Sommaire
Le premier problème auquel je m’attaquerai maintenant a été rapidement posé à la fin de la dernière partie : après avoir synthétisé les positionnements du pragmatisme de George Herbert Mead et de l’interactionnisme symbolique, je me suis demandé si ces deux mouvements n’avaient pas commis une erreur en s’attachant principalement à l’homme dans la pratique. En effet, à penser traditionnellement un sujet face à un objet, on manque tout ce qui échapperait à cette dialectique (nous sommes aussi face à, dans, derrière, à l’intérieur de, à côté de, etc.). Mais pour en arriver à multiplier les angles de vue, nous avons d’abord besoin de voir tout ce qui pourrait être compris dans une situation. Nous devons plus précisément nous efforcer de voir chaque être de ce monde (hommes, mains, machines, chemises, cuillères, téléphones, etc.), nous devons nous autoriser à penser leur épaisseur ontologique avant d’envisager de les ordonner, c’est-à-dire de choisir un axe prépositionnel (à partir de) de focalisation (l’homme).
L’homme peut-il encore être au centre de la pratique ?
Hiérarchisation ontologique
Même la tradition pragmatiste et la phénoménologie, qui tenta ce dépassement, n’ont évité l’écueil d’un sujet au centre autour duquel graviteraient des objets :
Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. Mais, puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps. (Merleau-Ponty, 1964, p. 19)
On peut très bien comprendre cette priorité donnée au sujet : sa dissolution, comme l’entreprirent Heidegger ou les structuralistes, peut en effet conduire à un effacement de l’homme du savoir. Mais cette hiérarchisation ontologique empêche de voir la spécificité de ces objets et, par conséquent, de rendre compte de manière plus rigoureuse et riche des rapports éventuels que nous entretenons avec eux (ou qu’ils entretiennent avec nous, ou que nous entretenons ensemble).
Le renouveau métaphysique actuel tente de dépasser ce mode de compréhension par la hiérarchie en plaidant pour le dépassement de la dichotomie sujet/objet voire par la reconnaissance d’une ontologie plate qui ne doterait pas les êtres de valeurs différentes.
Monisme et pluralisme chez William James
Ce problème est à l’origine de la philosophie (la question de l’Un et du Multiple, traitée dans Le Parménide de Platon, entre autres) et a longtemps occupé (et occupe encore) les théologiens (Dieu et ses créatures : ont-elles une part divine ? Si oui, pourquoi font-elles le mal ? etc.), la mystique (comment rejoindre Dieu ?), la poésie (le décryptage attentif de chaque chose, dans lesquelles se lit une même écriture), l’ethnologie (ethnographies sur l’animisme, etc.). Rien d’étonnant, donc, à ce que les théories de l’acte, de l’activité, de l’action et de la pratique, occupées par l’analyse de ce que font les hommes, aient héritées de questions éthiques, politiques, philosophiques et ontologiques.
Ainsi William James traite-t-il “l’Un et le Multiple” dans la quatrième leçon de ses cours sur Le Pragmatisme (1907), en distinguant les monistes (partisans de l’Un) et les pluralistes (partisans du Multiple). On peut penser que les réponses apportées par James aient inspiré Latour (qui est un lecteur intensif de James) et les tenants de l’ontologie plate (absence de hiérarchisation entre les choses du monde ; voir plus bas), comme il refuse de trancher en faveur du monisme et du pluralisme et considère le “sujet connaissant” comme une fiction. Sa philosophie plaide au contraire pour un monisme et un pluralisme mesurés, c’est-à-dire pragmatiques, qui voit dans le monde à la fois une unité (ses parties tiennent ensemble) et une pluralité (certaines relations ne s’établissent pas entre les parties). Pour autant, “il gagne en unité au fur et à mesure que se forment ces réseaux de relations que les hommes s’efforcent sans relâche de forger.” (p. 193–194).
Pluralisme ontologique et poétique de l’habiter
On ne peut pas dire que ces analyses aient majoritairement pénétré les sciences sociales avant les années 2000. Bourdieu se plaignait encore en 1996 d’oppositions faciles (sujet/objet, individu/société, individuel/collectif, conscient/inconscient, objectif/subjectif) dans le discours scientifique1Raisons pratiques, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p. 10..
