Sommaire
Dans la première partie de ce billet, j’ai exploré les relations entre l’annotation et la notion de conversation (ou “dialogue”, “discussions” dans ses extensions sémantiques) d’un point de vue historique. J’ai notamment montré que le modèle conversationnel avait été — comme souvent — dévoyé ou capté par les industries du web.
Dans une conversation : l’un lance la balle, l’autre ne sait pas s’il doit la lui renvoyer, ou la laisser sur place, ou la ramasser et la mettre dans sa poche (Wittgenstein, Remarques mêlées)
Dans cette deuxième partie, j’aimerais donc resignifier la notion de “conversation”, ou la retrouver en me réappropriant (reclaim) cette “parole volée” (Barthes). Je commencerai par les travaux synthétiques d’ Ali Benmakhlouf1Ali Benmakhlouf, La Conversation comme manière de vivre, Albin Michel, 2016. sur le sujet avant d’explorer le lien fait par la philosophie américaine et Wittgenstein entre la conversation et la démocratie. Je terminerai avec le care ou “le souci des autres”, auquel la conversation a étroitement été liée. Nous aurons alors des éléments pour avancer des propositions et identifier des situations dans lesquelles le recours à l’annotation serait le plus pertinent (dernière partie, à venir). J’en profite pour mentionner les travaux de Nicolas Sauret dont la thèse porte notamment sur le sujet de la conversation et des dispositifs informatiques.
“L’analyse de l’épi/par un grainetier”
Un poème d’Emily Dickinson (1830–1886) illustre bien ce qu’est la conversation :
He was my host — he was my guest
I never to this day
If I invited him could tell,
Or he invited me.So infinite our intercourse
So intimate, indeed,
Analysis as capsule seemed
To keeper of the seed
En elle s’opère un curieux renversement : je suis invité en ma propre demeure, grâce à l’attention qui m’est donnée, à l’accueil qui m’est fait chez moi. La dimension spatiale de la conversation est ici manifeste : elle transmue l’espace en maison, en un lieu habité et habitable par d’autres sois.
Mais la conversation est aussi une question temporelle : c’est parce que nous avons suffisamment de temps (“so infinite”) que cette transformation est possible, que nous pouvons nous confier jusqu’à nous dêvetir (“intercourse”). Ainsi, je me transforme moi-même, devenant pour l’autre un objet d’attention et de contemplation, comme l’exprime bien la comparaison à la fin du poème (“Semblable à l’analyse de l’épi/ Par le grainetier”2“Il était mon hôte — il était mon invité,/Je ne pourrais dire à ce jour/Si je l’invitai,/Ou s’il m’invita.//Si infini notre entretien/Si intime, vraiment,/Semblable à l’analyse de l’épi/Par un grainetier.” Voir Françoise Delphy, Emily Dickinson. Poésies complètes, Flammarion, 2009, p. 1333–1334) : dans la véritable conversation je m’abandonne entre les mains de mon interlocuteur ; minuscule, je deviens géant en retrouvant mon propre déploiement ; je me déplie.
Dans le même temps, nous fusionnons (“our”) : nous devenons comme-un, même si nous restons séparés, nécessairement différents. La conversation réussit le tour de force d’unir par la séparation : dans l’altérité, je m’individualise ; je deviens un individu. Elle est un art du particulier et du collectif, de l’Un et du Multiple : en elle se superposent des lignes mélodiques.
“Une société de discours”
Dans son très bel ouvrage (La Conversation comme manière de vivre, Albin Michel, 2016), Ali Benmakhlouf en précise les propriétés, les conditions de possibilité et la grammaire. Je m’y appuie ci-dessous, en y mêlant mes propres considérations.
Contrairement à la dispute, à la querelle ou à la controverse, qui font l’objet d’une fascination scientifique aujourd’hui, la conversation est l’un des instruments de la civilité : en la pratiquant, nous faisons l’expérience des règles qu’une société a instituées pour maintenir le lien social. C’est dire, avec Montaigne, qu’ ”une société de discours” est présente dans la conversation : l’humanité y est conviée, même lorsqu’elle est pratiquée solitairement, selon un mode qui permet de poser autrement ses questions.
