Les 4 royaumes de l’annotation (1500–2012)

H. J. Jack­son pro­pose dans son étude con­sacrée aux mar­ques marginales1Jackson H.J, Mar­gin­a­lia : Read­ers Writ­ing in Books, Con­necti­cut, Yale Uni­ver­si­ty Press, 2002., et pour la péri­ode qui la con­cerne (1700–2000, Angleterre), de divis­er leur “empire” en trois roy­aumes.

1500–1700 : entre autorité et contestation

Le pre­mier (1500–1700) révèle un con­flit impor­tant des légitim­ités, d’une con­quête de l’au­torité, qui se man­i­feste matérielle­ment, dans l’e­space même du livre, par l’in­tro­duc­tion de com­men­taires dont le but est de guider et de con­trôler l’in­ter­pré­ta­tion biblique des lecteurs.

C’est sans doute pourquoi, explique ailleurs Jean-Marc Châte­lain 2Châte­lain Jean-Marc, “Human­isme et cul­ture de la note” dans Le livre annotéRevue de la Bib­lio­thèque nationale de France, Edi­tions de la Bib­lio­thèque nationale de France, 1999, p. 26–36., la Renais­sance est une péri­ode où les human­istes opposent au com­men­taire la sincérité de l’an­no­ta­tion, seule capa­ble de restau­r­er le sens véri­ta­ble du texte, encom­bré de vête­ments trop ser­rés. Les lecteurs com­men­cent ain­si au XVII°s, alors que la Guerre civile éclate en Angleterre, à faire-val­oir leur regard dans les marges des textes. Le per­fec­tion­nement des tech­nolo­gies de repérage (index, table des matières, con­cor­danci­er) déleste par­al­lèle­ment l’an­no­ta­tion de cer­taines de ses fonc­tions (repérage) qui l’éloigne des opéra­tions human­istes (extrac­tion, col­lecte).

1700–1820 : le royaume de la sociabilisation

Le deux­ième roy­aume est une évo­lu­tion naturelle du pre­mier : parce qu’elles devi­en­nent plus per­son­nelles, les anno­ta­tions font para­doxale­ment l’ob­jet d’une cir­cu­la­tion (et Jack­son par­le donc de “Roy­aume de la socia­bil­i­sa­tion”). Les livres cir­cu­lent plus : ils s’échangent, se prê­tent, passent de mains en mains (pra­tique que les cab­i­nets de lec­ture con­sacreront au tout début du XVIII°s3CHARTIER Roger, “Sociétés de lec­ture et cab­i­nets de lec­ture en Europe au XVI­I­Ie. Essai de typolo­gie” dans Sociétés et cab­i­nets de lec­ture entre lumières et roman­tisme, Genève, Société de lec­ture, 1995, p. 43–57.) ; les anno­ta­teurs savent que les inscrip­tions qu’ils lais­seront seront lues. L’évo­lu­tion du marché du livre et l’or­gan­i­sa­tion matérielle de la page (les notes imprimées des édi­teurs passent des marges au bas des pages au XVII°s) per­me­t­tent une évo­lu­tion du statut du lecteur et de l’au­teur, plus indépen­dants face aux autorités du savoir.

Certes, la cir­cu­la­tion publique des anno­ta­tions exis­tait avant le livre imprimé ; la dif­férence, c’est qu’elles ne sont plus trans­mis­es de façon anonyme. Autrement dit : l’ar­bre généalogique (le stem­ma) est plus facile à dress­er. Pour le prou­ver, Jack­son men­tionne l’édi­tion d’un livre qui est passé de mains en mains du XVIII°s au début du XIX°s et dans lequel chaque anno­ta­teur est iden­ti­fié. On pou­vait égale­ment annot­er un livre et le faire cir­culer pour amélior­er sa lis­i­bil­ité et son inter­pré­ta­tion ou se van­ter d’avoir obtenu les com­men­taires de tel grand écrivain.

1820–2005 : le tabou des marginalia

Le troisième roy­aume (1820–2005) est celui de l’in­tim­ité, de la pri­vati­sa­tion des anno­ta­tions. Le développe­ment des bib­lio­thèques au XIX°s impose le règne du “tabou des mar­gin­a­lia” : écrire dans les marges devient une pra­tique hon­teuse. Comme elles ne s’adressent plus explicite­ment à un lecteur sus­cep­ti­ble de les lire, elles béné­fi­cient de sys­tèmes sémi­o­tiques plus com­plex­es et plus dif­fi­ciles à déchiffr­er. De là à con­sid­ér­er que les mar­gin­a­lia seraient une expres­sion de la per­son­nal­ité d’un lecteur…Une vue de l’e­sprit selon Jack­son.

2008–2012 : la capture du lecteur ?

On pour­rait sans doute com­pléter ce tableau et pro­pos­er un qua­trième roy­aume : celui de la cap­ture du lecteur par les marges infor­ma­tisées (2008–2012). His­torique­ment, la présence des marges n’a certes pas tou­jours été l’ex­pres­sion de la marge de manoeu­vre lais­sée aux lecteurs et leur développe­ment, jusqu’au XVI°s, a plutôt don­né un pou­voir aux com­men­taires autorisés, imprimés et réglés, c’est-à-dire prévus matérielle­ment par les réglures dès la con­cep­tion du man­u­scrit et du livre.

L’in­terlig­nage ser­vait lui aus­si à recueil­lir les inscrip­tions des lecteurs au temps du rouleau, pra­tique que chang­era l’avène­ment du codex (IIème s apr. J.-C.). Mais un change­ment a lieu aux XVI°-XVII°s qui voient muter matérielle­ment le livre, du fait de l’al­phabéti­sa­tion (au moins en Angleterre) de la pop­u­la­tion, qui fait ses gammes scrip­turales et mar­ginales. Dès lors, la marge devient bien un espace de con­tes­ta­tion et d’ex­pres­sion. À un dis­cours — celui de l’af­fran­chisse­ment du lecteur — a lente­ment été accolée une forme édi­to­ri­ale (la marge) que l’on retrou­ve aujour­d’hui exploitée et inver­sée.

Car la marge est dev­enue dès 2008, avec l’avène­ment de BookG­lut­ton et jusqu’à aujour­d’hui (avec la mul­ti­pli­ca­tion des dis­posi­tifs mar­gin­aux : Read­Mill, Kin­dle, iBooks, Mob­No­tate, Open Mar­gin, Sub­Text, etc.) l’out­il par lequel, sous cou­vert de lib­erté et dans le pro­longe­ment des dis­cours idéologiques du web dit “2.0”, le lecteur est encour­agé à pro­duire des mar­gin­a­lia de lec­ture qui fer­ont l’ob­jet d’ex­ploita­tions économiques, com­mer­ciales, mar­ket­ing divers­es.

Notes   [ + ]

1. Jackson H.J, Mar­gin­a­lia : Read­ers Writ­ing in Books, Con­necti­cut, Yale Uni­ver­si­ty Press, 2002.
2. Châte­lain Jean-Marc, “Human­isme et cul­ture de la note” dans Le livre annotéRevue de la Bib­lio­thèque nationale de France, Edi­tions de la Bib­lio­thèque nationale de France, 1999, p. 26–36.
3. CHARTIER Roger, “Sociétés de lec­ture et cab­i­nets de lec­ture en Europe au XVI­I­Ie. Essai de typolo­gie” dans Sociétés et cab­i­nets de lec­ture entre lumières et roman­tisme, Genève, Société de lec­ture, 1995, p. 43–57.