Matrix Ressurections et l’expérience des régimes d’existence

Peu importe le film (bof), si j’ai aimé ou pas (bof bof), si ce ne sont que des col­lages (bof bof bof), des jeux de ren­vois (bof bof bof bof), d’au­to-cita­tions mal­adroites (beurk). Ce qui m’in­téresse davan­tage, ce sont “les cadres de l’ex­péri­ence” comme dirait Goff­man (livre indé­pass­able des années 70).

Il y a beau­coup de seuils dans Matrix. On passe d’un monde à l’autre, d’un niveau de la réal­ité à l’autre, à par­tir de portes, de fenêtres : ces objets matéri­alisent le pas­sage, c’est-à-dire un proces­sus de trans­for­ma­tions qui peut être plus ou moins vis­i­ble, plus ou moins intense — dans le cas d’une anamor­phose, par exem­ple, chaque état inter­mé­di­aire appa­raît (une chrysalide filmée en accéléré) ; on assiste au spec­ta­cle inouï de l’or­di­naire, con­tin­uelle­ment tra­vail­lé par le devenir, par un change­ment de polar­ité. D’autres fois, dans les cas les plus trou­blants, la trans­for­ma­tion est si immé­di­ate qu’elle inter­roge même les coor­don­nées, à la fois des per­son­nages et du spec­ta­teur : où sont-ils ? Qu’est-ce que je suis en train de regarder ? Dans quel niveau de réal­ité est-on situé ? C’est le cadre, à la fois spa­tio-tem­porel, social, cog­ni­tif qui est trou­blé : ce ne sont plus les corps qui se trans­for­ment mais le régime d’ex­is­tence dans lequel ils se déploient.

Zhuangzi rêva une fois qu’il était un papil­lon, un papil­lon qui vole­tait et voltigeait alen­tour, heureux de lui-même et faisant ce qui lui plai­sait. Il ne savait pas qu’il était Zhuangzi. Soudain, il se réveil­la, et il se tenait là, un Zhuangzi indis­cutable et mas­sif. Mais il ne savait pas s’il était Zhuangzi qui avait rêvé qu’il était un papil­lon, ou un papil­lon qui rêvait qu’il était Zhuangzi. Entre Zhuangzi et un papil­lon, il doit bien exis­ter une dif­férence ! C’est ce qu’on appelle la Trans­for­ma­tion des choses.” (Tchouang-tseu, Zhuangzi, chapitre II, “Dis­cours sur l’i­den­tité des choses”)

Le ciné­ma a tiré prof­it — jusqu’au ver­tige — de ces intri­ca­tions : Matrix évidem­ment, mais égale­ment eXis­tenZ de Cro­nen­berg, Incep­tion de Nolan et tant d’autres. Toute la lit­téra­ture (les Mille et une nuits, l’oeu­vre de Cortázar…) et les arts de manière générale sont pleins de ce qui a fini par dégénér­er en exer­ci­ces vir­tu­os­es et auto-référen­tiels : dans ces cas, le ciné­ma, la lit­téra­ture, la pein­ture ne par­lent que d’eux-mêmes, de leurs poé­tiques, de leurs pres­tiges. Il arrive cepen­dant que cer­taines formes, encore peu lis­i­bles dans l’hori­zon d’at­tente des spec­ta­teurs (le trans­mé­dia au seuil des années 2000 ou l’in­ter­mé­di­al­ité aujour­d’hui), créent le trou­ble : que regarde-t-on ? Où sommes-nous ? Est-ce vrai ? Pour le dire autrement : dans quel régime de vérité évolue-t-on ? Et, plus impor­tant : com­ment ne pas bas­culer dans la para-noïa (être lit­térale­ment à côté de son intel­li­gence, de son esprit), dans la desta­bil­i­sa­tion telle des tables de con­cor­dance et de coor­don­nées que l’in­di­vidu ne sait plus quel sens don­ner à la sit­u­a­tion qu’il est en train de vivre — c’est toute la prob­lé­ma­tique de la con­ver­sion chez les Pères du désert, du 4e au 8e siècles1Pierre Miquel, Lex­ique du désert. Étude de quelques mots-clés du vocab­u­laire monas­tique grec ancien, Spir­i­tu­al­ité ori­en­tale, 44, 1986..

