Sommaire
- 1 Le modèle conversationnel et participatif
- 2 Petite histoire de l’annotation comme conversation
- 2.1 Une nouvelle conception de l’intimité
- 2.2 La page : une maison
- 2.3 Restaurer le sens véritable du texte
- 2.4 Entre privatisation et circulation
- 2.5 Un accès aux “pensées véritables” d’un auteur ?
- 2.6 Une pratique honteuse
- 2.7 Juguler la défiance des réseaux : nouveau rôle des marginalia
- 3 Conclusion partielle
Longtemps que je n’avais pas publié de billet sur l’annotation, son histoire, ses formes et ses pratiques (voir cette section), même si la thématique m’appelle depuis toujours sans raison — le monde nous habite plus que nous l’habitons. Mais en février, OpenEdition m’a ramené à ce sujet en me contactant pour participer à une expérimentation : l’annotation via le plugin Hypothes.is (voir mon article) de livres en libres accès de son catalogue.
Au-delà de l’expérimentation même, j’aimerais réfléchir au modèle ici préconisé. En effet, OpenEdition et Hypothes.is souhaitent encourager “la conversation scientifique” (sic) entre les lecteurs et les auteurs via ce dispositif technique (“exprimer ses critiques”, “répondre aux remarques des autres annotateurs”, etc.). Il me semble ici d’autant plus fondamental de théoriser la “conversation”, ou de rappeler du moins ses fondements théoriques, que les industries du web dit social en ont fait leur paradigme jusqu’à l’assécher, comme l’ont bien montré les chercheurs et les chercheuses en Sciences de l’Information et de la Communication.
Le modèle conversationnel et participatif
Une scénographie de l’intimité
Dans ma thèse, j’avais également montré combien ce modèle servait des objectifs de captation des publics et de conversion : dans certains dispositifs de lecture-écriture sur tablette dits sociaux, qui se sont beaucoup développés à partir de 2010 jusqu’à disparaître les uns après les autres, l’annotation apparait en effet comme un diatexte, soit un simulacre de dialogue interpersonnel sur un support écrit1Voir l’entrée “Diatexte” dans Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, Éditions non Standard, 2014..
Des images de phylactères et des avatars mettent ainsi en scène l’intimité et l’expression personnelle dont l’annotation serait le symptôme : elle révèlerait la personnalité véritable du scripteur, d’autant plus qu’il n’y aurait aucune médiation technique ; à la trace scripturale est prêté un potentiel indiciel et transitif.
Entre “massification” et “démassification”
C’est pourquoi le modèle du “club”, de la “communauté” voire de la “salle de lecture” est valorisé dans ce type de dispositifs, alors qu’ils promeuvent généralement une participation large et élargie jusqu’à la “provocation”4Par ce terme, Etienne Candel désigne la mise en tension des usagers, qui sont “appelés à” participer, “excités”, si l’on se fie à l’étymologie du mot “provocation”. Voir Etienne Candel, “Penser le web (comme) “social” : sur les lectures contemporaines des écrits de réseau” dans Estrella Rojas (dir.), Réseaux socionumériques et médiations humaines. Le social est-il soluble dans le Web ?, Hermès Lavoisier, p. 33–60. : oscillant entre la massification et la démassification5Louise Merzeau, “La médiation identitaire”, Revue Française des Sciences de l’information et de la communication, 1, 2012, en ligne : http://rfsic.revues.org/193. Source consultée le 8/04/2019., entre la nécessité économique de capter un maximum de personnes et de les fidéliser par l’illusion de la proximité, ils ont toutes les caractéristiques des industries du web qui font de la participation “une nécessité pour l’épanouissement personnel”6Bouquillion et Matthews, Le Web collaboratif : mutations des industries de la culture et de la communication, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010., p. 82.
Le modèle participatif est un modèle axiologique ou une mythologie : il promeut un certain type de valeurs (lire ensemble, c’est mieux ; participer, c’est bien) qu’il naturalise, fait passer pour évidents. En cela, il rejoint bien le programme de vérité du web (dit) 2.0 qui comparait déjà, inspiré par la cybernétique et les thèses cognitivistes, la blogosphère à un “dialogue mental” et à une “voix intérieure”.
Circulation dans les mondes sociaux
Cette métaphore n’est pas propre aux industries du web : on la trouve parfaitement exprimée dans le dipositif universitaire Candide 2.0, lui-même inspiré de CommentPress, l’outil mis en place par Bob Stein de l’Institut pour le futur du livre, qui défendit un temps l’idée que les books étaient des conversations (voir mon article).
