J’ai longtemps envié les anthropologues ou les sociologues capables de dire : “je vais sur le terrain”. Il semble exister une réalité appelée “terrain”, qu’on pourrait toucher du doigt, distincte de nos expériences quotidiennes. Je vis les choses d’une manière si éloignée que j’en viens à douter de mes compétences. Car le “terrain” n’est pas détachable de mon ordinaire ; c’est mon ordinaire d’homosexuel racisé, fétichisé sur les applications de rencontres dont je mène une auto-ethnographie. Pour moi, le “terrain” est donc une unité d’empiètement : comme les émotions, il passe, s’écoule, remue ; il est aussi grand et minuscule que moi.
D’un point de vue méthodologique, universitaire, social, professionnel, je comprends néanmoins la nécessité de parler ainsi du “terrain”. L’exercice même de la prise de parole publique, dans des articles ou des conférences, oblige à le faire exister d’une certaine manière, comme quelque chose dont on pourrait se saisir, à partir duquel nous pourrions présenter des résultats - des carrières, des formations en dépendent. Le “terrain” est aussi l’ensemble des acteurs et des espaces qui le font fonctionner sous cette forme dominante, mais pas exclusive (il existe aujourd’hui de nombreuses recherches sensibles, alternatives, sur les “terrains”).
Car nous rêvons de nos terrains, ils s’invitent dans nos conversations, ils nous travaillent émotionnellement. À quel prix pouvons-nous ainsi délimiter une zone du monde qui s’appellerait “terrain” ? Au prix de ce que nous sommes (mais c’est parfois nécessaire pour se protéger), notamment les uns pour les autres : des passe-murailles, des êtres en circulation, qui ont la capacité de franchir les ordres du réel, de se rappeler les uns aux autres, en dépit du temps et de l’espace ; le terrain est ce qui ne s’oublie pas, qui ne m’oublie pas.
Depuis que je pratique la conversation de soi (ou auto-hypnose), le terrain ne fait pas que se rappeler à moi ; il jaillit en permanence, comme la vie (Bergson) ; il s’offre, se montre, en dehors même de mes séances, en dormant, discutant, mangeant. Quel statut donner à ces images, à ces petites sensations qui m’accompagnent en permanence, comme de petits daimones ? Car elles ne sont pas que des extensions de quelque chose que je pourrais appeler le “terrain” ; elles sont ce terrain même et, capricieuses, se moquent pas mal de nos savants découpages. Elles sont ce qui refuse de se taire, le monde qui croît secrètement en moi, dont j’ai l’occasion d’être, un temps, une étape ; une halte. Comment devenir de bons hôtes de nos “terrains” ? Comment devenir soi-même ce dont nous parlons, ce que nous vivons, en cessant de croire qu’ils ne sont pas déjà là, que nous n’y sommes pas un peu déjà ?