Sommaire
(À Isa et Jean-Michelle)
Dans les échanges ou sur les profils, la question de la virilité est obsédante : c’est comme si la masculinité ne pouvait avoir qu’une forme (virile). Question sans interrogation possible : comme l’objectif supposé (“on n’est pas là pour discuter”), elle a été soustraite au débat public. L’évoquer conduit à une tautologie (“ben un vrai mec c’est un mec mec quoi, look hétéro”) ou au rappel du fonctionnement implicite du dispositif (“pas là pour philosopher”).
Des “équipes” complexes
Mais pourquoi la virilité fait-elle l’objet d’une telle crispation si elle est censée aller de soi ? En effet, les énoncés misogynes (“pas de princesse”, “pas de diva”) et homophobes (“pas de folle”, “pas de mec efféminé”) sont banalisés, voire valorisés.
Cette valorisation peut prendre des formes paradoxales : pour faire la démonstration de sa virilité, un acteur recherche parfois explicitement des figures de la masculinité féminine (“pour lope”, “ch minet”, “pour folle”, “cherche femelle”). À l’inverse, ces figures stéréotypées peuvent s’auto-profaner (“soumis aux vrais mâles”, “lope à dominateur”, “chienne pour rebeu”), se dévaluer : elles ajustent leur profil à cette demande paradoxale ; elles jouent le jeu. Dans ce cas précis, les “efféminés” et les “mâles” sont une même équipe : les premiers jouissent de donner les moyens aux seconds de manifester leur virilité ou plutôt d’en témoigner.
Le témoignage comme fonction de la virilité
Le témoignage est une fonction essentielle de l’entreprise virile ; elle repose essentiellement sur des signes. La virilité doit se voir, mais pas n’importe comment ; sa manifestation est codifiée. On sait par exemple que dans les tavernes, cafés et bars andalous, certains hommes touchent leurs testicules (de testis, “témoigner”) en rentrant, en s’installant ou en participant à un débat1Henk Driessen, Gestured masculinity : body and sociability in rural Andalusia dans Jan Bremmer et Herman Roodenburg (dir.), Cultural History of Gesture. Antiquity to the Present Day, Polity Press, 1991, p. 237–252. ; ils peuvent également mimer des scènes sexuelles ou feindre de se masturber.
L’ensemble du corps, comme les yeux, est un instrument du témoignage : soutenir un regard et le faire plier fait partie du cachondeo, un ensemble de “jeux” qui mettent à l’épreuve la capacité des hommes à se contrôler. Si ces signes ne sont jamais manifestés en présence des femmes, c’est parce qu’ils sont adressés aux hommes : ces derniers doivent prouver qu’ils ne sont pas des intrus (des femmes), en se gouvernant, en se domestiquant corporellement.
En effet, la “rétention émotionnelle”2Olivia Gazale, Le Mythe de la virilité, Albin Michel, 2017. est historiquement un des critères de la masculinité virile : contrairement aux femmes, qui seraient incapables de maîtriser leurs manifestations corporelles (pleurs, menstruations, etc.), les hommes doivent démontrer leur impassibilité.
Le “bon” homosexuel
Les témoins de la virilité sur Grindr respectent le canon viril, tel qu’il s’est édifié dans l’antiquité romaine jusqu’au Moyen Âge3Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire de la virilité, Seuil, 2011 : démonstration de la puissance phallique (“cherche bm ou tbm”), exhibition de la force (torses musclés, “100 % actif”), soupçon d’effémination (“c’est pas un sac que t’as à l’épaule ?”), féminisation avilissante (“fais pas ta miss”), recherche de signes stéréotypés (barbes, casquettes, poils, survêtement, etc.).
Ce régime du témoignage (ou de visibilité) fonctionne comme un stigmate4Ervin Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (1963), Éditions de Minuit, 1975 [1963]. : les individus (ou homosexuels efféminés) sont disqualifiés (“lui, ça se voit trop”) parce qu’ils seraient dans l’incapacité de se maîtriser, de se rendre invisibles dans l’espace public. Dans cette perspective, un “bon” homosexuel est un homme dont l’homosexualité ne se voit pas ou, inversement, dont la virilité se voit ; un “bon” homosexuel est un hétérosexuel.
