Tatiana Nikolova-Houston propose dans “Marginalia and Colophons in Bulgarian Manuscripts and Early Printed Books” (Journal of Religious & Theological, 8, 1–2, 2009) un article sur les annotations marginales produites dans 146 manuscrits slaves tirées de la collection HACI (1500 manuscrits du Xème siècle au XIXème siècle).
La chercheuse part d’un topos (bien connu par les spécialistes de l’esthétique baroque) : les auteurs auraient trouvé en leur espace un refuge plus fiable que la pierre. Conscients de la pérennité de ce matériau sacré, ils pensaient ainsi recevoir le salut éternel en y inscrivant leur passage.
Les 7 mondes du livre
La première partie de son article tente de catégoriser ces marginalia à partir d’une description matérielle des manuscrits dans lesquelles elles apparaissent afin de renseigner un certain nombre de points (auteur, lieu, date, sujet, genre, positionnement de l’écrit, langage, forme, structure). 7 catégories/mondes ont été dégagés :
- Le Monde Autour du Livre (la nature et le cosmos) : c’est le rapport de l’homme à la nature qui se manifeste ici et son questionnement sur sa place dans le monde physique, avec des indications météorologiques, astrologiques, géologiques (tremblements de terre, par exemple).
- Le Monde entre la communauté des profanes et l’église : les marginalia regroupées dans cette section délivrent des informations sur les rapports entre les profanes et l’église. Ces derniers versaient ainsi aux monastères de l’argent ou de la nourriture, consignées dans les marges des manuscrits, pour que leurs noms soient célébrés durant l’office. On y apprend aussi précisément ce que l’église faisait de ces dons (réparation, décoration, construction d’autres monastères, etc.).
- Le Monde du Livre (le livre et son histoire) : les marginalia et les colophons présents dans cette catégorie se caractérisent par la présence d’ex-libris et de formules liturgiques. Les colophons permettent également de déterminer les méthodes de préservation et d’usages des manuscrits.
- Le Monde au sein du livre et de ses usagers : cette catégorie renseigne d’abord sur l’univers mental de lecteurs à une époque où le régime Ottoman gouvernait la Bulgarie. On y retrouve ainsi des épigrammes qui révèlent la part de créativité et de critique des bulgares et la conscience d’appartenir à une nation. Des graffiti/inscriptions donnent également des renseignements sur le possesseur du livre et apparaissent à une époque où l’espace textuel s’ouvre aux profanes (c’est pourquoi des notes personnelles, adressées aux générations futures, font également leur apparition). Enfin, plus intéressant encore, les annotations retrouvées comportent des traces évidentes d’usages (en plus des dessins, icônes, brouillons, etc.) : certains scribes précisent ainsi qu’ils testent leurs plumes (“I tired my quill to see if it writes”). D’autres — des étudiants — précisent leur degré d’études et le nom de leurs professeurs.
- Le Monde à l’Extérieur du Livre (politique et histoire sociale) : ces marginalia consignent de petites chroniques historiques, des événements guerriers et la perception slave de l’occupation ottomane (“Oh !”, “Great hunger”, “Great fear”, “Great sorrow”).
- Le Monde Au-Dessus du Livre (Dieu et le monde surnaturel) : on retrouve ici principalement des réparations matérielles/ajouts (hymnes, action de grâces, repentir, louanges, etc.) réalisés par un scribe.
Or, chacune de ces 6 catégories est reliée aux autres dans un système d’emboîtements qui consacre la première d’entre toutes (“Les mots de Dieu”) soit la relation entre le texte central et les marginalia d’un auteur.
Ainsi, ce cadre intellectuel fournit une lecture de l’univers mental d’un auteur fictif, construit pour les besoins de la cause (un homme chrétien slave qui aurait vécu dans les Balkans sous domination ottomane), et de son évolution, à mesure que l’espace du livre s’ouvre aux profanes.
En effet, les transformations matérielles du manuscrit rendent compte de ces ouvertures psychologiques (et vice-versa). Avant l’invasion ottomane, par exemple, les moines, reclus dans leur communauté, vouaient une adoration aux “mots de Dieu” (le texte central) et ne se risquaient donc pas à écrire en marge des inscriptions autres que liturgiques, situées à l’extrême-bord de la marge ou dans la marge inférieure (par discrétion et humilité). À l’inverse, pendant la période ottomane, l’église perd son autorité pour produire les normes manuscrites et la rareté du papier oblige les lecteurs à utiliser les manuscrits à des fins multiples. C’est pourquoi les notes marginales se diversifient (notamment aux XVIIIème et XIXème siècles) et ne servent plus seulement à entretenir un dialogue avec le texte : les manuscrits deviennent des supports d’enregistrement indépendants du texte central et réutilisés en de multiples occasions, si bien qu’une véritable “polygloss” est perceptible dans ces marges, matérialisée le plus souvent par “Oh !”, cris de scripteurs venus certes exprimer leur désoeuvrement mais conscients d’appartenir désormais à la même nation :
Oh! What a great need! Oh! What a great sorrow! Oh! What a great fear! Oh! What a great evil for all of us Christians!