Je1Petit texte à paraître dans une encyclopédie féministe, à l’initiative des excellentes @Jaseuses. Il n’a pas encore été relu, donc c’est du brut… l’ai d’abord rencontré(e) sous son genre masculin : il y a 15 ans dans un cours de littérature persane, on parlait “du” Sîmorgh, l’oiseau légendaire de l’Iran, qui apparaissait dans Le Livre des rois de Ferdowsi (1010) qu’on étudiait alors. La prononciation gutturale, son mode d’apparition, son rôle dans la narration : quelque chose m’a durablement habité, jusqu’à retrouver “le” Sîmorgh dans un texte célèbre d’Attar (Manteq ut-Tayr, 1177), nouvellement traduit par Leili Anvar en 20132Farîd od-dîn ‘Attâr, Le Cantique des oiseaux, trad. Leili Anvar, Paris, Diane de Selliers, 2013. Toutes les citations proviennent de cette traduction..
Dans son introduction, la chercheuse en littérature persane précise que l’identité de l’oiseau est loin d’être évidente : “en persan, il n’y a pas de genre, de sorte que l’on ne peut savoir si Sîmorgh est féminin ou masculin” (p. 20) Sa traduction, qui tient notamment compte des leçons de l’islamologue Henry Corbin3Henry Corbin (1903–1978), mondialement connu pour son travail sur la métaphysique iranienne et musulmane, a en effet traduit un petit texte d’Avicenne, antérieur à l’œuvre d’Attar qui s’en est inspiré pour mettre en scène Sîmorgh. Or, dans sa propre traduction (note 346), Corbin insiste sur l’identité féminine de l’oiseau (ce que relève Leili Anvar. Voir Henry Corbin, Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999., alterne discrètement entre les deux genres pour exprimer les visages multiples, métamorphiques, de l’Amour divin, qui trouvent une résolution paradoxale dans l’anéantissement ; ce n’est qu’en précisant notre indéfinition que nous pouvons parvenir à l’unité, l’apaisement ou l’ataraxie. Il ne s’agit cependant pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire aujourd’hui, d’être à la fois masculin et féminin, bon et mauvais, Orient et Occident…mais de travailler à n’être ni masculin ni féminin, ni bon ni mauvais, ni Orient ni Occident, comme nous l’apprend la théologie apophatique, du Pseudo-Denis à Rûmi.
Mais quand enfin parut la première vallée (…)
Soudain une frayeur s’abattit sur leur âme (…)
Ils s’arrêtèrent net, les uns collés aux autres
Et retenant leur être, ailes, plumes, tête et pattes (…)
Ils surent qu’il leur faudrait accepter de mourir (p. 146)
Or, ce qui mène à un tel état d’indétermination est semé d’embûches : n’être rien n’est pas donné à tout le monde. L’histoire du Manteq ut-Tayr (“Le Langage des oiseaux” ou Le Cantique des oiseaux dans la traduction de Leili Anvar) est simple : des milliers d’oiseaux, guidés par une huppe (l’oiseau de Salomon), vont à la recherche de leur roi, de leur divinité, le ou la Sîmorgh. Mais ils hésitent, comme nous hésitons tous et toutes, à franchir le seuil : qu’est-ce qui m’attend ? Mon inconfort existentiel n’est-il pas finalement confortable ? Pourquoi y aller ? La huppe vainc chacune des réticences des oiseaux et les mène, de vallées en vallées, d’épreuves mortelles en épreuves mortelles, à Sîmorgh, c’est-à-dire à eux-mêmes. En effet, en persan “sî morgh” signifie “trente oiseaux” ; or, à la fin, il ne reste plus que trente oiseaux…pour enfin se trouver, il leur fallait donc se soustraire à eux-mêmes.
Les 30 oiseaux s’annihilèrent cette fois pour toujours
Et l’ombre disparut dans le Soleil, enfin !Pendant qu’ils cheminaient, la parole régnait
Une fois le but atteint, il ne resta plus rienNi début ni fin, ni guide, ni chemin
Et c’est pourquoi, ici, la parole s’éteint. (p. 333)
Le recours à l’archétype féminin (la Sîmorgh) n’est pas un hasard, tout comme la mention, dans cette œuvre, de la première mystique musulmane (Râbi’a) : ‘Attar s’y réfère comme l’exemple de l’engagement total dans la recherche du divin. S’engager, c’est faire confiance, c’est-à-dire s’abandonner sans concession, en pratiquant s’il le faut la déloyauté – envers l’injustice, la lâcheté, la peur – par fidélité à la quête et au soin. Telle est la leçon de l’archétype féminin : il nous faut dès maintenant nous jeter dans le feu renaissant.
L’expérience de l’extase (…) revient à saisir une impression du mouvement de la temporalité, à comprendre une certaine unité temporelle non-négligeable pour ma tentative de description d’un temps qui serait celui de la queerness. Le temps de la queerness s’extrait de la linéarité du temps hétéro. (Muñoz)
On n’a pas assez vu ici les liens entre la mystique et la théorie queer, du moins dans la version défendue par Muñoz4José Esteban Munoz, Cruiser l’utopie. L’après et ailleurs de l’advenir queer, trad. Alice Wambergue, Paris, Éditions Brook, 2021. Merci à @Lilyhook qui m’a fait découvrir cet auteur capital. : il s’agit chaque fois de s’extraire, de s’indéterminer pour expérimenter, ne serait-ce que l’éternité d’une seconde, “un peu de temps à l’état pur” (Proust). Un tel processus n’est possible qu’en retrouvant l’arrière-plan ontologique et sensoriel (par la méditation, la prière, la performance artistique, l’attention écologique, etc.), comme nos visages se rejoignent lentement sur une terrasse, alors que le jour fond.
Notes
1. | ↑ | Petit texte à paraître dans une encyclopédie féministe, à l’initiative des excellentes @Jaseuses. Il n’a pas encore été relu, donc c’est du brut… |
2. | ↑ | Farîd od-dîn ‘Attâr, Le Cantique des oiseaux, trad. Leili Anvar, Paris, Diane de Selliers, 2013. Toutes les citations proviennent de cette traduction. |
3. | ↑ | Henry Corbin (1903–1978), mondialement connu pour son travail sur la métaphysique iranienne et musulmane, a en effet traduit un petit texte d’Avicenne, antérieur à l’œuvre d’Attar qui s’en est inspiré pour mettre en scène Sîmorgh. Or, dans sa propre traduction (note 346), Corbin insiste sur l’identité féminine de l’oiseau (ce que relève Leili Anvar. Voir Henry Corbin, Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999. |
4. | ↑ | José Esteban Munoz, Cruiser l’utopie. L’après et ailleurs de l’advenir queer, trad. Alice Wambergue, Paris, Éditions Brook, 2021. Merci à @Lilyhook qui m’a fait découvrir cet auteur capital. |