Le “tournant ontologique” pris depuis une dizaine d’années dans les sciences humaines matérialise cette rupture avec une anthropologie universitaire qui place encore l’homme (comment pourrait-il en être autrement ?) au centre du monde social. Tim Ingold montre que si “de notre point de vue le savoir est possible parce qu’il y a un sujet connaissant séparé du monde des objets à saisir (ce qui permet une “science de la nature”)”, “[du point de vue de nombreuses sociétés “exotiques”] il y a du savoir précisément parce que le “sujet” fait partie du monde qu’il veut connaître. Au lieu d’une science de la nature, l’on a donc davantage affaire à une “poétique de l’habiter” dans ces sociétés” (cité par Adell, 2011, p. 92). À son tour, Descola encourage en 2005 l’inclusion de “corps associés” en anthropologie, généralement compris comme des planètes autour d’un soleil (l’homme), en mettant au jour quatre traditions d’identification de ces corps (le totétisme, l’analogisme, l’animisme et le naturalisme) :
il est désormais difficile de faire comme si les non-humains n’étaient pas partout au coeur de la vie sociale […] l’analyse des interactions entre les habitants du monde ne peut plus se cantonner au seul secteur des institutions régissant la vie des hommes, comme si ce que l’on décrétait extérieur à eux n’était qu’un conglomérat anomique d’objets en attente de sens et d’utilité. […] [l’anthropologie doit ainsi] inclure dans son objet bien plus que l’anthropos, toute cette collectivité des existants liée à lui et reléguée à présent dans une fonction d’entourage. (Descola, 2005, p. 15)
L’exclusion des êtres invisibles vient du fait, selon Lévy-Bruhl (1922), que nous avons construit nos modèles scientifiques “sur des inductions à partir des régularités naturelles” (Keck, 2011) qui nous empêcheraient de voir tout ce qui survient de manière inédite dans le monde. Or, cette “logique des qualités sensibles” (Keck, 2011) constitue des relations potentielles (Lévi-Strauss, 1962) entre humains et non-humains, qui donnent sens aux événements extérieurs irréguliers.
Un tel plaidoyer fut dernièrement réactivé et porté plus loin par Latour dans son Enquête sur les modes d’existence (2012). Hantés par le dualisme (sujet/objet, nature/culture, etc.), les modernes (les occidentaux) échoueraient à vivre avec Gaïa. La respecter, la prendre en considération dans toute sa richesse, consisterait à passer d’un pluralisme interprétatif (reconnaissance d’autres façons de penser : animisme, etc.) à un pluralisme ontologique, qui reconnaîtrait la spécificité de chaque être et non plus seulement la validité de tel ou tel modèle étranger à nos conceptions modernistes. C’est inclure tout actant à l’oeuvre dans un agissement et étendre, par conséquent, “la liste des entités dotées d’une agentivité”.
Plusieurs sciences incluent aujourd’hui ce positionnement dans leurs réélaborations épistémologiques. Ainsi de la sémiotique cognitive. Dans son plus récent ouvrage, le Groupe Mu (2015) propose ainsi “certaines considérations sur l’avènement du sens chez les insectes ou même chez le verre de terre” (p. 13)
Anthropomorphisme ou anthropocentrisme ?
Un tel programme constitue peut-être la quatrième blessure narcissique infligée à l’homme depuis Freud (après Copernic et Darwin) ou bien une radicalisation de la posture darwinienne (l’homme n’est qu’un être parmi les autres).
Or, les philosophes de l’action n’admettent généralement pas une telle vision, qui considèrent le langage comme infesté par un anthropomorphisme prêtant aux choses la capacité d’agir :
La notion d’une chose agissante est critiquée, puisqu’il se trouve des philosophes pour soutenir qu’il ne saurait être question d’action que de la part d’un être capable de viser un résultat. Notre langage semble prêter un agir aux choses matérielles : le vent fait tomber la tuile, le solvant dissout la couche de peinture. Mais il pourrait n’y avoir là qu’un anthropomorphisme. (Descombes, 1995)
Mais il ne pourrait s’agir là que d’un anthropocentrisme ou d’une incapacité à rendre compte d’autres modes d’existence voire même d’une impolitesse envers d’autres systèmes de pensée ou d’autres manières d’envisager notre relation à la nature. La question est par ailleurs loin de faire consensus chez les tenants de la philosophie analytique (branche de la philosophie de l’action), répartis en plusieurs chapelles, selon que cette philosophie convoque d’autres disciplines ou non. Ainsi l’anthropologie linguistique s’est récemment dotée d’une définition formelle de l’agentivité (Jacobin, 2010) dans le but de “comprendre la nature des intentions, du pouvoir et du contrôle que les hommes prêtent aux forces du monde qui les entoure. Il s’agit de décrire et d’analyser, de façon concrète, l’ontologie des “êtres surnaturels ainsi que l’interdépendance et les causalités qui les lient aux humains dans les interactions quotidiennes ou rituelles.” (Vapnarsky, Monod Becquelin, 2010).
