Sommaire
Dans un article très récent1Kristin M. Peterson, “The Unruly, Loud, and Intersectional Muslim Woman: Interrupting the Aesthetic Styles of Islamic Fashion Images on Instagram”, International Journal of Communication, 14(0), 2020, p. 20. publié par la revue International Journal of Communication, Kristin Peterson, enseignante-chercheuse dans le département de Communication de Boston College, se propose d’explorer le profil Instagram de Leah V, qui se présente elle-même comme noire, musulmane et grosse.
Dans ce court billet, j’aimerais rendre compte du concept forgé par la chercheuse (“social media interrupter”) pour penser ce qu’elle estime être une nouvelle manière de se présenter. J’en profiterai pour dialoguer avec d’autres notions, comme celui de “liminarité” (ou “liminalité”), récemment travaillé ou retravaillé par Léna Dormeau, chercheuse en philosophie. Ce sera également l’occasion de mentionner le travail long, patient et courageux de chercheuses que je lis depuis longtemps, comme Marie-Anne Paveau, qui me sortent régulièrement de ma léthargie.
Des effigies sous surveillance
La question de la représentation des corps (ou re-présentation, comme disait le sémioticien Louis Marin : présentation sous une nouvelle forme) est aussi vieille que l’effigie dont Barthes a montré qu’elle avait changé “la conscience collective que nous avons de notre corps”2Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978 dans Emmanuel Souchier et al., Le Numérique comme écriture; Théorie et méthodes d’analyse, Armand Colin, 2019. avec la photographie. Dans les dispositifs numériques, industrialisés, le corps est à la fois un moyen, un objet et un sujet, comme l’a montré Valérie Jeanne-Perrier3Valérie Jeanne-Perrier, “Des outils d’écriture aux pouvoirs exhorbitants ?”, Réseaux, 137, p. 97–131, 2006? : nous avons appris à en mobiliser les signes, à les ajuster à des horizons d’attente, à les performer, à les rendre lisibles, voire consommables, à développer de nouvelles “techniques corporelles” (Marcel Mauss), de nouvelles poses que nous avons en partie incorporées.
La représentation du corps des femmes musulmanes — leurs effigies — est un sujet complexe, polémique, dans notre espace social et dans les dispositifs numériques : quoiqu’elles fassent, ces femmes apparaissent, elles “sautent aux yeux”, pour des raisons bien identifiées par la phénoménologie politique de Hourya Bentouhami qui a travaillé sur le voile. Ce sont des corps surveillés, dont on exige un remedolage permanent pour satisfaire des exigences qui cachent mal des impensés colonialistes, sexistes et raciaux.
Face à cette surveillance, qui peut venir de différentes parties, la réponse des femmes perçues (ou se présentant) comme musulmanes sur Instagram est multiple. Au début de son article, Kristin Peterson identifie différentes présentations, mises en signe ou “stylisations de soi” (Laurence Allard) qui vont de la piété à l’adéquation avec des valeurs occidentales, ajustées à des injonctions ou des contraintes de conformité en faisant la démonstration qu’elles peuvent être à la fois vertueuses et modernes, modestes et entrepreneuses. Dans d’autres cas, au contraire, les représentations corporelles en ligne permettent aux femmes d’inventer de nouveaux habitus, de nouvelles manières d’apparaître, d’échanger, de déplacer les grilles stéréotypées (opprimées VS libérées4Kristin M. Peterson, “Beyond Fashion Tips and Hijab Tutorials: The Aesthetic Style of Islamic Lifestyle Videos”, Film Criticism, 40(2), 2016. Adresse : http://hdl.handle.net/2027/spo.13761232.0040.203.) mais aussi de prendre la parole en recourant à la mode, alors qu’elles sont réduites au silence dans l’espace social5Sur toutes ces questions, voir la bibliographie citée par Kristin Peterson : Fatima El-Tayeb, European Others: Queering Ethnicity in Postnational Europe, Univ Of Minnesota Press, 2011 ; Emma Tarlo et Annelies Moors, Islamic Fashion and Anti-Fashion: New Perspectives from Europe and North America, 1re éd. Bloomsbury Academic, 2013..
Interrompre l’esthétique et les discours dominants
D’autres femmes, comme Leah V., ont un positionnement qui défie toute tentative de catégorisation ; c’est la raison pour laquelle l’autrice de l’article, Kristin Peterson, propose un nouveau concept pour en rendre compte : l’interruption. Elle désigne ainsi la captation de signes de l’esthétique des médias dits sociaux (poses, sourires, vêtements, etc.) pour y introduire une critique capable d’interrompre la satisfaction de celles et ceux qui consomment ces signes. Pour le dire autrement : les “interrupteuses” viennent gâcher la fête qu’elles organisent. Elles ne cherchent plus à “influencer” les usagers de leurs profils, en leur montrant comment se vêtir, comment se conformer, comment atteindre un idéal de minceur, de couleur de peau, de style vestimentaire ; ce ne sont pas des “microcélébrités”6Crystal Abidin, “Visibility labour: Engaging with Influencers’ fashion brands and #OOTD advertorial campaigns on Instagram”, Media International Australia, 2016. rémunérées pour servir les intérêts de marques avec lesquelles elles entretiennent d’ailleurs des relations complexes (subversion discrète grâce à l’auto-portrait, déplacements axiologiques, etc.). Elles portent, au contraire, une critique raciale, néolibérale et féministe de la société en interrogeant la diversité des corps représentés sur Instagram, dans la mesure où ce sont des indicateurs ou des marqueurs.
