Sommaire
H. J. Jackson propose dans son étude consacrée aux marques marginales1Jackson H.J, Marginalia : Readers Writing in Books, Connecticut, Yale University Press, 2002., et pour la période qui la concerne (1700–2000, Angleterre), de diviser leur “empire” en trois royaumes.
1500–1700 : entre autorité et contestation
Le premier (1500–1700) révèle un conflit important des légitimités, d’une conquête de l’autorité, qui se manifeste matériellement, dans l’espace même du livre, par l’introduction de commentaires dont le but est de guider et de contrôler l’interprétation biblique des lecteurs.
C’est sans doute pourquoi, explique ailleurs Jean-Marc Châtelain 2Châtelain Jean-Marc, “Humanisme et culture de la note” dans Le livre annoté, Revue de la Bibliothèque nationale de France, Editions de la Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 26–36., la Renaissance est une période où les humanistes opposent au commentaire la sincérité de l’annotation, seule capable de restaurer le sens véritable du texte, encombré de vêtements trop serrés. Les lecteurs commencent ainsi au XVII°s, alors que la Guerre civile éclate en Angleterre, à faire-valoir leur regard dans les marges des textes. Le perfectionnement des technologies de repérage (index, table des matières, concordancier) déleste parallèlement l’annotation de certaines de ses fonctions (repérage) qui l’éloigne des opérations humanistes (extraction, collecte).
1700–1820 : le royaume de la sociabilisation
Le deuxième royaume est une évolution naturelle du premier : parce qu’elles deviennent plus personnelles, les annotations font paradoxalement l’objet d’une circulation (et Jackson parle donc de “Royaume de la sociabilisation”). Les livres circulent plus : ils s’échangent, se prêtent, passent de mains en mains (pratique que les cabinets de lecture consacreront au tout début du XVIII°s3CHARTIER Roger, “Sociétés de lecture et cabinets de lecture en Europe au XVIIIe. Essai de typologie” dans Sociétés et cabinets de lecture entre lumières et romantisme, Genève, Société de lecture, 1995, p. 43–57.) ; les annotateurs savent que les inscriptions qu’ils laisseront seront lues. L’évolution du marché du livre et l’organisation matérielle de la page (les notes imprimées des éditeurs passent des marges au bas des pages au XVII°s) permettent une évolution du statut du lecteur et de l’auteur, plus indépendants face aux autorités du savoir.
Certes, la circulation publique des annotations existait avant le livre imprimé ; la différence, c’est qu’elles ne sont plus transmises de façon anonyme. Autrement dit : l’arbre généalogique (le stemma) est plus facile à dresser. Pour le prouver, Jackson mentionne l’édition d’un livre qui est passé de mains en mains du XVIII°s au début du XIX°s et dans lequel chaque annotateur est identifié. On pouvait également annoter un livre et le faire circuler pour améliorer sa lisibilité et son interprétation ou se vanter d’avoir obtenu les commentaires de tel grand écrivain.
1820–2005 : le tabou des marginalia
Le troisième royaume (1820–2005) est celui de l’intimité, de la privatisation des annotations. Le développement des bibliothèques au XIX°s impose le règne du “tabou des marginalia” : écrire dans les marges devient une pratique honteuse. Comme elles ne s’adressent plus explicitement à un lecteur susceptible de les lire, elles bénéficient de systèmes sémiotiques plus complexes et plus difficiles à déchiffrer. De là à considérer que les marginalia seraient une expression de la personnalité d’un lecteur…Une vue de l’esprit selon Jackson.
2008–2012 : la capture du lecteur ?
On pourrait sans doute compléter ce tableau et proposer un quatrième royaume : celui de la capture du lecteur par les marges informatisées (2008–2012). Historiquement, la présence des marges n’a certes pas toujours été l’expression de la marge de manoeuvre laissée aux lecteurs et leur développement, jusqu’au XVI°s, a plutôt donné un pouvoir aux commentaires autorisés, imprimés et réglés, c’est-à-dire prévus matériellement par les réglures dès la conception du manuscrit et du livre.
L’interlignage servait lui aussi à recueillir les inscriptions des lecteurs au temps du rouleau, pratique que changera l’avènement du codex (IIème s apr. J.-C.). Mais un changement a lieu aux XVI°-XVII°s qui voient muter matériellement le livre, du fait de l’alphabétisation (au moins en Angleterre) de la population, qui fait ses gammes scripturales et marginales. Dès lors, la marge devient bien un espace de contestation et d’expression. À un discours — celui de l’affranchissement du lecteur — a lentement été accolée une forme éditoriale (la marge) que l’on retrouve aujourd’hui exploitée et inversée.
Car la marge est devenue dès 2008, avec l’avènement de BookGlutton et jusqu’à aujourd’hui (avec la multiplication des dispositifs marginaux : ReadMill, Kindle, iBooks, MobNotate, Open Margin, SubText, etc.) l’outil par lequel, sous couvert de liberté et dans le prolongement des discours idéologiques du web dit “2.0”, le lecteur est encouragé à produire des marginalia de lecture qui feront l’objet d’exploitations économiques, commerciales, marketing diverses.
Notes
1. | ↑ | Jackson H.J, Marginalia : Readers Writing in Books, Connecticut, Yale University Press, 2002. |
2. | ↑ | Châtelain Jean-Marc, “Humanisme et culture de la note” dans Le livre annoté, Revue de la Bibliothèque nationale de France, Editions de la Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 26–36. |
3. | ↑ | CHARTIER Roger, “Sociétés de lecture et cabinets de lecture en Europe au XVIIIe. Essai de typologie” dans Sociétés et cabinets de lecture entre lumières et romantisme, Genève, Société de lecture, 1995, p. 43–57. |