Le travail de Balzac et le rythme scriptural

J’ai tou­jours mieux aimé Blan­chot dans ses arti­cles épars (La Part du feu, Faux pas…) que dans L’E­space lit­téraire où, prodigieux, il aimait trop volon­tiers mul­ti­pli­er les para­dox­es et les énigmes. Ses chroniques lit­téraires pub­liées dans le Jour­nal des débats (1941–1944)1Maurice Blan­chot, Chroniques lit­téraires du Jour­nal des débats. Avril 1941-août 1944, Gal­li­mard NRF, 2007. n’ont rien à envi­er à ses cri­tiques les plus célèbres ; elles en éclairent même la part som­bre. Dans l’une d’elles, au sujet de Balzac, Blan­chot écrit :

beau­coup de ces amé­nage­ments se pour­suiv­aient sur épreuves pen­dant l’im­pres­sion du texte. L’écrivain dès qu’il pou­vait se lire ‘‘en let­tres moulées”, trou­vait là une nou­velle base à son tra­vail. La matière était plus solide, elle sol­lic­i­tait un effort plus grand pour la con­trari­er, et cette dif­fi­culté engageait Balzac à une vue dif­férente de son oeu­vre que, comme un sculp­teur qui aban­donne l’argile pour la pierre, il libérait de la mol­lesse et de l’indé­ci­sion de sa pre­mière forme. (…) Balzac ne com­pose pas un livre en rêvant, il n’in­vente que s’il écrit. (…) L’art a peu de choses à voir avec l’e­sprit. Il réclame sans cesse l’épreuve d’un acte. Il ne com­mence que lorsqu’il se réalise (p. 576–577)

L’acte que décrit Blan­chot relève du cours d’ac­tion, bien iden­ti­fié par les philosophes et les soci­o­logues : l’en­quête, la quête et la carte se définis­sent en même temps, dans le mou­ve­ment qui les ini­tie, dont la matière, ses formes changeantes, est le ter­reau. Balzac ne cherche rien d’autre, comme l’alchimiste de La Recherche de l’ab­solu (mon préféré), à remet­tre en mou­ve­ment la matière, pour con­vers­er, entr­er un temps en dia­logue avec elle.

Depuis Bachelard, nous savons en effet quelle place tient la matière dans la créa­tion artis­tique, poé­tique et lit­téraire : elle est tra­ver­sée par une vital­ité qui met l’écrivain, l’artiste, dans un état de muse­ment ; il aime se per­dre dans ses motifs, ses lignes de crois­sance ; il rêve. Pour écrire, nous devons à notre tour nous laiss­er tra­vers­er, entr­er dans le flux des matéri­aux, trou­ver un coin d’écri­t­ure, un rythme (Leroi-gourhan).

Le rythme scrip­tur­al n’est rien d’autre que la remise en jeu de la matière lit­téraire, la place pro­vi­soire­ment trou­vée entre et dans les forces con­sti­tu­tives du réel.

Dans un arti­cle à paraître — trop long, trop uni­ver­si­taire -, j’es­saie d’en définir les enjeux, à par­tir du tra­vail de Gra­cia Bej­jani et notam­ment de sa série : #sou­venir. Car Gra­cia ne pub­lie pas unique­ment sur Face­book : bien plus, elle est tra­ver­sée par lui, dont elle inter­roge ordi­naire­ment, l’air de rien, tous les pré­sup­posés (idéologiques, gestuels, tech­niques, algo­rith­miques), à par­tir d’une réflex­ion, con­tin­uelle­ment menée, sur le sou­venir, la mémoire, ses fan­tômes (voir ma cri­tique vidéo : “Bayté — ma demeure (1) La poésie élé­giaque de Gra­cia Bej­jani”). Elle cherche ain­si un coin d’écri­t­ure en prise avec les matéri­aux, les formes, les lan­gages d’un dis­posi­tif d’écri­t­ure investi par une con­cep­tion de l’or­dre social, tem­porel et spa­tial, auquel elle ne résiste qu’en s’y soumet­tant, en entrant en réson­nance avec tout ce qu’il peut lui offrir.

Notes   [ + ]

1. Maurice Blan­chot, Chroniques lit­téraires du Jour­nal des débats. Avril 1941-août 1944, Gal­li­mard NRF, 2007.