Des industries du web aux dispositifs universitaires, on voit ainsi circuler un modèle plus ou moins commun (la conversation) qui s’explique en partie par la présence de passeurs appartenant à des espaces différents et assurant la circulation des discours, des pratiques, des signes, des programmes de vérité.
Entre les uns et les autres, même s’il existe des différences indéniables (le modèle conversationnel de Candide 2.0 ne ressemble pas complètement à celui de Readmill ou de Copia, cités plus haut), les frontières sont poreuses : il n’existe pas d’étanchéité complète entre les espaces ; le monde est complexe, mélangé. C’est pourquoi l’oeuvre de Voltaire apparaît aujourd’hui associée à l’épithète “2.0” : l’un des concepteurs de Candide 2.0 faisait à la fois partie de la Bibliothèque publique de New York et d’une foire internationale (Tools of Change for Publishing) qui, de 2006 à 2014, ne cessa de porter la parole de Tim O’Reilly, le porte-drapeau du programme du web (dit) 2.0 (voir mon article). On pourrait multiplier les exemples de cette zone de frottement entre les mondes sociaux.
Petite histoire de l’annotation comme conversation
Le modèle conversationnel fait l’objet d’une circulation qui ne se fait évidemment pas sans altération : de dispositifs en dispositifs, des micro-modifications sont apportées qui déplacent progressivement la manière dont l’annotation comme conversation est pensée, même s’il existe une pérennisation indéniable. Pour mesurer ces métamorphoses, je propose maintenant une exploration historique de ce modèle.
N’étant pas historien et n’ayant pas le temps d’explorer en profondeur ce modèle, je me contenterai d’identifier des moments dans la littérature historique qui existe sur le sujet. Le but est uniquement de mettre au jour des reconfigurations et de comprendre la singularité et l’irréductibilité de chaque pratique scripturale comme inscrite dans des pratiques plus larges et une sensibilité liée à une époque, un milieu intellectuel, sans verser pour autant dans l’invariant structuraliste.7Roger Chartier, “Pouvoirs de l’écrit et manières de lire” dans Michel Jeanneret et al., Le lecteur à l’oeuvre, Suisse, Infolio, 2013, p. 5–17.
Une nouvelle conception de l’intimité
Quelques historiens des pratiques textuelles/scripturales situent à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance une nouvelle conception de l’intimité qui aurait en partie modifié les pratiques de lecture. Avant cette période, il est difficile de trouver des traces de lectures “personnelles”, qui ne soient autre chose que des références bibliographiques, des corrections, des gammes scripturales, même s’il existe bien évidemment des exceptions et quelques contre-exemples ça et là (voir la partie historique dans ma thèse).
Un nouveau paradigme naît avec Pétrarque. En redécouvrant les lettres de Cicéron en 1345, il invente un dialogue plus familier, plus direct8Kathy Eden, The Renaissance Rediscovery of Intimacy, University Press of Chicago, 2012. avec le texte ; son cabinet de lecture devient le lieu où il se retranche pour ramener le monde à lui9Sophie Houdart, “Un monde à soi ou les espaces privés de la pensée” dans Christian Jacob, Lieux de savoir, Albin Michel, 2007, p. p. 363–371.. En témoignent les marges des livres qu’il annotait où l’on peut apercevoir des mentions à l’intention de sa fille (“Nota pro Silvanella”10Marie-Hélène Tesnière, “Pétrarque lecteur de Tite-Live : les annotations du manuscrit latin 5690 de la Bibliothèque nationale de France”, Le livre annoté, Revue de la Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 37–41) ou de son disciple Boccace.
Avec Pétrarque, les marginalia deviennent bien plus des témoins de son affection, de son amitié pour ses proches et l’occasion de manifester son état émotionnel
On trouve bien entendu dès l’antiquité une telle pratique : dans ses Lettres à Lucilius, Sénèque dit explicitement qu’il a surligné certains passages de textes classiques pour aider son disciple dans sa lecture. Mais nous sommes encore dans le modèle pédagogique stricte de la paideia grecque, où il s’agit d’apporter des soins à l’âme. Avec Pétrarque, les marginalia deviennent bien plus des témoins de son affection, de son amitié pour ses proches et l’occasion de manifester son état émotionnel comme on peut le retrouver d’ailleurs dans les manuscrits des scribes islandais du XIVe siècle11Dans sa thèse consacrée aux marginalia dans les manuscrits islandais du XIVe siècle, Schott repère les premières traces d’une lecture intime : ils ne cherchent plus à guider l’étudiant dans sa quête du savoir mais rendent compte de leur situation matérielle et corporelle et utilisent pour cela l’espace éditorial. Voir Schott Christine Marie, “Intimate Reading: Marginalia in Medieval Manuscripts”, PhD, University of Virginia, 2012. ou dans les manuscrits slaves sous la période ottomane. Ainsi, “commenter un texte [à la Renaissance], c’est instaurer un dialogue avec lui.”12Jean Céard, “De l’encyclopédie au commentaire, du commentaire à l’encyclopédie : le temps de la Renaissance” dans Roland Schaer (dir.), Tous les savoirs du monde, Paris, BnF/Flammarion, 1996, p. 164.
