Pas de théorie ou de synthèse, comme j’ai l’habitude de faire : je partirai de mon expérience, bien conscient de toutes mes limites, qui sont aussi mes guides.
Je pratique régulièrement l’hypnose : c’est un état de conscience reconfigurée, modifiée, grâce auquel j’accède à nouvelles formes de raisonnements ou d’expériences. Etat comparable à la phase d’endormissement : ni veille ni sommeil, c’est un espace intermédiaire où des voix émergent, celles de la journée souvent (un fragment d’une conversation avec un.e ami.e, par exemple), celles de la famille ; elles sont même parfois situées à des échelles temporelles distanciées. Mais à la différence du sommeil paradoxal, l’état où nous rêvons le plus souvent, nous ne subissons pas nos rêves dans l’hypnose : nous nous frayons un chemin en eux.
Lorsque je pratique seul l’hypnose (on parle alors d’auto-hypnose ou de veille paradoxale), je ne fais que provoquer cette phase d’endormissement mais de manière consciente, intentionnelle. J’en fais un moyen pour converser avec moi-même et d’autres êtres ou pour explorer des problèmes insolubles. Par exemple :
- faire un choix cornélien : sans être pollué par des tas d’injonctions, d’alternatives sans fin, dont on se nourrit parfois de manière vertigineuse ;
- identifier une personne : comprendre non pas qui elle est mais à quelle lignée, à quel groupe de personnes, elle appartient.
- etc.
Les réponses sont parfois très claires : dans le cas de l’idenfication, un visage peut surgir, juste à côté de celui qu’on interrogeait en le visualisant. D’autres fois, ce sont des rébus, des associations d’idées, des mots ou des phrases répétitives.
Je ne décrirai pas ici la technique et notamment les techniques dites d’induction de l’hypnose ; il existe des guides ; sinon, faites-vous accompagner par quelqu’un de confiance : c’est important les premières fois.
Dans mon cas, un roman illustre très bien ce que je vis à chaque fois : Pedro Paramo (1955) de Juan Rulfo. Ce petit livre m’a beaucoup marqué plus jeune, même si je ne l’ai pas fini : c’est l’histoire d’un homme, le narrateur, qui retourne dans son village natal, pour reconstituer l’histoire de son père décédé, Pedro Paramo. Très vite, on découvre un village vide : le narrateur lui-même est mort ; il parle avec les membres morts du village, de cercueil en cercueil. C’est un roman à voix multiples, en pleine conversation, qui ne suit aucun ordre chronologique : on ne sait pas très bien où l’on se trouve, dans le présent, le futur ou le passé ; les voix se mêlent, sans qu’il ne soit toujours possible de savoir qui parle, à qui, pourquoi…
Jusque-là, je n’ai pas évoqué une seule fois l’inconscient : ce terme ne m’a jamais parlé. Il existe des critiques célèbres (Alain, Roustang, Nathan, Nabokov, etc.) auxquelles on peut se rallier. Pour ma part, je serai plus pragmatique : l’inconscient, cette petite bête, ce petit daïmôn, ne m’est pas utile ; tant mieux s’il fonctionne comme un gouvernail pour d’autres. Je lui préfère les notions de conversation et de voix. Qu’est-ce qu’une voix ou plutôt : qu’est-ce que ma voix ? C’est ce qui m’échappe ; qui s’échappe ; un “espace troué” (Wittgenstein) qui crée du sens. Qu’est-ce qu’une conversation ? Le plaisir à passer du temps ensemble.
Avec l’hypnose, cet espace et ce processus conversationnel peuvent être répétés ou provoqués : des voix s’échappent littéralement (ça n’a rien de métaphorique ; j’insiste), des bouts de conversation, des fragments entendus la veille mais aussi des projections. Je deviens un petit théâtre où des tas d’êtres (ami.e.s, familles, amants, créatures, etc.) viennent passer du temps ensemble et cherchent une solution à un problème que je me pose. La vertu de l’hypnose, c’est de redonner une place et de l’importance à tous ces êtres, d’en faire des alliés : nous ne sommes décidément pas seuls. Le rêve devient alors un “réservoir de possibles” (F. Roustang).
Certes, les psychanalystes se sont déjà penchés sur ces questions (et d’une belle façon : ici et ici). Mais la prédilection pour la notion de “polyphonie”, déjà très chargée théoriquement (Bakhtine, Genette, Ducrot, etc.), fait écran à d’autres explorations, d’autant qu’on a affaire ici à des voix ontologiquement différentes, en pleine conversation, auxquelles ces théoriciens, mis à part Greimas à ma connaissance, n’ont donné aucune place (les êtres surnaturels, les animaux, les créatures, etc.). Avec la littérature, la poésie, la philosophie et l’anthropologie, nous sommes peut-être en mesure d’explorer d’autres questions, en les reliant à l’hypnose.