Les “dégenreuses”
Cette figure (l’hétérosexuel) n’existe pourtant pas. Cherchez-la dans le monde, vous ne la trouverez pas : aucun‑e hétérosexuel-l‑e ne coïncide avec l’image abstraite, conceptuelle, que nous en avons. Ce ne sont que des occurrences d’un type, d’un patron, d’un modèle. Il y autant d’hétérosexualités que d’hétérosexuel-l‑es. Autrement dit : le maître-étalon (l’hétérosexuel viril) dont nous nous servons pour disqualifier les efféminés, pour les stigmatiser, est bien une valeur et non pas un fait, un système arbitraire auquel nous prêtons des fondements naturels.
Car la perception de l’effémination est variable : méprisée dans l’homosexualité masculine, elle est recherchée dans l’homosexualité féminine où la virilité est à son tour un stigmate5Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch, Sociologie de l’homosexualité, La Découverte, 2013.(“elle, c’est une camionneuse”) si elle n’est pas féminisée, parce qu’elle rendrait visible l’identité sexuelle dans l’espace social. On reproche ainsi aux “camionneuses” et aux “folles” de ne pas savoir se contrôler, de ne pas jouer suffisamment la comédie ; on leur demande implicitement de faire coïncider leur identité sexuelle avec leur identité sexuée6Sur cette différence, voir Françoise Vouillot, “Construction et affirmation de l’identité sexuée et sexuelle : éléments d’analyse de la division sexuée de l’orientation”, L’orientation scolaire et professionnelle, 1 décembre 2002, 31 (4), p. 485‑494.. C’est qu’elles sont dangereuses : elles dérangent en dégenrant ; ce sont des dégenreuses.
La virilité comme l’une des formes possibles de la masculinité
Heureusement, une contestation timide s’organise et on trouve parfois sur Grindr des refus explicites de suivre cette indexation de l’homosexualité sur la grille fantasmée de la virilité et des identités grossièrement genrées (“à l’aise avec ma féminité”, etc.).
Cette contestation fait du tissage ou du kaleidoscope des affects, des genres et des êtres, la réalité même de notre monde, qui nous fait passer d’une identité à l’autre, d’un statut à l’autre, dans un jeu continu de transformations. Elle refuse le binarisme masculin/féminin, même s’il est de nouveau revendiqué7Mélanie Gourarier, Alpha Mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Le Seuil, 2017., elle affirme ce que nous expérimentons tous dans notre intimité et que nous taisons dans les espaces standardisés, normatifs, où seule la masculinité virile, perçue comme une vérité, a manifestement droit de cité alors qu’elle est une croyance imposée dont presque personne ne se satisfait.
Notes
1. | ↑ | Henk Driessen, Gestured masculinity : body and sociability in rural Andalusia dans Jan Bremmer et Herman Roodenburg (dir.), Cultural History of Gesture. Antiquity to the Present Day, Polity Press, 1991, p. 237–252. |
2. | ↑ | Olivia Gazale, Le Mythe de la virilité, Albin Michel, 2017. |
3. | ↑ | Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire de la virilité, Seuil, 2011 |
4. | ↑ | Ervin Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (1963), Éditions de Minuit, 1975 [1963]. |
5. | ↑ | Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch, Sociologie de l’homosexualité, La Découverte, 2013. |
6. | ↑ | Sur cette différence, voir Françoise Vouillot, “Construction et affirmation de l’identité sexuée et sexuelle : éléments d’analyse de la division sexuée de l’orientation”, L’orientation scolaire et professionnelle, 1 décembre 2002, 31 (4), p. 485‑494. |
7. | ↑ | Mélanie Gourarier, Alpha Mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Le Seuil, 2017. |