Le profil de Leah V., aujourd’hui écrivaine et conférencière née à Détroit, peut se décrire comme un dispositif “hospitalier” : depuis 2013, elle y accueille son corps dans des formes qui ne sont généralement pas autorisées. Pour décrire ce geste, l’autrice de l’article a étudié une sélection d’images sur plusieurs mois, des articles de Leah V. et a mené un entretien avec elle, de manière à éviter la “ventriloquie énonciative” (Marie-Anne Paveau). Il en ressort une critique à deux niveaux :
- critique de l’incorporation de valeurs colonialistes et normatives projetées et mises en signes sur des profils de femmes identifiées comme musulmanes “conformes” (peaux relativement claires, corps minces et sans courbes, promotion de la vie familiale, etc.) ;
- critique de la logique économique des médias dits sociaux, du néolibéralisme, dans son ensemble, qui travaille les corps, leur impose d’apparaître sous telle identité pour bénéficier de parainnages publicitaires, aggrave des sentiments, voire des dépressions, liés à la représentation de soi.
Leah V. vient interrompre ces deux logiques : elle les intranquilise, introduit une faille, brandit son corps indiscipliné, fait valoir son appartenance à une religion sans s’ajuster pour bénéficier d’un soutien quelconque. Pour le dire autrement, sa critique est intersectionnelle ; c’est pourquoi elle est si dérangeante : parce qu’elle subit plusieurs formes de discrimination (elle est musulmane mais aussi grosse, femme, noire et inversement), elle est à même de mettre au jour les impensés, les petits arrangements, l’invisibilisation dont elle fait l’objet par ceux et celles qui devraient être ses allié.e.s.
Comment s’y prend matériellement Leah V. ? À première vue, elle s’hypervisibilise en ayant recours à des couleurs vives et des vêtements qui détaillent ses formes ; elle occupe l’espace visuel, refuse le contre-plongée qui écrase le sujet. Mais contrairement au féminisme populaire, de bon aloi, dénoncée par Françoise Vergès, qui ne déstabilise pas l’ordre établi et notamment néolibéral, elle se sert de sa visibilité retrouvée pour rendre visibles les inégalités sociales, pour faire place à celles qui n’ont pas la parole.
Le texte qui accompagne l’image s’attaque ainsi à la fatophobie, au racisme, à l’islamophobie, à la pression financière mais également aux normes religieuses et sociales imposant aux femmes la modestie, la douceur, la piété, la conformité à des modèles occidentaux. Sa critique intersectionnelle porte sur le patriarcat, la blanchitude7J’en profite pour mentionner un appel à articles de la revue Itinéraires : “Race et discours”, le capitalisme qu’elle vit dans sa chair, dans ses expériences quotidiennes qui l’ont progressivement amenée, alors qu’elle subissait des remarques sur Instagram, à adopter une démarche politique. C’est en ce sens qu’elle perturbe l’esthétique et le régime discursif de ce média.
“Liminarité” des corps
Il resterait beaucoup à dire du travail de Leah V., des relations entre le texte et l’image, de la manière dont cette dernière, par exemple, vient invalider l’énonciation verbale, du rôle des mots-clics qui permettent de pointer, de rallier, d’organiser des collectifs, de requalifier, d’associer, de narrer. Je laisse les spécialistes s’emparer de ce beau sujet et j’en profite pour dire combien j’ai pris du plaisir à lire Kristin Peterson.
En conclusion de ce billet, j’aimerais simplement faire dialoguer des lectures amicales, laisser faire les conversations récentes et plus anciennes. Dans un billet sur Grindr, j’avais déjà présenté la série de Marie-Anne Paveau (dont on ne mentionnera jamais assez le travail) consacrée aux “dérangeantes dégenreuses”, toutes ces femmes qui troublent nos seuils. Ce travail d’estompage, qui peut admettre différents degrés, relève plus généralement de la catégorie dont nous avons besoin pour nous orienter dans le monde, en regroupant par exemple des traits plus ou moins similaires (cheveux, courbes, etc.) autour d’une même classe (“les femmes”).