En effet, les règles de la conversation ne sont pas strictes, normatives et documentées : elles sont progressivement retrouvées, négociées et ajustées, à mesure que les acteurs d’une conversation en font l’expérience. La conversation ressemble à une danse plus ou moins improvisée où la piste n’est pas donnée mais se forme à mesure que les gestes sont exécutés. Elle invente ses propres formes de déploiement pour maximiser le plaisir de vagabonder et de se laisser conduire par ses propres pas, sans but mais sans perdre de vue la douceur, nécessaire au dialogue, à l’esprit de finesse, à l’ouverture des corps, parfois même au-delà de l’espace et du temps. Ainsi, la conversation a inventé un jeu où personne ne perd, sauf sous son versant mondain et aristocratique3C’est en effet un peu différent dans la France classique où il s’agit notamment de montrer que l’on sait jouer aux mêmes règles : le but est de se reconnaître comme des partenaires, dans la pratique de l’autre. Voir les travaux de Marc Fumarolli, Trois institutions littéraires, Gallimard, 1994.,parce que ses règles sont ré-inventées conjointement, bien qu’il existe une trame sous-jacente. En elle, les individus retrouvent “l’ordre de l’interaction”, défini comme :
le pont que les individus jettent entre eux et sur lequel ils s’engagent momentanément dans une communion mutuellement soutenue. Cette étincelle, et non l’amour sous ses formes les plus visibles, est ce qui illumine le monde. (Goffman, Les Rites d’interaction, 1967)
Cette communion invisible, ordinaire, que nous pratiquons chaque jour, nous commande implicitement d’affaisser un peu plus notre niveau d’incompréhension et d’augmenter notre niveau de compréhension. Dans la conversation, nous acceptons de ne pas tout comprendre au moment où l’autre parle. C’est pourquoi elle est aussi un art de l’attente, du gouvernement de soi et du soin : à tout moment elle risque de rompre si nous n’y prenons pas garde.
Ainsi, en pratiquant la conversation, je retrouve un fonctionnement social plus large ; je fais l’apprentissage de la démocratie où, idéalement, chacun n’est pas objectivé, piégé dans une catégorie, mais vient trouver sa voix propre. J’explorerai maintenant cette question avec la philosophie américaine et analytique.
L’expérience de la démocratie
Pour comprendre la conception qu’une certaine philosophie américaine se fait de la notion de “conversation”, telle qu’elle apparaît chez Cavell lecteur de Wittgentein4Sandra Laugier, Recommencer la philosophie. Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Vrin, 2014., il faut revenir au fondement même de la démocratie. Je m’appuyerai ici principalement sur les travaux de Sandra Laugier, spécialiste d’Emerson, Thoreau, Cavell et Wittgenstein.
Pour ces philosophes, la démocratie est (idéalement) ce par quoi je trouve ma propre voix dans celle tissée de millions d’individus. La démocratie reconnaît à chacun la capacité à faire émerger sa singularité, en donnant notamment aux citoyens les moyens de contester la légitimité de leur porte-parole. Ainsi, dans un espace démocratique, “personne [n’est] mineur, sans voix”5Sandra Laugier, “Le commun comme ordinaire et comme conversation”, Multitudes, n° 45(2), 2011, p. 104‑112. : chacun a (devrait avoir) la possibilité de remettre en cause les fondements et les règles de l’accord démocratique, au point de s’en retirer, en déterminant ce qui est fondamentalement bon pour lui.
La conversation est l’instrument d’un tel processus démocratique : elle donne suffisamment de temps et de moyens aux individus pour qu’ils se trouvent, fassent entendre leur ritournelle dans un espace accoustique d’une telle qualité que chaque mot prononcé trouve sa résonance et son interrogation propres — c’est l’autre nom de l’amitié. Dans la conversation, je trouve ma voix dans celle de l’autre qui me (re)donne confiance en donnant de l’épaisseur à mes expériences les plus infimes.
