(23 décembre, dans une agence)
Le monde social est fragile ; il ne tient pas à grand chose : alignements d’action, ordre prévisible, institution. Avant même de se rencontrer, dans n’importe quelle situation, nous savons plus ou moins comment nous comporter, tant ces situations sont standardisées (fête, anniversaire, repas, etc.) ; à une salutation nous répondons par une autre : nous nous alignons continuellement, à partir de gestes mille fois répétés, de règles que nous suivons après un long apprentissage, fait d’erreurs, de corrections, d’ajustements.
Des énoncés et des gestes inédits s’invitent parfois dans une une séquence, que nous ne savons plus ou moins lire selon notre âge, notre classe, notre culture ; l’ordre rompu, généralement suivi sans réflexivité, nécessite alors une réparation pour se poursuivre, qui peut prendre la forme d’une excuse ou d’une explication. Dans une conversation banale, occupée par des adultes, une petite fille exécuta ainsi furtivement un geste illisible et aussitôt normalisé : “Ah mais ça vient de TikTok ça !”
Comment nous accordons-nous avec d’autres présences, comment nous ajustons-nous à un style corporel, à des registres corporels ou des “stylisations de soi” (Laurence Allard), qui percent soudainement l’ordre social ? Comment prennent-ils part à mon monde ? C’est qu’ils sont déjà du monde : mille fois testés, validés, en partie standardisés par le dispositif de communication (TikTok), qui ramasse lui-même des styles existants, ils font déjà potentiellement sens parce qu’ils ont circulé ; ils apparaissent déjà comme des gestes dans une situation qui les rend lisibles sous cette catégorie, où ils sont autorisés et où ils s’autorisent ; ils font partie du corps social.
Mais ce sont aussi des unités d’empiètement qui révèlent la porosité des espaces et la dialectique de l’ordre social, tendu entre pérennité et réinvention. Continuellement travaillé par des fondus-enchaînés, de légères variations sur un thème commun, ce processus est sans doute comparable aux visages qui fondent lentement et apparaissent dans le même temps sous de nouvelles formes, alors que la lumière d’hiver décline sur la terrasse d’une fin d’après-midi.