2 ou 3 fois ces derniers temps sur Twitter et cie : pris dans une gangue de tweets, retweets, commentaires, citations, etc. après un tweet (qui pouvait porter sur le racisme, le sexisme, etc.). Très rapidement, ces sujets polarisent, parce qu’ils permettent de réaliser le script implicite du dispositif (réagir/faire réagir, produire, capitaliser sur l’autre, jouir de son pouvoir, d’une petite notoriété) ; nous ne sommes que ses manifestations, à des degrés divers, même si l’usage de ces dispositifs ne se limite évidemment pas à réaliser un script.
D’être “pris”, “saisi” par le mouvement d’un espace a quelque chose de vertigineux et de fascinant : à mesure que le tweet circule, il accède à des zones relationnelles inconnues, où chacun peut se positionner — progressivement, on n’a plus affaire à “Marc”, un “ami”, “un “pote”, un “collègue”, un “chercheur”, un “enseignant” mais à un “activiste”, une catégorie (“islamo-gauchiste”), non plus à une personne mais à un type social auto-réalisé, qui peut être d’autant plus anéanti qu’on ne s’adresse plus qu’à un être textuel. J’aime l’idée d’envoyer la vague pour recevoir la vague (Emily Dickinson) ou plutôt une sonde pour comprendre où l’on se retrouve.
Les auteurs du 16ème siècle connaissaient les effets d’une telle circulation (voir mon billet “Rhétorique des marginalia imprimées”). Pour les juguler, ils multiplièrent les marginalia imprimées, c’est-à-dire des commentaires liminaux situés en marge des premières pages de leurs livres, qui invitaient les lecteurs à être bienveillants, sachant qu’ils étaient jusqu’à présent des collègues ou des amis — on parle aussi de captatio benevolentiae.
Ces phénomènes sont donc bien documentés, à la fois par les historiens des pratiques textuelles et aujourd’hui par les spécialistes des controverses dites “sociotechniques”. Ce qui m’intéresse plus, au-delà de ces études importantes, relève de la sémantique référentielle : de quoi parlons-nous lorsque nous nous parlons ; quand nous nous positionnons sur les réseaux ?
Je pars de mon expérience : je ne comprends plus ce dont parlent des amis ou des collègues sur Facebook ou Twitter ; ce n’est pas que nous ne parlons pas la même langue ; c’est que l’objet commenté n’est pas le même. Par exemple au sujet des réunions dites “non-mixtes” entre “personnes racisées” : si, en effet, je m’appuie sur un article du Figaro pour me positionner, je risque de n’être pas d’accord avec de telles réunions. Si, au contraire, je tombe sur un article qui en explique les fondements, je pourrais faire un pas de côté, essayer de comprendre, voire peut-être adhérer. Quand je regarde en filigrane mon Facebook, je constate à quel point des collègues et ami.e.s se positionnent à partir de référents qui ne sont pas les mêmes. Conséquemment, ils passent leur temps à renvoyer à tel ou tel article, qui ne rencontre jamais leur faveur — je faisais pareil ; j’ai renoncé. De circulations en circulations, une matrice éditoriale hétérogène (articles auxquels on renvoie, commentaires de commentaires, etc.) se constitue à partir de laquelle nous statuons — ce dont nous parlons devient ce que nous parlons.
Bien entendu, on peut y voir un travail du sens, avec les pragmatistes (Peirce, Dewey, etc.) : l’objet commun n’existe pas de fait ; il est compris dans un travail permanent d’enquête. Les querelles, oppositions sont symptômatiques d’une recherche de cet objet qui, par le jeu des ajustements et discussions, devraient favoriser son émergence, sans qu’il y ait d’ailleurs toujours des intentions explicitement négatives ; chacun vit son monde de manière naturalisée ; y toucher peut sans doute être violent cognitivement et socialement. Il existe aujourd’hui une littérature abondante sur les médiateurs.trices de ce type de dispositifs, qui parviennent à juguler les emportements, faire avec, à créer de nouvelles formes de civilité, nécessaire à une conversation sinon bienveillante du moins possible.
Mais on peut adopter d’autres visions, qui ne soient pas radicalement émergentistes ou vitalistes. Avec Frege (1848–1925), je serais plutôt disposé à penser que si nous parlons de quelque chose c’est parce que ce quelque chose à une référence dans le monde (il existe, on peut le pointer du doigt). Or, si nous sommes attachés à la vérité, nous chercherons à vérifier le lien entre ce que nous disons et ce que nous désignons (voir “Pourquoi Loïs sait que Superman vole sans savoir que Clark le peut aussi ?”). Le problème, c’est que la désignation est loin d’être évidente : si j’ai une certaine idée de ces réunions non-mixtes, il y a de fortes chances que je renvoie à cette idée, dans un mouvement tautologique. Conséquemment, ce que je désigne, n’est pas tant l’objet (les réunions dites non-mixtes) que ce que je pense de l’objet, pour peu qu’il existe en soi ; je m’auto-désigne, sans même le savoir ; je deviens un signe ostensif. Ainsi, la capacité à référer dépend d’une disposition et d’un état de la connaissance à un moment donné. Mais sur quoi repose précisément cet état sinon sur une texture médiatique, sociale, individuelle, historique, qui fait elle-même l’objet de contestations (nécessaires) ? Avec Russell (1872–1970), je serais plutôt tenté de penser que l’objet (“réunions non-mixtes”) a une référence (ces gens-là, ces réunions-là, ce contexte-là) parce qu’il a déjà un sens implicite (islamo-gauchiste, indigéniste, bobos décoloniaux, les vrais racistes etc. d’après mes conversations). Encore une fois, je vais rechercher ce que je sais déjà, à partir de catégories qui servent de gouvernail et de centre de captation d’indices.
Les modèles épistémologiques rapidement décrits et rapidement observés (je n’ai pas fait une étude approfondie ; c’est mon expérience, avec toutes ses limites) relèvent de l’acquisition cohérentiste de la vérité. Dans cette perspective, une proposition est vraie à l’intérieur d’un réseau cohérent d’indices, sans doute renforcés par les agencements algorithmiques — beaucoup d’études existent à ce sujet. Pour moi, la question est donc de savoir pourquoi les trois autres modèles d’acquisition de la vérité (voir “Les communautés de vérité de la culture numérique”) sont à ce point affaiblis, quel rôle joue la trace écrite dans cet affaiblissement et quelles conditions favorisent la création d’un sens (à peu près) commun, même je ne nie pas la part nécessaire d’action collective, d’insurrections, d’oppositions ; de luttes. Après tout, “on ne discute pas de cuisine avec un anthropophage” (Jean-Pierre Vernant).