Ontologie plate : monde des choses et univers des objets
Cette anthropologie symétrique prend la forme d’une ontologie plate chez Garcia (2011) qui consiste à imaginer un monde où les choses seraient toutes égales en intensité, toutes de même importance (ainsi, l’ongle ne vaut pas moins que la main). Cette expérience intellectuelle découle de l’échec des traditions ontologiques (le modèle substantiel et efficient) qui ont été incapables de répondre à leur programme (trouver l’être de la chose, sa substance, dans la chose et à partir d’elle — par exemple la table à partir d’une table).
Or, les choses sont contenues dans d’autres choses (l’ongle dans la main), de telle sorte qu’elles sont dans le monde ; mais elles sont en même temps seules au monde : l’ongle est ongle parce qu’il n’est pas autre chose. Autrement dit : une chose peut à la fois être comprise dans un régime objectif (l’univers des objets, ordonné : l’ongle dans la main, la main dans le corps, etc.) et dans un régime exclusif (le monde des choses : l’ongle, la main, le corps, etc.). Ainsi, est chose tout ce qui est seul au monde ; est objet toute chose qui s’inscrit dans un ordre. Voir le réel consiste à dédoubler les choses en chose (monde de la solitude) et en objet (univers de la multitude). Le monde s’oppose alors à l’univers (au cosmos) : le premier désigne la solitude dans lequel se trouve toute chose ; le second, l’ordre qui les régit.
L’expérience à laquelle invite l’ontologie plate ressemble à celle des mystiques : elle consiste à vider l’univers de toutes ses choses, pour ne plus en voir qu’une seule à partir de laquelle éclôt, jaillit un monde. Elle conduit chez Garcia, plus précisément, à déployer l’éventail des objets (par exemple : la pomme) pour voir l’ensemble des choses qui les composent (pépin, goût, mot “pomme”, lettre “p”, etc.), avant de chercher à comprendre la manière dont elles s’ordonnent dans l’univers objectif. Difficile, dans ces conditions, de penser encore à un sujet qui s’opposerait à un objet : nous ne sommes que des choses parmi les choses.
Conclusion
Un cadre d’analyse sensible aux pratiques — dans une approche décentrée — devrait ainsi être attentif à deux éléments :
- L’accueil de tous les agents concernés dans une pratique et une situation.
- Le développement ou le maintien d’une qualité d’écoute de la chose et la prise en considération de son mode d’être.
Une difficulté évidente apparaît, que Latour (2012) n’écarte pas : on ne peut pas tout choisir d’analyser. Ce ne sont pas les choses que nous étudierons, mais les objets, c’est-à-dire les choses dont le mode d’être aura été articulé à d’autres choses, afin de reconstituer un ordre de fonctionnement. Cependant, nous devons d’abord voir ces choses avant de les traiter en tant qu’objets.
Bibliographie
ADELL, Nicolas, Anthropologie des savoirs, Armand Colin, 2011.
DESCOLA, Philippe, Par-delà nature et culture, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2005.
DESCOLA, Philippe, L’Écologie des autres : l’anthropologie et la question de la nature, Quae, 2011.
DESCOMBES, Vincent, “Action” dans KAMBOUCHNER, Denis (dir.), Notions de philosophie (II), Gallimard, coll. Folio Essais, 1995.
GARCIA, Tristan, Forme et objet. Un traité des choses, PUF, coll. Métaphysiques, 2011.
GROUPE MU, Principia Semiotica. Aux sources du sens, Les Impressions nouvelles, 2015.
JACOBIN, Pierre-Yves, “De l’agentivité de, et dans la parole mythique”, Ateliers d’anthropologie, 34, 2010, en ligne : http://ateliers.revues.org/8533.
JAMES, William, Le Pragmatisme (1907), Flammarion, coll. Champs classiques, 2007.
KECK, Frédéric, “La Mentalité primitive” dans Comprendre l’autre : le textes fondamentaux, Le Point Références, Mai-Juin 2011, de Lucien Lévy-Bruhl”, p. 58.
LATOUR, Bruno, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, La Découverte, 2012.
LÉVY-BRUHL, Lucien, La Mentalité primitive, 1922.
LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, 1962.
MERLEAU-PONTY, Maurice, L’Oeil et l’Esprit, Gallimard, coll. Folio essais, 1964.
VAPNARSKY, Valentina, MONOD BECQUELIN, Aurore, “Présentation”, Ateliers d’anthropologie, 34, 2010, en ligne : http://ateliers.revues.org/8630.
Notes
1. | ↑ | Raisons pratiques, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p. 10. |