C’est dire que la conversation est une éthique, au sens de Wittgenstein6“Ainsi, au lieu de dire : “L’éthique est l’investigation de ce qui est bien”, je pourrais avoir dit qu’elle est l’investigation de ce qui a une valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j’aurais pu dire que l’éthique est l’investigation du sens de la vie, ou ce qui rend la vie digne d’être vécue, ou de la façon correcte de vivre.”” Voir Leçons et conversations, Folio essais, 1966, p. 143–144. : elle m’apprend à voir ce que je ne voyais pas, c’est-à-dire ce qui compte fondamentalement pour moi et que j’ignorais jusque-là. La conversation me répare en éduquant mon écoute/mon regard et en m’aidant à me frayer une voie, à trouver mon sens dans un monde déjà signifiant, dans lequel j’ai été jeté, où mille voix parlent pour, en et à travers moi.
C’est peut-être pourquoi les humanistes firent du dialogue et de la conversation le modèle même de la lecture des textes : ils leur permettaient de trouver leur propre voix en creusant un sillon dans celle de leurs prédécesseurs, sans la cacophonie du commentaire médiéval. C’est dire que la conversation est une “philosophie de la lecture” 7Sandra Laugier, Recommencer la philosophie. Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Vrin, 2014, p. 153., en plus d’une pratique thérapeutique de restauration du sens originel des textes.
Voir le visible
Il arrive cependant que je ne reconnaisse pas ma voix dans celle de l’autre et notamment dans celle d’un gouvernement “ventriloque” comme dirait justement Marie-Anne Paveau. Dans ces cas-là, je peux choisir de ne pas lui donner ma voix ou exiger que ma voix propre soit reconnue — d’où les mouvements de reconnaissance et de revendication qui passent par une métamorphose : ma voix privée, intérieure, mue progressivement jusqu’à devenir publique. Tout le processus démocratique repose sur la possibilité de changer d’échelle : la voix publique qui parle en mon nom est-elle en accord avec ma voix privée ? Mon consentement a‑t-il été demandé ? Puis-je m’exprimer et selon quelles modalités ? Dois-je nécessairement le faire à partir des règles qui me sont données pour le faire ? Est-ce que je sais seulement que je suis privé de parole ?
Dans son ouvrage, Ali Benmakhlouf (voir plus haut) aborde la dimension thérapeutique de la conversation : quelqu’un.e, suffisamment préoccupé.e par mon sort (un.e ami.e, un.e psychanalyste, etc.), prend la parole pour me la redonner, m’aide à me ressaisir de ma trajectoire. Ce processus relève du care, théorisé par Carol Gilligan dans Une voix différente (Champs essais, 2019 [1982]) et Joan Tronton (Un monde vulnérable, La découverte, 2009).
Le care ou le “souci des autres” dans sa traduction française8Patracia Paperman et Sandra Laugier, Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Éditions de l’EHESS, collection “Raisons pratiques”, 2011. Les lignes qui suivent s’appuient sur leur présentation. On pourrait également citer les travaux de Fabienne Brugère, L’Ethique du care, PUF, collection Que sais-je, 2011., est d’abord une pratique phénoménologique donc éthique : elle consiste à faire voir des phénomènes invisibilisés, à rendre visible tout ce qui fait tenir notre monde et que nous avons tendance à dévaluer (les métiers du soin notamment : infirmière, femme de ménage, laveur de carreaux, etc.) alors que nous en dépendons, du fait d’une position dominante. Le care montre que ces contributions comptent et qu’elles doivent être prises en compte, même si leurs autrices principales n’en n’ont pas toujours conscience. Le care cherche ainsi à leur redonner en main propre leur expérience, à doter leurs gestes, leurs actions, leurs propos, de la texture que le corps social leur refuse. Or, ce travail n’est possible que dans la conversation, seule capable de donner suffisamment de temps et d’attention à un.e interlocuteur.trice pour qu’il/elle se déplie. Enfin — mais il y aurait encore beaucoup à dire -, le care est un exercice, un apprentissage qui consiste à s’entraîner à voir ce qui compte fondamentalement, en prêtant une attention à son expérience et à celle de l’autre, dans ce qu’elle ont de plus infime donc intime (petits gestes du quotidiens, petits hoquets émotifs, etc.). Elle relève ainsi d’une “démocratie sensible”9Fabienne Brugère, L’Éthique du care, Que sais-je, 2011. qui donne sa place, c’est-à-dire sa voix, à chacun.e, en fabriquant, comme le tisserand (Platon, Le Politique), un tissu polyphonique, en démaillant ce qui a été abusivement tissé. Le “jeu de ficelle” (Haraway10Isabelle Stengers, Jeux de ficelle avec Haraway dans Habiter le trouble avec Donna Haraway, Éditions Dehors, 2019, p. 299–320.) a donc une dimension à la fois phénoménologique, éthique, politique, fictionnelle, réaliste : il consiste à tisser de nouvelles histoires et à démêler celles qui nous posent problème, à envisager des scénarios spéculatifs et à travailler à leur institutionnalisation pour les légitimer.
