Cet énoncé constitue un petit rite et un petit drame, au sens théâtral du terme1Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, 1973. : alors qu’il/elle cherche à se désengager d’une interaction qui ne rencontre pas ses attentes, son auteur‑e ménage une sortie acceptable de la scène.
Il/elle est en effet soumis aux impératifs de toute représentation sociale : non seulement préserver sa face (l’image positive qu’il s’imagine qu’on a d’elle/de lui) mais, bien plus, celle de ses partenaires d’interaction. Il/elle aligne ainsi son action sur les jugements anticipés et postulés de ces derniers (ils pourraient se vexer, mal le prendre) : pour donner bonne impression, et éviter de leur faire perdre la face, l’acteur entreprend un travail de figuration. Il existe une typologie fine et complexe de ces jeux, qui peuvent consister à minimiser une faute (un verre cassé), à détourner la tête quand un‑e ami‑e rougit ou à éviter de poser des questions à quelqu’un qui vient de rompre.
Dans notre cas, le travail de figuration consiste à indiquer aux membres d’une interaction qu’ils ne sont pas responsables du départ d’un des leurs : il n’a pas mieux à faire, il ne prend pas congé ; d’autres ne l’attendent pas ailleurs, un peu plus loin (puisqu’il revient !) ; il doit juste s’absenter en coulisses quelques instants.
Il ne peut cependant pas le faire n’importe comment et à n’importe quel moment. Les rites sociaux sont de petites machines inventives, perverses et cruelles, même pour celui qui les met en place : l’acteur va jusqu’à s’imposer l’échange dont il ne veut pas, en définissant un temps supportable, à la fois pour lui et ses interlocuteurs, qui ne seront ni surpris ni vexés lors de son départ. Car il était parti depuis longtemps : il avait indiqué depuis le début, par de micro-signes (raréfaction de la parole, ratification machinale par hochements de tête, etc.), qu’il partirait bientôt. Si les membres de cette scène son partenaires, et non pas victimes, c’est précisément parce qu’ils aident leur colistier à sortir d’une interaction qu’il risque de ressentir comme oppressante : à leur tour, pour éviter de lui faire perdre la face, et pour s’éviter d’avoir à gérer plus longtemps sa “présence absente”, ils font semblant de ne pas comprendre qu’il ne reviendra pas.
Ces petites comédies, apparemment anodines, est “le pont que les individus jettent entre eux” écrit quelque part Goffman : ils travaillent ensemble à désamorcer les pièges du monde social et à préserver un équilibre dont ils pressentent la fragilité.
Notes
1. | ↑ | Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, 1973. |