La page : une maison
Une métaphore traduit bien ce nouveau rapport au texte. Pendant la Renaissance humaniste, la page et le livre sont comparés à une maison13Gérard Milhe Putingon, “La note marginale au XVIe : une expérience de l’espace”, dans Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin (dir.), Notes : études sur l’annotation en littérature, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2008, p. 45–63. : on y passe du temps, on s’y habitue, on l’explore, on y trouve des endroits privilégiés ; les humanistes retrouvent le sens originel du verbe “annoter” qui signifiait aussi “inventorier les biens d’une maison”, c’est-à-dire faire l’état des lieux avant de poser les valises, de s’y déposer, de se déplier, comme dans une “querencia”.
les humanistes retrouvent le sens originel du verbe “annoter” qui signifiait aussi “inventorier les biens d’une maison”, c’est-à-dire faire l’état des lieux avant de poser les valises, de s’y déposer, de se déplier
L’annotation joue ici un rôle fondamental : elle permet de prospecter la surface de lecture et d’appréhender la volumétrie du livre, ses lieux, ses coins ; elle dessine, à mesure que marques, mots, traits, cercles apparaissent, une géographie du texte, un espace à vivre qui se déploie petit à petit, comme un foyer ou un paysage. Or, un foyer se range, s’entretient. Le modèle préconisé par les humanistes est minimaliste : prendre soin de cet espace revenait à éviter de le surcharger en annotations marginales pour s’éloigner de l’espace grégaire du Moyen Âge et de son modèle textuel saturé de notes et de commentaires.14Gérard Milhe Putingon, Op. cit.
Restaurer le sens véritable du texte
À la Renaissance, l’annotation devient ainsi un outil thérapeutique et archéologique : elle a pour fonction de restaurer le sens originel des textes, de les “défaire des vêtements encombrants du commentaire pour retrouver à nu la force agissante des paroles qu’il porte.”15Jean-Marc Châtelin, 1999, “Humanisme et culture de la note”, Le Livre annoté, Revue de la Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 26–37., p. 36Il s’agit de chercher, sous les sédiments du commentaire, le chemin qui mène à la première state du texte, la plus authentique — ambition sans doute illusoire, fantasmée, lieu commun des humanistes qui essayaient de “lire directement les textes originaux, se faisant gloire d’ignorer les commentaires médiévaux, sauf pour se gausser de leurs erreurs”16Anthony Grafton, “Le lecteur humaniste à la Renaissance” dans Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 2001, p. 221–263., comme en témoigne un passage de Pantagruel où la glose marginale est comparée à de la “merde”.
C’est pourquoi la main qui recopiait le texte pouvait être la même que celle qui le commentait17Adolfo Tura, “Essai sur les marginalia en tant que pratique et documents” dans Daniel Jacquart et Danielle Burnett (dir.), Scientia in Margine. Etudes sur les marginalia dans les manuscrits scientifiques du Moyen Âge à la Renaissance, Genève, Droz, 2005 p. 261–380. : recopier et commenter relevait de la même opération de rétablissement du texte dans sa pureté et pour cela, l’humaniste cherchait à maîtriser tous les niveaux de production du texte, de sa visibilité à sa lisibilité pour retrouver sa place dans un système scriptural et discursif qui dépossédait manifestement le lecteur de sa lecture, de sa capacité de raisonner et de communion avec le texte. Ainsi, les marges firent l’objet de conflits et de négociations à cette époque qui culmiment sans doute dans le combat des réformateurs anglais pour la disparition des annotations dès 1518 dans les bibles protestantes, afin de retrouver un contact plus direct avec le Christ.18McClymond, “Through a Gloss Darkly: Biblical Annotations and Theological Interpretation in Modern Catholic and Protestant English-Language Bibles”, Theological Studies, 67 (3), p. 477–497. Les positions étaient cependant plus nuancées entre calvinistes, qui refusaient une lecture sans accompagnement, et spiritualistes. Voir Jean-François Gilmont, Le Livre réformé au XVIe siècle, Paris, Éditions de la BnF, 2005.
