La cartographie est l’outil principal pour représenter des controverses et, de manière générale, tout phénomène sur Internet. Depuis que je les étudie moi-même, dans la plupart des articles que j’ai lus, c’est à peu près toujours la même métaphore qui est mobilisée et la même technologie de l’intellect : le réseau, matérialisé sous forme de cartes. C’est une technologie puissante, très utile, dont je ne nie évidemment pas le formidable potentiel : dans une vue synoptique, elle permet de rendre visibles des jeux d’acteurs, des alliances, des dynamiques à la fois sociales, économiques, politiques, matérielles1Sur la cartographie, je renvoie à l’ouvrage de mon ancien directeur de recherche : Christian Jacob, L’Empire des cartes : Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992.. Pour rendre compte d’une controverse sur Twitter par exemple, la cartographie est incontournable. Je ne nie pas non plus qu’il en existe des usages sensibles, alternatifs, politiques, créatifs, comme chez cette anthropologue qui a mis au jour des dynamiques raciales :
Ce qui m’ennuie, c’est l’omniprésence d’une de ses formes, qui peut sans doute s’expliquer de la manière suivante : elle donne le sentiment d’épuiser un sujet, d’en avoir défini les bornes ; elle a quelque chose de satisfaisant et, dans un domaine où l’informatique a un poids important, elle est l’outil privilégié de la production positiviste des savoirs, même si elle admet ça et là d’autres manifestations2On trouvera sans doute dans la thèse de Jean-Christophe Plantin des exemples de ces usages autres : Les pratiques de cartographie numérique en ligne : expression, remédiation, circulation, Thèse de doctorat, Compiègne, 2012.(Étant donnée de Cécile Portier, les usages de Google Maps/Earth chez François Bon, Pierre Ménard, Anne Savelli ; les poèmes géocalisés de Mickaël Lafontaine).
l’épistémologie s’intéresse à la manière dont les relations de pouvoir modèlent qui est cru et pourquoi.” (Patricia Hill Collins, La Pensée féministe noire, Éditions du remue-ménage, Traduction de Diane Lamoureux, p. 384)
Or, cette manière d’envisager les savoirs est parfaitement située — il nous est si difficile d’identifier les matrices dans lesquelles nous pensons et d’autant plus dans la recherche où elles ne sont paradoxalement pas toujours interrogées. Dans l’ethnographie contemporaine et les études queers/féministes, on trouve d’autres manières de faire de la science, qui ne passent pas nécessairement par l’administration des preuves, la rationalité, l’authenticité et la foi en l’objectivité. Elles intègrent d’autres cadres épistémologiques, qui passent par le récit personnel, la confiance, la provocation, l’intégration du lecteur et du scientifique dans une même texture d’énonciations. Comment rendre compte de la fusillade du 12 juin 2016 à Orlando à partir d’une carte objectiviste, positiviste, qui mobiliserait le graphe et le réseau ? Shaun Edmonds, doctorant à l’Université du Marineland, a justement fait le choix de la représentation théâtrale, qui lui a permis de documenter la manière dont le monde, toujours entremêlé, fait d’une multiplicité de fragments, de documents, de voix, de médias, s’est formé en lui, sous une forme éclatée, kaléidoscopique :
De la même manière, dans un article très récent consacré à des pratiques de fétichisation sexuelle, où des hommes sur des forums cherchent activement d’autres hommes atteints de VIH (on parle de bugchasing), Jaime Garcı´a‑Iglesias a utilisé l’ethnodrame, qui consiste à représenter sous une forme théâtralisée des données sensibles observées et collectées à partir du web et d’Internet :
Depuis 30 ans, les ethnographes développent des modes de re-présentation très fins et élaborés, qui passent certes par le théâtre, mais également le poème, la nouvelle, le récit amphigi, étrange, où les régimes de vérité s’entremêlent, troublent la lecture, provoquent le lecteur3Tony E. Adam et Stacy Holman Jones, “Autoethnography is a queer method”, Queer Methods and Methodologies : Intersecting Queer Theories and Social Science Research, 2010, p. 195 214. — je ferai un billet sur la question. Mais on les voit encore trop peu mobilisés dans les études numériques et la recherche scientifique.
Or, la littérature et les arts littéraires ont développé depuis des siècles, parfois des millénaires, ce dont nous avons besoin pour intégrer des individus collectifs, des non humains (les “bots” sont très présents dans les controverses), des matières, des voix multiples, contradictoires, qui se mêlent à notre insu à nos débats, dans un processus transindividuel et polyvocal4Rachelle Chadwick, “Theorizing voice: toward working otherwise with voices”, 2020, Qualitative Research. ; dans nos relations visqueuses5Nancy Tuana, “Viscous porosity: witnessing Katrina” dans Stacy Alaimo et Susan Hekman (eds), Material Feminisms, Bloomington, Indiana University Press, p. 323–333..
Je comprends l’engouement pour les études écologiques et anthropologiques, qui identifient des formes d’animisme, des modes d’association et des conceptions de l’identité différentes, dont nous pourrions nous inspirer pour redéfinir nos relations, notre rapport au monde — je les lis toujours, j’admire les auteurs.trices de ces études, ils et elles m’accompagnent. Mais dans de nombreux arts littéraires, dans de nombreuses provinces de ce qui a été identifié comme “l’occident” et la culture “naturaliste”, ces questions ont été posées, intégrées, travaillées ; elles sont vcues — nous allons toujours chercher très loin ce qu’il y a ici aussi.
Si les arts littéraires sont si précieux, c’est qu’ils permettent d’explorer des modes d’expériences différents, qui ne ne cherchent pas à s’aligner nécessairement sur les logiques narratives et matérielles des “plateformes” — ainsi, à coups de graphes, de réseaux et de cartes, on cherchera à rendre compte d’une controverse, en se rapprochant visuellement de ses techniques d’association et de circulation, telles qu’elles sont (seraient) expérimentées ou telles qu’on pense qu’elles devraient être reconstruites. Mais que se passerait-il si un “bot”, intégré à une controverse sur Twitter, devenait un choeur dans une représentation théâtrale ? Si les discours rapportés, reprises, citations, transformations étaient matérialisés sous une forme polyphonique ? Qu’est-ce que nous expérimenterions alors, qui nous permettrait de nous ressaisir de notre puissance d’agir, de notre joie, si nous prenions au sérieux cette proposition : “faire théâtre des réseaux” (Arnaud Maïsetti) ?
Notes
1. | ↑ | Sur la cartographie, je renvoie à l’ouvrage de mon ancien directeur de recherche : Christian Jacob, L’Empire des cartes : Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992. |
2. | ↑ | On trouvera sans doute dans la thèse de Jean-Christophe Plantin des exemples de ces usages autres : Les pratiques de cartographie numérique en ligne : expression, remédiation, circulation, Thèse de doctorat, Compiègne, 2012. |
3. | ↑ | Tony E. Adam et Stacy Holman Jones, “Autoethnography is a queer method”, Queer Methods and Methodologies : Intersecting Queer Theories and Social Science Research, 2010, p. 195 214. |
4. | ↑ | Rachelle Chadwick, “Theorizing voice: toward working otherwise with voices”, 2020, Qualitative Research. |
5. | ↑ | Nancy Tuana, “Viscous porosity: witnessing Katrina” dans Stacy Alaimo et Susan Hekman (eds), Material Feminisms, Bloomington, Indiana University Press, p. 323–333. |