“Je la reconnais d’une façon physique. Il y a quelque chose qui change en moi. Je n’ose pas parler de la circulation de mon sang ou du rythme de ma respiration, mais il y a des choses que je reconnais tout de suite comme étant de la poésie.” (Borges, Entretiens avec Georges Charbonnier)
La reconnaissance est un thème fondamental. Posons-le en ces termes : comment pouvons-nous reconnaître — la poésie par exemple — sans les marqueurs qui nous aident habituellement à la voir ? Par quels processus en vient-on à qualifier de “poétique” une forme qui, jusque-là, n’appartenait pas, faute de reconnaissance, au royaume de la poésie ?
La plupart du temps, nous procédons à l’envers : après avoir rassemblé des oeuvres, nous cherchons leur poéticité, sans voir que nous ne faisons que documenter la définition implicite ou explicite que nous en avons, travaillée par une reconnaissance inconsciente ou institutionnelle. Nous ne voyons alors pas que l’essence de la chose n’est que son usage, c’est-à-dire l’ensemble des définitions et des positions accumulées parce que nous avons cru qu’elle existait.
Ces questions paraîtraient bien dérisoires sans leurs conséquences : car nous vivons des drames sans le savoir. Combien de temps avons-nous attendu pour voir (une agression, une guerre, un génocide…) ? Il aura fallu tout un processus définitionnel pour que nous voyions enfin, acceptant d’inclure dans notre grille perceptive une série de phénomènes qui, a priori, n’y figuraient pas. Si les chercheurs ont une mission, c’est peut-être d’élargir ces grilles, ces “cadres de l’expérience”, en travaillant à la reconnaissance individuelle, sociale et politique, des formes qui les (pré)occupent.
Ce travail est difficile — il n’est pas impossible. Pendant que nous cherchons, que nous approchons par l’errement, nous vexons, nous irritons : notre définition était mauvaise, nous n’avons pas su qualifier adéquatement, nous ne pratiquons pas suffisamment, nous ne savons pas faire, nous sommes trop universitaires, pas assez écrivain. Mais la recherche n’avance que par tâtonnements : les articles réussis sont des fictions. L’erreur est la condition de la réussite. Nous sommes tous pris, à des degrés divers, dans le processus ethnométhodologique de la définition qui demande patience et entêtement.
Ovide, lui, est parvenu à enserrer dans la trame poétique, sans l’y emprisonner, cet “impossible à dire” qu’est la métamorphose1Hélène Vidal, La Métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide — Etude sur l’art de la variation, Les Belles Lettres, 2010, p. 27.
Les formes littéraires, plus que tout autre, requièrent une telle patience : elles ne se laissent pas saisir facilement, elles résistent — de là dépend leur vitalité — aux tentatives d’encadrement. Si elle est une chance, leur reconnaissance est aussi un danger : elles sont menacées par ce qui contribue paradoxalement à leur lisibilité. Dites “c’est un poème” et ça n’en est déjà plus un : c’est uniquement ce que nous avons appris à reconnaître comme tel. Les formes inédites, littéraires, sont travaillées par cette tension entre les cadres qui permettent de les reconnaître et les forces qui les déplacent.
Pour parler des formes, nous devrons nous situer : comment s’est-on déplacé ? Par quels processus (cognitifs, culturels, institutionnels, sociaux, etc.) avons-nous progressivement, par recoupements, par l’expérience, appris à élargir notre grille d’interprétation et d’orientation, des formes que nous connaissions jusqu’à celles que nous avons choisi de reconnaître ? Et comment parlerons-nous d’elles sans les trahir, sans leur appliquer nos concepts ? Peut-on le faire seulement ?
Nous essayerons :
- en reconnaissant devoir passer par ce que nous connaissons, c’est-à-dire ce qui s’est stabilisé, ce qui s’est naturalisé en : “ceci est” (un livre, la littérature, la poésie, etc.). Ces validations éphémères, tâtonnantes, est ce qui permet de reconnaître ce qui n’est pas reconnaissable : le processus analogique (“ceci” me fait nécessairement penser à “cela”, même si “cela” n’est jamais tout à fait “ceci”) préside tout acte de reconnaissance ;
- en déclarant arbitrairement vouloir reconnaître telle forme comme pouvant être “ceci” bien qu’elle soit “cela” : un acte décisitionnel, politique, préside tout acte de reconnaissance ;
- en tenant compte des descriptions de leurs artisans, en évitant de qualifier leurs formes a priori et outrageusement (“littérature numérique”, “littérature web”, etc.) : l’acte de reconnaissance se fait aussi avec les acteurs des formes à reconnaître, même si “cela” doit nécessairement passer par “ceci”, ne serait-ce que pour être lisible socialement ;
- en acceptant le caractère provisoire de nos descriptions et de nos propositions : la reconnaissance est un processus long qui consiste à apprendre le langage et les activités d’une forme mouvante à partir de lectures, de commentaires, de critiques, à leur tour intégrées à la reconnaissance de cette forme ;
- en prêtant une attention bienveillante à nos déplacements perceptifs, à nos erreurs de cadrage, à nos validations éphémères : pour gagner en confiance, nous devons accepter de nous tromper, c’est-à-dire d’avoir une expérience ;
- en admettant que nous participons, dès maintenant, à ce processus définitionnel qui contribue, modestement, à la reconnaissance sociale des formes, dans un jeu infini de stabilisation-dissolution.
Cette tension, le portrait sériel permet de la travailler : il est à la fois la contraction d’expériences et l’impossibilité de les saisir, occupé à reprendre, à retoucher, à défaire consciencieusement ce qu’il a fait.
Notes
1. | ↑ | Hélène Vidal, La Métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide — Etude sur l’art de la variation, Les Belles Lettres, 2010, p. 27. |