L’annotation est ce par quoi je peux me ressaisir, entamer un dialogue temporalisé avec moi-même, mesurer l’écart qui me sépare de mes premières gammes, jusqu’à suivre mon identité scripturale sur plusieurs dizaines d’années
Une telle technique répondait plus largement à une conception morale : du XVe au XVIe siècles, l’annotation participe à un programme pédagogique et spirituel sur la formation de l’individu19Châtelain, op. cit. ; elle est, pour reprendre une formule de Pierre Hadot popularisée par Foucault, une “technique de soi” qui consistait à extraire (ars excerpendi) les formules les plus dignes au cours de ses lectures et à les consigner dans des carnets thématisés ou livres de lieux communs.20Cette question a fait l’objet d’une littérature historique importante. Voir par exemple Jean-Marc Châtelain, “Les recueils d’Adversaria aux XVIe et XVIIe siècles : des pratiques de la lecture savante au style de l’érudition” dans Frédéric Barbier et al. (eds.), Études offertes en l’honneur du Professeur Henri-Jean Martin, Genève, Droz, 1997, p. 169–186 ; William H. Sherman, Used Books : Marking Readers in Renaissance England, Pennsylvanie, Univesity of Pennsylvania Press, 2009..
Le dialogue avec le texte est donc avant tout un dialogue avec soi : comme on le verra dans la deuxième partie, au moment de théoriser la notion de “conversation”, l’annotation est une technique qui permet de trouver sa voix propre dans celle de l’autre (médiatisée par l’écriture). Elle est ce par quoi je peux me ressaisir, entamer un dialogue temporalisé avec moi-même, mesurer l’écart qui me sépare de mes premières gammes, jusqu’à suivre mon identité scripturale sur plusieurs dizaines d’années.21L’humaniste Gabriel Hervey avait par exemple l’habitude d’annoter plusieurs fois ses textes si bien qu’à la fin de sa vie, sa main tremblante finit par rencontrer la main hésitante de son adolescence. Voir Virginia F. Stern, Gabriel Harvey : His Life, Marginalia and Library, Oxford, Clarendon Press, 1979..
Peu à peu, l’annotation perd cependant cette fonction : au XVIIe siècle, elle devient essentiellement chez les humanistes (d’autres modes de lecture existaient en effet dans la population22Si la critique et l’histoire des pratiques textuelles se concentrent le plus souvent sur les humanistes, parce que leurs pratiques sont virtuoses, tout le monde ne lisait pas de cette façon durant cette période. Voir par exemple les travaux d’Alison Wiggins sur des annotations de lecteurs ordinaires de 1532 à 1602 : “What Did Renaissance Readers Write in their Printed Copies of Chaucer”, The Library, 9 (1), 2008, p. 3–36.) une technique professionnelle et documentaire qui consistait à extraire, classer, thématiser, indexer, repérer les articulations du texte.
Entre privatisation et circulation
Au XVIIIe siècle pourtant, elle retrouve sa fonction dialogique, après une période de technicité excessive : certes les livres de compilation et de lieux communs ne cessent de se développer23Neil Rhodes et Jonathan Sawday, The Renaissance Computer, Londres, Routledge, 2002 ; David Allan, Commonplace books and reading in Georgian England, Cambridge (Grande-Bretagne), Cambridge University Press, 2010., notamment grâce à l’art d’extraire (voir plus haut) qui permettait d’identifier des phrases mémorables pour les consigner dans des carnets de lecture. Mais le perfectionnement des technologies de repérage24Cette question est bien documentée par Ann Blair dans Too Much to Know, Managing Scholarly Information before the Modern Age, New Haven (Connecticut), Yale University Press, 2010. (index, tables des matières, etc.), nées au Moyen Âge25Sur ces questions voir Mary A. Rouse, Richard H. Rouse, “La naissance des index” dans Henri-Jean Martin et Roger Chartier (dir.), Histoire de l’édition française, t.1, Le Livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, Paris, Fayard/ Cercle de la Librairie, p. 95–108, 1989., délestent l’annotation de certaines de ses fonctions techniques et notamment de la collection d’informations. À cette époque, les annotations marginales s’affranchissent de la tutelle des lieux communs, à mesure que les marges latérales se libèrent peu à peu des commentaires et des marginalia imprimés26La manchette survit encore à la fin du XVIe siècle mais s’affaiblit progressivement même si à la fin du XVIIe jusqu’au premier quart du XIXe siècle la marginale biographique s’établit. Voir François Marotin (ed.), La Marge, Actes du colloque de Clermont-Ferrand (1986), Clermont-Ferrand, Publication de la Faculté de Lettres et de Sciences humaines de l’Université Blaise Pascal ; Jacques Dürrenmatt, La note d’autorité aperçus historiques (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2008. ; les scripteurs utilisent le blanc des marges pour “manifester leur réaction face au livre, se l’approprier tant dans son existence matérielle d’objet acheté, offert, reçu, dont les pérégrinations sont rappelées sur la page de titre, que dans son texte lui-même, qui suscite émotions, souvenirs, et désirs.” 27Chartier, 2013, Op. cit..
