : un espace de jeux d’enfants
Cette relation entre l’espace de la page, l’enfant et l’institution, a une histoire, que décrit Lerer Steh6LERER, Seth, “Devotion and Defacement: Reading Children’s Marginalia”, Representations, 118 (1), 2012, p. 126–153. On pourra compléter cette étude avec GRENBY, M. O, “Adults Only ? Children and Children’s Books in British Circulating Library”, Book History, 5, 2002, p. 19–38 ; GILLANS, Adam, “In the Hands of Children”, The Lion and the Unicorn, 29 (1), 2005, p. 38–51 ; CRICKMER, J. J, THOMPSON, Edgar H., “Marginalia: A Comprehension Strategy to Help Young Children Play with and Learn from Published Texts”. dans un article récent consacré aux marginalia d’enfants américains et anglais.
Dès les débuts de l’imprimerie, on trouve des annotations ou des graffiti de petites filles et de petits garçons dans les bibles, les poésies et les romans. Ainsi de ces écrits marginaux dans une édition du 15ème siècle des Contes de Canterbury de Chaucer où deux enfants s’essaient à l’écriture de listes, de l’alphabet et de leur prénom. Un tel apprentissage était encadré par les manuels qui se développèrent alors à cette époque (vers 1570). Il s’agissait d’apprendre à bien former les lettres, à garder la plume propre et à promouvoir l’italique qui révélait une certaine appartenance sociale7Au 16ème siècle, l’écriture oscille entre la ronde et l’italique, née de la cursive gothique italienne et de l’humanistique ronde. En 1750, l’italique est repris systématiquement pour signaler un passage important. Voir AUDISIO, Gabriel, RAMBAUD, Isabelle, Lire le français d’hier : Manuel de paléographie moderne (15ème-18ème), Armand Collin, 2008.. Les productions des deux enfants comprennent également des marques de mutilation et de subversion (orthographe hésitante, gestes incontrôlés), qui forment un monde de farces matérialisées dans le livre. La bibliothèque familiale devient ainsi un espace de jeux dans lequel viennent se cacher les enfants.
“this is Antony Doe”
Une autre famille, du 17ème siècle cette fois, met en scène Robert et Anthony, qui recouvraient leurs livres d’ex-libris (“this is Antony Doe”, “robert Doe his Booke”), de détails sur leur circulation (“Robert Doe was the right hounder to his Booke but now I give it to my well be loud brother Antony Doe, 1614”) ou de prières. Ces écrits rendent compte de l’acquisition d’un savoir religieux et de son appropriation, grâce à un savoir-lire développé à l’école et mobilisé selon les besoins et la personnalité de chacun. Elles montrent aussi que les marginalia d’enfants ne se limitent pas au bestiaire animal.
Eduquer le corps et l’esprit
Durant le 18ème et le 19ème siècles nord-américain, bien écrire consistait à bien s’asseoir, à bien tenir sa plume et à bien l’entretenir, selon les préconisations de la période élisabéthaine. La belle écrire devint l’affaire des femmes : l’élégance, la beauté, la grâce s’obtenaient grâce à la répétition de gestes scripturaux. On éduquait les corps grâce à l’écriture, tout en reconnaissant sa capacité à développer une expression propre. Ecrire, c’était devenir libre, c’était devenir un citoyen, un américain, capable de commercer ou de se mettre en valeur dans une correspondance, un journal, une carte de visite.
Magie des marges
Dernier exemple fourni par Lerer : Harry Potter. Un passage des livres de J.K. Rowling montre comment Harry s’appuie sur les annotations du Prince de Sang-mêlé pour préparer une potion, avec succès et sous le regard étonné de ses camarades. Les marges contiennent une énergie vitale, capable de réveiller des forces cachées pour nous aider à mieux voir.
Notes
1. | ↑ | ORSATTI, Paola, “Le manuscrit et le texte : éléments pour une interprétation du maxlas dans la poésie lyrique persane” dans DEROCHE, F., RICHARD, F. dir., Scribes et manuscrits du Moyen-Orient, paris, Bibliothèque nationale de France, coll. “Etudes et recherches”, 1997, p. 281–293. |
2. | ↑ | NICOL, François, “L’image dans le livre imprimé, en lisière du texte” dans FOREST, P., SZKLINIK, M, dir. Théorie des marges littéraires, Université de Nantes, 2005, p. 221–237. |
3. | ↑ | MATHIEU, Jean-Claude, Ecrire, inscrire, José Corti, 2010. |
4. | ↑ | REUTER, Yves, “La Marge dans l’apprentissage de l’écriture”, La Marge, Actes du colloque de Clermont-Ferrand (1986), Publication de la Faculté de Lettres et de Sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1988. |
5. | ↑ | MATHIEU, Jean-Claude, Op. Cit., José Corti, 2010, p. 250. |
6. | ↑ | LERER, Seth, “Devotion and Defacement: Reading Children’s Marginalia”, Representations, 118 (1), 2012, p. 126–153. On pourra compléter cette étude avec GRENBY, M. O, “Adults Only ? Children and Children’s Books in British Circulating Library”, Book History, 5, 2002, p. 19–38 ; GILLANS, Adam, “In the Hands of Children”, The Lion and the Unicorn, 29 (1), 2005, p. 38–51 ; CRICKMER, J. J, THOMPSON, Edgar H., “Marginalia: A Comprehension Strategy to Help Young Children Play with and Learn from Published Texts”. |
7. | ↑ | Au 16ème siècle, l’écriture oscille entre la ronde et l’italique, née de la cursive gothique italienne et de l’humanistique ronde. En 1750, l’italique est repris systématiquement pour signaler un passage important. Voir AUDISIO, Gabriel, RAMBAUD, Isabelle, Lire le français d’hier : Manuel de paléographie moderne (15ème-18ème), Armand Collin, 2008. |