Le problème de ces regroupements, c’est qu’ils sont loin d’être naturels : ils font l’objet de luttes parfois explicites et le plus souvent sourdes qui les stabilisent. La catégorisation — même caricaturale — n’est pas problématique à condition qu’elle admette des révisions : nous avons plus ou moins tous et toutes tendance à nous orienter à partir de traits stéréotypiques, à partir du “vague” comme disent les philosophes analytiques. Mais nous avons aussi la capacité, grâce à ces grands ensembles, à revenir aux phénomènes, à le comprendre dans leurs particularités (je n’ai pas seulement affaire à “un arabe” mais à un individu venant de telle région du monde, avec tel prénom, telle histoire, etc.). Si le concept ou la catégorie sont des gouvernails qui permettent potentiellement de “descendre en particularité”, ils peuvent aussi devenir de véritables obstacles à la compréhension du monde et à l’accueil de l’autre. C’est précisément là que les dégenreuses, comme la littérature et la poésie, jouent leur rôle : elles nous obligent à “descendre en particularité” en rompant avec nos “montées en généralité”8Sur toutes ces questions, je prépare un numéro de revue pour Communication&Langages avec Delphine Saurier enseignante-chercheuse à ScienceCom qui sont parfois, insistons sur ce point, nécessaires.9La catégorie “guerre”, par exemple, permet de qualifier des événements et de faire réagir les instances politiques…jusqu’au moment où la catégorie, telle qu’on la comprend à un moment donné, devient contre-productive : ce qu’on y met de manière figée depuis des dizaines d’années, faute d’actualisation, ne permet plus d’identifier des événements tragiques.
Le concept récemment retravaillé par Léna Dormeau, tel que je le comprends du moins, participe de cet effort pour qualifier ces processus (voir aussi mon billet “La reconnaissance comme thème de recherche”). La “liminarité” ou la “liminalité” se définit, comme la théologie négative, par la soustraction : je ne suis ni femme ni homme ni obèse ni arabe ni noir.e ni handicapé.e, etc. N’étant plus lisible, assimilable à une catégorie qui me permettrait à la fois de me visibiliser et de m’invisibiliser dans le même mouvement, je deviens inquiétant.e, suspect.e ; je rompts “les cadres de l’expérience”, comme dirait Goffman ; je ne permets plus à mon interlocuteur de m’indexer à un sens qu’il maîtrise, qui s’est stabilisé dans le temps et l’espace ; je suis insignifiant.e c’est pourquoi je suis puissant.e.
La “liminarité” interroge ainsi nos modalités de reconnaissance : c’est pourquoi c’est une question éthique, au sens de Wittgenstein ou d’Illich, dans la mesure où elle questionne la manière dont on regarde, dont se forme notre regard et, plus fondamentalement, les forces qui l’informent, le travaillent, rendent possibles un type de phénomènes (les femmes pieuses, minces, blanches, musulmanes) et en invalident d’autres (les femmes indisciplinées, grosses, noires, musulmanes).
Notes
1. | ↑ | Kristin M. Peterson, “The Unruly, Loud, and Intersectional Muslim Woman: Interrupting the Aesthetic Styles of Islamic Fashion Images on Instagram”, International Journal of Communication, 14(0), 2020, p. 20. |
2. | ↑ | Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978 dans Emmanuel Souchier et al., Le Numérique comme écriture; Théorie et méthodes d’analyse, Armand Colin, 2019. |
3. | ↑ | Valérie Jeanne-Perrier, “Des outils d’écriture aux pouvoirs exhorbitants ?”, Réseaux, 137, p. 97–131, 2006? |
4. | ↑ | Kristin M. Peterson, “Beyond Fashion Tips and Hijab Tutorials: The Aesthetic Style of Islamic Lifestyle Videos”, Film Criticism, 40(2), 2016. Adresse : http://hdl.handle.net/2027/spo.13761232.0040.203. |
5. | ↑ | Sur toutes ces questions, voir la bibliographie citée par Kristin Peterson : Fatima El-Tayeb, European Others: Queering Ethnicity in Postnational Europe, Univ Of Minnesota Press, 2011 ; Emma Tarlo et Annelies Moors, Islamic Fashion and Anti-Fashion: New Perspectives from Europe and North America, 1re éd. Bloomsbury Academic, 2013. |
6. | ↑ | Crystal Abidin, “Visibility labour: Engaging with Influencers’ fashion brands and #OOTD advertorial campaigns on Instagram”, Media International Australia, 2016. |
7. | ↑ | J’en profite pour mentionner un appel à articles de la revue Itinéraires : “Race et discours” |
8. | ↑ | Sur toutes ces questions, je prépare un numéro de revue pour Communication&Langages avec Delphine Saurier enseignante-chercheuse à ScienceCom |
9. | ↑ | La catégorie “guerre”, par exemple, permet de qualifier des événements et de faire réagir les instances politiques…jusqu’au moment où la catégorie, telle qu’on la comprend à un moment donné, devient contre-productive : ce qu’on y met de manière figée depuis des dizaines d’années, faute d’actualisation, ne permet plus d’identifier des événements tragiques. |