Cette évolution matérielle s’accompagne d’une diversification des lieux de lecture : du XVe au XVIIIe siècles, les corps se retranchent progressivement dans la chambre et le lit ; ils se replient littéralement sur le livre28Brayman Hackel, Reading Material in Early Modern England, Cambridge (Grande-Bretagne), Cambridge University Press, 2009. et gardent des traces de cette interaction serrée. On sait ainsi que Leibniz lisait Newton une pipe à la bouche, comme en témoignent les rousseurs qui traversent les pages d’un manuscrit brûlé par les brandons.29Radiu Ruciu, “Isaac Newton, Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. Annotations autographes de G.W Leibniz”, dans Le Lecteur à l’oeuvre, Lausanne, Infolio, 2013, p. 152–155.
On sait ainsi Leibniz lisait Newton une pipe à la bouche, comme en témoignent les rousseurs qui traversent les pages d’un manuscrit brûlé par les brandons
Paradoxalement, les annotations circulent plus, alors qu’elles se privatisent et deviennent plus intimes : les livres passent de main en main ; les scripteurs savent parfaitement que leurs écrits seront lus par d’autres lecteurs ; un dialogue différé s’engage, à mesure que les cabinets de lecture se développent au XVIIIe siècle30Roger Chartier,” Sociétés de lecture et cabinets de lecture en Europe au XVIIIe. Essai de typologie” dans Sociétés et cabinets de lecture entre lumières et romantisme, Société de lecture, 1995, p. 43–57. et que la page connaît de nouvelles transformations matérielles (les notes passent des marges latérales aux marges inférieures). Bien évidemment, la circulation sociale des annotations existait bien avant cette époque mais elles ne circulent désormais plus de manière anonyme (à l’exception peut-être de l’antiquité gréco-romaine). Les scripteurs écrivent désormais avec un lecteur en vue, ce qui peut conduire à des formes de théâtralisation posthume et de surenchère.
Un accès aux “pensées véritables” d’un auteur ?
C’est pourquoi on doit toujours regarder les marginalia avec beaucoup de prudence : elles ne donnent pas accès à la “pensée véritable” d’un scripteur ou d’un auteur, retranché en lui-même et tel qu’en lui-même ; il n’y a pas plus sociale qu’une activité dite privée et d’autant plus en matière de lecture et d’écriture. Or, c’est bien ce modèle (l’accès direct) qui prédomine depuis le début du XIXe siècle, à une époque où les annotations de Coleridge, le romantique anglais, ont été publiées pour la première fois dans la revue Blackwood comme un exemple parfait du dialogue entretenu par l’auteur avec ses livres.31Voir ma thèse, page 70.
Depuis lors, les marginalia sont pensées comme un point d’entrée inédit dans la “personnalité” de l’auteur et son atelier, parce qu’elle serait écrite sans souci de circulation, avec hâte et spontanéité. Exemplaire, à ce titre, un texte universitaire de 1930 sur les annotations de Voltaire, qui dit bien la conception que l’on se fait alors de l’annotation :
“Il y a pourtant un autre moyen de se rapprocher de la personnalité de Voltaire. Heureusementpour nous, il avait l’habitude comme tant d’autres lecteurs sérieux, de faire des commentaires en marge des livres qui l’intéressaient particulièrement ou excitaient vivement sa colère. Dans ses notes marginales, il nous a laissé des traces authentiques de ses impressions les plus intimes. Ce sont des notes écrites de sa propre main, à la hâte, spontanément, d’un seul jet, sans arrière-pensée ni aucune de ces considérations de prudence si nécessaires dans tout ce qu’il écrivait pour le grand public.”32George R. Havens, 1933, “Les notes marginales de Voltaire sur Rousseau”, Revue d’Histoire littéraire de la France, 3, p. 434–440.
Le modèle conversationnel s’accompagne ainsi aux XIXe-XXe siècles d’un espoir ou d’un fantasme (élucider l’acte créatif), à mesure que la fétichisation des traces auctoriales prend de l’ampleur et que l’auteur devient un écrivain.33Sur ce passage, voir les travaux d’Alain Viala.
