On ne peut pas comprendre la bibliothèque de mon père sans le témoignage de ma mère :
Il m’a pris tout mon espace ! Toutes les étagères là, il y avait des affaires à moi, et maintenant il entasse des livres qu’il lit même pas…Il en reçoit plusieurs par jour par la poste — il lui en faut toujours plus. Tu sais pourquoi ? Je sais moi, c’est parce qu’il arrive pas à en lire un à la fois; il lui en faut 20 pour passer d’un livre à l’autre et la plupart du temps il les ouvre même pas. Et des fois il achète même 3 ou 4 exemplaires du même livre parce qu’il a oublié qu’il l’avait acheté !
Ma mère a raison : les livres de mon père poussent partout, comme des mauvaises herbes qui envahiraient son propre jardin (enfants, ces mêmes livres – mon frère jumeau et moi – nous ont sauvés plus d’une fois quand, pour calmer mon père énervé, nous récitions une liste de titres de son auteur préféré, Borges – « [s]on maître »). Aussi, semblable à une bibliothécaire qui pratiquerait le désherbage, ma mère s’emploie à assainir cet espace (et je la soupçonne même d’avoir été tentée d’en jeter, des livres, mais de ne pas oser – “C’est sacré”). Une règle territoriale est à l’œuvre : les livres de mon père bénéficient d’un enclos (les étagères) qui délimite une frontière. S’aventurer au-delà du terrain autorisé, c’est s’exposer à un conflit. Ainsi, quand je suis à Marseille pour les vacances, j’assiste tous les jours, triste ou amusé, à la colère contenue de mon père (“Où tu as mis le livre qui était sur la table ?”) et à la réaction étonnée de ma mère (“Mais j’ai rien touché moi !”) qui implore des yeux mon soutien.
J’ai cru un moment que deux jardins (français, ordonné; anglais, anarchique), deux méthodes d’ordonnancement d’un même objet, s’opposaient. Mais en déplaçant-rassemblant, pour constituer une pile de livres, ma mère n’impose pas une nouvelle classification aux livres de mon père ; elle ne donne pas une valeur à cette pile : elle indique seulement qu’elle est à distribuer dans les espaces prévus à cet effet, les étagères.
Or, une bibliothèque ne se définit pas seulement par l’espace qui lui est attribué, et dans lequel peut se reconnaître une vision du monde que traduisent les goûts de son possesseur et sa méthode de classification, mais par les lieux dans lesquels elle s’exerce (chambre à coucher, séjour, jardin, plage, etc.), autrement dit : par sa mobilité. Si mon père, pourtant prévenu, répète chaque fois la même “provocation”, c’est moins pour taquiner ma mère, comme deux amants qui chercheraient à réanimer une tendre guerre, que pour exercer son activité de lecteur. Le centre (l’espace classifié de la bibliothèque) et ses périphéries (ses lieux d’usage) sont indissociables.
Tu prends que ça en photo ? Mais y’en a partout, partout ! Dis-leur sur ton internet !
C’est pourquoi mon père n’utilise plus les corridors sanitaires définis par ma mère. Si, comme nous l’apprennent les géographes, les marges, les bordures, les couloirs, accueillent des écosystèmes très riches, ces espaces sont toujours transgressés, jamais prévus à cet effet (une haïjin – dont je ne me rappelle plus le nom – décrivait un égouttoir dans lequel étaient nés des têtards). Le corridor de l’étage, où trônent le bureau, l’ordinateur et une énième bibliothèque de mon père, n’est donc jamais occupé (il est trop bien aménagé).
C’était pourtant nécessaire. Selon ma mère (et j’ai pu le vérifier), le moindre blanc est occupé par un livre. L’espace de la maison natale est comparable à l’espace d’un livre et à ses marges qu’un écrivain occuperait, saturerait d’annotations marginales, de manière à inscrire son corps dans le corps de la page.
Nous en avons tous fait l’expérience : notre maison est bien souvent une extension de notre propre corps et l’expression de ses humeurs. C’est que nous nous déposons dans les objets qui nous entourent. Un verre déplacé, et c’est le drame : une atteinte a été portée à l’intégrité de la personne, à une méthode de classification que venait traduire une projection exprimée dans et par la maison (c’est pourquoi, comme le préconisaient les arts de la mémoire de la Renaissance, mon père conçoit sa bibliothèque comme une architecture qui lui rappelle les états et les périodes de sa vie). Aussi, plutôt que deux égos qui s’affronteraient, il faut voir dans les querelles parentales la traduction de deux corps, de deux visions du monde, qui luttent, poussent des coudes, pour leur survie et leur reconnaissance aux yeux de l’autre.
À cause des mites qui sortent de ses livres j’ai perdu 3 pulls en cachemire tu te rends compte ? Trois pulls !
Reste à comprendre pourquoi mon père achète et entasse autant de livres. C’est que l’entassement permet de réduire le monde à un territoire potentiellement habitable. Il donne le sentiment illusoire d’avoir épuisé un champ et d’avoir enfin défini ses frontières. Les achats de mon père sont une manière de lister, de circonscrire le monde des livres à l’espace que peut contenir la maison et qui vient mettre un terme – elle est limitée – à la folie infinie qu’autorisent les listes, où peuvent toujours s’ajouter un terme. Si nous ne déménagerons sans doute jamais pour accueillir toujours plus de livres, c’est parce que, tel un palimpseste, la maison, bien qu’elle ne puisse croître, peut cependant contenir le corps d’une passion, qui ne s’autorise à aller qu’au terme de sa saturation.