Le livre de Goff­man répond en grande par­tie à ces ques­tions et en pose une autre, plus fon­da­men­tale encore : qu’est-ce qui fait que nous finis­sons par trou­ver “nor­male” telle expéri­ence ? Com­ment se sta­bilisent-t-elles dans notre quo­ti­di­en, au point de devenir une règle, au point que nous ne nous éton­nons plus, par exem­ple, de voir s’animer sur une sur­face (un écran) des images, qui par­fois même nous agressent, peu­vent être dirigés visuelle­ment con­tre nous ?

Un seuil est une chose sacrée (Bachelard)

À ce niveau, Matrix ressurec­tions apporte quelques élé­ments, en se livrant, entre autres, à une mise en abîme des épisodes précé­dents, nor­mal­isés sous la forme médi­a­tique et sociale du jeu vidéo ou de la séance psy­chi­a­trique : dans les 30 pre­mières min­utes, le per­son­nage prin­ci­pal, Néo, con­cep­teur de jeu vidéo, ne sait lit­térale­ment plus dans quel régime d’ex­is­tence il évolue, si tout ce qu’il a vécu s’est réelle­ment passé. Le spec­ta­teur lui-même, qui assiste à des séances avec son psy, peut douter : les trois pre­miers épisodes n’é­taient-ils finale­ment qu’une pro­jec­tion men­tale de Néo ? Toute la série n’est-elle qu’une explo­ration de la folie ?

Nous dirons avec Goff­man : la réal­ité n’est qu’une série de cadres emboîtés les uns dans les autres. Quo­ti­di­en­nement, nous sommes tra­ver­sés par des doutes (ce que nous avons cru enten­dre, ce que nous avons cru voir) ; nos trames ordi­naires sont trouées par mille petites sen­sa­tions que nous avons appris à nég­liger, à cor­riger, aux­quelles nous ne don­nons plus de place et d’at­ten­tion. Mais il arrive que ces sen­sa­tions ou ces sit­u­a­tions inhab­ituelles fassent lit­térale­ment effrac­tion : soit elles sont invitées dans le cours des choses (on peut alors par­ler de manip­u­la­tion : caméra cachée, vol de rue habile, etc.) ; soit elles s’in­vi­tent d’elles-mêmes. Le film mon­tre ain­si com­ment l’un des niveaux de la réal­ité s’en­tremêle à un autre, quand bien même Néo le nierait : il s’insin­ue, appa­raît, émerge, troue le réc­it inven­té par le per­son­nage pour garder une sta­bil­ité cog­ni­tive. Le film intè­gre égale­ment quelques élé­ments d’un autre niveau de réal­ité (le nôtre et l’in­ter­pré­ta­tion médi­ati­co-sociale des pre­miers épisodes), en faisant débor­der le cadre de la diégèse.

Certes, c’est timide, dés­espére­ment timide…on peut même se deman­der si n’im­porte quelle télé dite réal­ité ne va aujour­d’hui pas plus loin, en intri­quant les sup­ports, les gen­res, les énon­cés, les lit­tératies, les sys­tèmes d’in­ter­pré­ta­tion. Sans doute que Matrix Res­ur­rec­tion arrive un peu tard, comme s’il n’avait pas inté­gré les 20 dernières années de trans­mé­dia, d’in­ter­mé­di­al­ité, de pro­duc­tions médi­a­tiques aux régimes d’ex­is­tence alternés. Mais s’il est loin d’en être l’in­ven­teur (l’ex­péri­ence et la lit­téra­ture mys­tiques ne reposent que sur cette alter­nance depuis l’an­tiq­ui­té), il a au moins le mérite d’in­tro­duire la con­fu­sion sen­sorielle, la mise en abîme de l’ex­péri­ence ciné­matographique, à une large échelle.

Notes   [ + ]

1. Pierre Miquel, Lex­ique du désert. Étude de quelques mots-clés du vocab­u­laire monas­tique grec ancien, Spir­i­tu­al­ité ori­en­tale, 44, 1986.