Une pratique honteuse
Dans le même temps (l’histoire des pratiques textuelles est complexe, hétérogène), les marginalia des lecteurs ordinaires subissent tout au long du XIXe et au XXe siècles un discrédit général : les bibliothèques interdisent leurs lecteurs d’annoter les livres si bien qu’un véritable “tabou” se développe34Voir H.J Jackson, Marginalia : Readers Writing in Books, New Haven, Yale University Press, 2002. : écrire dans les marges s’apparente une pratique honteuse, parfaitement assumée par l’institution qui entend réguler l’accès à ses collections (ci-dessous).
Les relations entre l’annotation, les règles et l’institution sont complexes, trop pour que j’aborde ce chapitre ici qui porte exclusivement sur le modèle conversationnel. Je me contenterai de souligner que ce dialogue avec le texte n’a cessé d’être dévalorisé tout au long du XXe siècle (même si l’on observe bien évidemment des contrepoints), au point que Virginia Woolf considérait que les annotations s’apparentaient à une violation sexuelle (sic) du texte et des lecteurs à venir35Voir Sherman, Op. cit..
Juguler la défiance des réseaux : nouveau rôle des marginalia
On doit sans doute à l’Internet et au web une renaissance de la pratique de l’annotation, même si ce constat (hypothétique) mériterait des vérifications historiques. L’annotation est au coeur de la pratique informatique. Dans le document de présentation de “Mesh” (1989) , la première version du “web” (1990), Tim Berners-Lee fait de la note, du commentaire et du résumé des exemples possibles des nœuds d’un système hypertextuel36Todd A. Carpenter, “IAnnotate — Whatever Happened to the Web as an Annotation System?”, 30 avril 2013., capable de gérer l’information dans des structures complexes, comme le CERN où travaillait l’informaticien. Inspiré de l’hypertexte du Mémex de Vannevar Bush (1945) , de l’hypertexte de Ted Nelson (1965) , de l’HyperCard de Bill Atkinson et du oN Line System de Douglas Engelbart (1968) , le système de Berners-Lee a bénéficié d’une heureuse convergence technologique, sociétale, économique qui a popularisé les travaux de ces pionniers en gestion de l’information et de la documentation.
S’il n’est pas le premier navigateur web, Mosaic, développé en 1992, a participé de cette valorisation de l’annotation. En effet, elle était une pièce maîtresse de son dispositif, comme l’a récemment expliqué l’un de ses concepteurs, Marc Andreessen, suite à l’investissement de son groupe dans le logiciel d’annotation Genius :
“Back in 1993, when Eric Bina and I were first building Mosaic, it seemed obvious to us that users would want to annotate all text on the web – our idea was that each web page would be a launchpad for insight and debate about its own contents. So we built a feature called “group annotations” right into the browser – and it worked great – all users could comment on any page and discussions quickly ensued”
Là encore, le modèle conversationnel, dans ses extensions sémantiques (“discussions”, “debate”, “groupe”), est omniprésent : la page web est pensée comme un embrayeur qui doit permettre à un ensemble d’usagers de débuter une conversation. Le coût trop élevé de la gestion de cette base dynamique découragea cependant Andreessen qui n’obtint pas le soutien de la National Science Foundation. L’annotation disparut ainsi de Netscape, sur lequel travailla l’équipe de Mosaic en 1994, mais l’idée de Marc Andreeseen fut reprise par les chercheurs. On trouve cet héritage jusque dans Hypothes.is ou Textus aujourd’hui (voir également “Les Digital Humanities et la question de l’annotation collaborative”).
Comme à la Renaissance, ces dispositifs investissent l’annotation d’une mission : restaurer le sens véritable des textes. La démarche est cependant bien différente : les humanistes cherchaient à désengorger le texte de ses commentaires alors que les dispositifs informatiques font le pari inverse ; le dialogue doit permettre, à une époque où les fausses informations pullulent, de juguler la défiance sociale envers les réseaux, soit en donnant une place au collectif, soit en demandant à des autorités (les universitaires, les journalistes), qui apparaissent comme les gardiens du sens, de vérifier la pertinence d’une information.