Malgré nos efforts pour nous rendre voyants, il se peut cependant que nous échouions à raconter ces histoires : les forces qui invisibilisent la vulnérabilité sont souvent trop fortes. C’est précisément ce que montre la philosophe Estelle Ferrarese (La Fragilité du souci des autres, ENS de Lyon, 2018), en articulant les théories du care et la théorie critique de l’Ecole de Francfort. Notre capacité à nous soucier des autres, que j’appellerai notre capacité conversationnelle, est entravée par un certain nombre de phénomènes, parmi lesquelles : les récits médiatiques qui objectivent l’émotionnel et atrophient l’expérience vécue, la “commensurabilité” qui symétrise tous les rapports sociaux (telle infirmière vaut bien telle autre), la conversation de soi qui ne nous autorise pas à nous inquiéter pour autrui au-delà d’un seuil. On pourrait sans doute intégrer d’autres éléments, spécifiquement informatiques, que j’explorerai rapidement dans la dernière partie de cette série, avant de réfléchir à des dispositifs conversationnels, soucieux des autres et reposant sur la pratique de l’annotation.
Notes
1. | ↑ | Ali Benmakhlouf, La Conversation comme manière de vivre, Albin Michel, 2016. |
2. | ↑ | “Il était mon hôte — il était mon invité,/Je ne pourrais dire à ce jour/Si je l’invitai,/Ou s’il m’invita.//Si infini notre entretien/Si intime, vraiment,/Semblable à l’analyse de l’épi/Par un grainetier.” Voir Françoise Delphy, Emily Dickinson. Poésies complètes, Flammarion, 2009, p. 1333–1334 |
3. | ↑ | C’est en effet un peu différent dans la France classique où il s’agit notamment de montrer que l’on sait jouer aux mêmes règles : le but est de se reconnaître comme des partenaires, dans la pratique de l’autre. Voir les travaux de Marc Fumarolli, Trois institutions littéraires, Gallimard, 1994. |
4. | ↑ | Sandra Laugier, Recommencer la philosophie. Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Vrin, 2014. |
5. | ↑ | Sandra Laugier, “Le commun comme ordinaire et comme conversation”, Multitudes, n° 45(2), 2011, p. 104‑112. |
6. | ↑ | “Ainsi, au lieu de dire : “L’éthique est l’investigation de ce qui est bien”, je pourrais avoir dit qu’elle est l’investigation de ce qui a une valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j’aurais pu dire que l’éthique est l’investigation du sens de la vie, ou ce qui rend la vie digne d’être vécue, ou de la façon correcte de vivre.”” Voir Leçons et conversations, Folio essais, 1966, p. 143–144. |
7. | ↑ | Sandra Laugier, Recommencer la philosophie. Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Vrin, 2014, p. 153. |
8. | ↑ | Patracia Paperman et Sandra Laugier, Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Éditions de l’EHESS, collection “Raisons pratiques”, 2011. Les lignes qui suivent s’appuient sur leur présentation. On pourrait également citer les travaux de Fabienne Brugère, L’Ethique du care, PUF, collection Que sais-je, 2011. |
9. | ↑ | Fabienne Brugère, L’Éthique du care, Que sais-je, 2011. |
10. | ↑ | Isabelle Stengers, Jeux de ficelle avec Haraway dans Habiter le trouble avec Donna Haraway, Éditions Dehors, 2019, p. 299–320. |