Conclusion partielle
Il y aurait encore beaucoup à dire sur le modèle conversationnel (manière dont les étudiant.e.s construisent de petits récits sur Instagram ou Twitter avec leurs annotations, par exemple ; voir “L’annotation comme graffiti”). Je n’ai pas cherché ici à être exhaustif mais à montrer que la conversation, la discussion, le débat sont au coeur de la pratique de l’annotation depuis des siècles. On prête à cette toute petite forme herméneutique toute sorte de pouvoir, de l’élucidation de l’acte créatif des auteurs à la restauration d’un degré zéro du texte, comme s’il fallait se méfier de l’accumulation, de l’histoire, des strates, comme si on pouvait regarder un texte autrement qu’à travers les lunettes des siècles.
Nous avons également vu que le modèle conversationnel avait été — comme toujours — dévoyé par les industriels du web ou plutôt, capté pour en faire autre chose, sous couvert de garder son esprit originel. Dans la seconde partie de ce billet, je propose donc d’explorer la notion de “conversation”, d’un point de vue théorique, pour retrouver son épaisseur intellectuelle : car si nous devons désengorger les concepts et les textes de leurs scories, c’est au niveau mythologique.
Notes
1. | ↑ | Voir l’entrée “Diatexte” dans Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, Éditions non Standard, 2014. |
2. | ↑ | Source : http://blog.readmill.com/post/66184218374/a‑new-way-to-read-together, le 6/11/2013. |
3. | ↑ | Source : http://www.thecopia.com/home/index.html en 2013. Capture d’écran le 23/04/2013. |
4. | ↑ | Par ce terme, Etienne Candel désigne la mise en tension des usagers, qui sont “appelés à” participer, “excités”, si l’on se fie à l’étymologie du mot “provocation”. Voir Etienne Candel, “Penser le web (comme) “social” : sur les lectures contemporaines des écrits de réseau” dans Estrella Rojas (dir.), Réseaux socionumériques et médiations humaines. Le social est-il soluble dans le Web ?, Hermès Lavoisier, p. 33–60. |
5. | ↑ | Louise Merzeau, “La médiation identitaire”, Revue Française des Sciences de l’information et de la communication, 1, 2012, en ligne : http://rfsic.revues.org/193. Source consultée le 8/04/2019. |
6. | ↑ | Bouquillion et Matthews, Le Web collaboratif : mutations des industries de la culture et de la communication, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010., p. 82 |
7. | ↑ | Roger Chartier, “Pouvoirs de l’écrit et manières de lire” dans Michel Jeanneret et al., Le lecteur à l’oeuvre, Suisse, Infolio, 2013, p. 5–17. |
8. | ↑ | Kathy Eden, The Renaissance Rediscovery of Intimacy, University Press of Chicago, 2012. |
9. | ↑ | Sophie Houdart, “Un monde à soi ou les espaces privés de la pensée” dans Christian Jacob, Lieux de savoir, Albin Michel, 2007, p. p. 363–371. |
10. | ↑ | Marie-Hélène Tesnière, “Pétrarque lecteur de Tite-Live : les annotations du manuscrit latin 5690 de la Bibliothèque nationale de France”, Le livre annoté, Revue de la Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 37–41 |
11. | ↑ | Dans sa thèse consacrée aux marginalia dans les manuscrits islandais du XIVe siècle, Schott repère les premières traces d’une lecture intime : ils ne cherchent plus à guider l’étudiant dans sa quête du savoir mais rendent compte de leur situation matérielle et corporelle et utilisent pour cela l’espace éditorial. Voir Schott Christine Marie, “Intimate Reading: Marginalia in Medieval Manuscripts”, PhD, University of Virginia, 2012. |
12. | ↑ | Jean Céard, “De l’encyclopédie au commentaire, du commentaire à l’encyclopédie : le temps de la Renaissance” dans Roland Schaer (dir.), Tous les savoirs du monde, Paris, BnF/Flammarion, 1996, p. 164. |
13. | ↑ | Gérard Milhe Putingon, “La note marginale au XVIe : une expérience de l’espace”, dans Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin (dir.), Notes : études sur l’annotation en littérature, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2008, p. 45–63. |
14. | ↑ | Gérard Milhe Putingon, Op. cit. |
15. | ↑ | Jean-Marc Châtelin, 1999, “Humanisme et culture de la note”, Le Livre annoté, Revue de la Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 26–37., p. 36 |
16. | ↑ | Anthony Grafton, “Le lecteur humaniste à la Renaissance” dans Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 2001, p. 221–263. |
17. | ↑ | Adolfo Tura, “Essai sur les marginalia en tant que pratique et documents” dans Daniel Jacquart et Danielle Burnett (dir.), Scientia in Margine. Etudes sur les marginalia dans les manuscrits scientifiques du Moyen Âge à la Renaissance, Genève, Droz, 2005 p. 261–380. |
18. | ↑ | McClymond, “Through a Gloss Darkly: Biblical Annotations and Theological Interpretation in Modern Catholic and Protestant English-Language Bibles”, Theological Studies, 67 (3), p. 477–497. Les positions étaient cependant plus nuancées entre calvinistes, qui refusaient une lecture sans accompagnement, et spiritualistes. Voir Jean-François Gilmont, Le Livre réformé au XVIe siècle, Paris, Éditions de la BnF, 2005. |
19. | ↑ | Châtelain, op. cit. |
20. | ↑ | Cette question a fait l’objet d’une littérature historique importante. Voir par exemple Jean-Marc Châtelain, “Les recueils d’Adversaria aux XVIe et XVIIe siècles : des pratiques de la lecture savante au style de l’érudition” dans Frédéric Barbier et al. (eds.), Études offertes en l’honneur du Professeur Henri-Jean Martin, Genève, Droz, 1997, p. 169–186 ; William H. Sherman, Used Books : Marking Readers in Renaissance England, Pennsylvanie, Univesity of Pennsylvania Press, 2009. |
21. | ↑ | L’humaniste Gabriel Hervey avait par exemple l’habitude d’annoter plusieurs fois ses textes si bien qu’à la fin de sa vie, sa main tremblante finit par rencontrer la main hésitante de son adolescence. Voir Virginia F. Stern, Gabriel Harvey : His Life, Marginalia and Library, Oxford, Clarendon Press, 1979. |
22. | ↑ | Si la critique et l’histoire des pratiques textuelles se concentrent le plus souvent sur les humanistes, parce que leurs pratiques sont virtuoses, tout le monde ne lisait pas de cette façon durant cette période. Voir par exemple les travaux d’Alison Wiggins sur des annotations de lecteurs ordinaires de 1532 à 1602 : “What Did Renaissance Readers Write in their Printed Copies of Chaucer”, The Library, 9 (1), 2008, p. 3–36. |
23. | ↑ | Neil Rhodes et Jonathan Sawday, The Renaissance Computer, Londres, Routledge, 2002 ; David Allan, Commonplace books and reading in Georgian England, Cambridge (Grande-Bretagne), Cambridge University Press, 2010. |
24. | ↑ | Cette question est bien documentée par Ann Blair dans Too Much to Know, Managing Scholarly Information before the Modern Age, New Haven (Connecticut), Yale University Press, 2010. |
25. | ↑ | Sur ces questions voir Mary A. Rouse, Richard H. Rouse, “La naissance des index” dans Henri-Jean Martin et Roger Chartier (dir.), Histoire de l’édition française, t.1, Le Livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, Paris, Fayard/ Cercle de la Librairie, p. 95–108, 1989. |
26. | ↑ | La manchette survit encore à la fin du XVIe siècle mais s’affaiblit progressivement même si à la fin du XVIIe jusqu’au premier quart du XIXe siècle la marginale biographique s’établit. Voir François Marotin (ed.), La Marge, Actes du colloque de Clermont-Ferrand (1986), Clermont-Ferrand, Publication de la Faculté de Lettres et de Sciences humaines de l’Université Blaise Pascal ; Jacques Dürrenmatt, La note d’autorité aperçus historiques (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2008. |
27. | ↑ | Chartier, 2013, Op. cit. |
28. | ↑ | Brayman Hackel, Reading Material in Early Modern England, Cambridge (Grande-Bretagne), Cambridge University Press, 2009. |
29. | ↑ | Radiu Ruciu, “Isaac Newton, Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. Annotations autographes de G.W Leibniz”, dans Le Lecteur à l’oeuvre, Lausanne, Infolio, 2013, p. 152–155. |
30. | ↑ | Roger Chartier,” Sociétés de lecture et cabinets de lecture en Europe au XVIIIe. Essai de typologie” dans Sociétés et cabinets de lecture entre lumières et romantisme, Société de lecture, 1995, p. 43–57. |
31. | ↑ | Voir ma thèse, page 70. |
32. | ↑ | George R. Havens, 1933, “Les notes marginales de Voltaire sur Rousseau”, Revue d’Histoire littéraire de la France, 3, p. 434–440. |
33. | ↑ | Sur ce passage, voir les travaux d’Alain Viala. |
34. | ↑ | Voir H.J Jackson, Marginalia : Readers Writing in Books, New Haven, Yale University Press, 2002. |
35. | ↑ | Voir Sherman, Op. cit. |
36. | ↑ | Todd A. Carpenter, “IAnnotate — Whatever Happened to the Web as an Annotation System?”, 30 avril 2013. |