Sommaire
L’année dernière, en explorant avec ma collègue stylisticienne et amie Clémence Jacquot un terrain en cours (la fabrication d’oeuvres expérimentales chez Publie.net), nous avons découvert un curieux terme : le “musement”. Sans l’avoir encore mobilisé, nous avons cependant pressenti, nous qui travaillons en partie sur les signes matériels et les énigmes qu’ils posent, en quoi il était pertinent. Dans les lignes qui suivent et pour en rendre compte, je m’appuyerai sur un article publié en février dernier1Antonio Duarte, “Musement: The activity of the brain’s default mode network”, Semiotica, 2020(233), 2020, p. 145‑158. dans une revue internationale de sémiotique (Semiotica) et un autre de la revue du pragmatisme, en les croisant d’abord avec des sources plus anciennes. J’en profite pour mentionner un magnifique texte de Bertrand Gervais sur le “musement”2Bertrand Gervais, “géopoétique des lignes brisées : musements, chants de pistes et labyrinthes hypermédiatiques”, Formes poétiques contemporaines, SUNY Buffalo, 2014, 11, p. 31–48., que je découvre très tardivement : suite à la parution de ce billet, il m’a été indiqué par l’excellent René Audet. Je me contente pour l’instant de l’évoquer, avant de l’intégrer éventuellement — plus tard.
Je muse, tu muses, il muse, nous..
Quand je dois expliquer à mes étudiant.e.s ce qu’est le “musement” (ce que j’en ai compris du moins), je donne généralement cet exemple : le jeu d’évasion (“escape game”). Enfermé dans une pièce avec des ami.e.s, vous devez en sortir en résolvant de petits casse-tête dans un temps limité, en identifiant des indices et en les articulant entre eux pour avancer progressivement dans le jeu, vers la sortie. À l’excitation se mêle parfois l’ennui, ponctué par des moments de remobilisation et même d’épiphanies : ces moments d’extase où vous comprenez ce qu’on essaie de vous faire faire depuis le début ; où l’objet, dont la fonction était difficile à identifier au départ, devient tout à coup signifiant (la page arrachée d’un vieux grimoire, sur laquelle étaient griffonnés quelques noms, qui se révèle être une pièce maîtresse du dispositif, par exemple).
Ces petites épiphanies de l’ordinaire relèvent du musement On trouve ce terme de l’ancien français chez Chrétien de Troyes (dans Perceval ou le conte du Graal, XIIe siècle) pour lequel il existe aussi un verbe intransitif : muser, proche de musarder et d’amusement, “perdre son temps” selon Littré. Lorsque Perceval sur son cheval découvre trois gouttes de sang sur la neige, l’auteur dit qu’il muse ; il a le museau en l’air ; il est arrêté dans son mouvement “à toute autre chose que ce qu’il avait à faire” (dictionnaire de l’Académie française, 1762), convoqué par le signe qui l’interpelle parce qu’il se révèle dans sa plénitude (c’est mon interprétation ici). Perceval comprend à ce moment à quoi le signe renvoie (une oie blessée). Tous ceux qui l’approcheront pour interagir avec lui respecteront cet état de ravissement, proche de l’inspiration de la muse, qui réduit au mutisme.3Michel Balat, “Peirce et la clinique”, Protée, 30(3), 2002, p. 9‑24.
Les neurosciences ont bien identifié aujourd’hui le “musement” ou plutôt les relations entre la créativité et les états cérébraux4Antonio Duarte, “Musement: The activity of the brain’s default mode network”, Semiotica, 2020(233), 2020, p. 145‑158.. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cet état de repos est en fait très dynamique : il articule des souvenirs passés clandestins avec des projections et des expériences personnelles ; c’est un état d’errance cognitive, qui permet de faire des associations d’idées inédites. Mieux : c’est l’activité par défaut du cerveau quand il n’est pas sollicité par la raison.
“Montez dans l’esquif du Musement”
Peirce, ce philosophe génial, surtout connu pour avoir inventé la sémiotique aux Etats-Unis, est l’un des premiers a avoir pensé le musement. Dans un texte daté de 1908, il en donne la description suivante :
Il y a une certaine occupation de l’esprit qui, si j’en crois le fait qu’elle n’a pas de nom particulier, n’est pas aussi communément pratiquée qu’elle mérite de l’être, car pratiquée modérément – disons pendant cinq ou six pour cent de la vie éveillée, pendant une promenade, par exemple – elle est assez rafraîchissante pour faire plus que compenser le temps qu’on lui consacre. Parce qu’elle n’implique aucun projet sauf celui d’éliminer tout projet sérieux, j’ai parfois été à demi enclin à l’appeler rêverie (…) En fait, c’est du Jeu Pur. Or le Jeu, nous le savons tous, est le libre exercice de nos capacités. Le Jeu Pur n’a pas de règle, hormis cette loi même de la liberté. Il souffle où il veut. Il n’a pas de projet, hormis la récréation. (…) ce dernier genre d’occupation – tout bien considéré, je l’appellerai “Musement”…(…) Montez dans l’esquif du Musement, faites-lui gagner le large du lac de la pensée, et laissez le souffle du ciel gonfler ses voiles. Les yeux ouverts, soyez attentifs à ce qui est autour de vous ou en vous, et entamez la conversation avec vous-même; car la méditation n’est pas autre chose que cela5Cité dans Jean Fisette, “De l’imaginaire au musement. Quelques occurrences de la métaphore musicale dans le texte de C.S. Peirce”, dans Texte, 17–18, Toronto, p. 33–57.
Ce texte, d’abord, puise manifestement dans plusieurs traditions littéraires, poétiques et spirituelles. Comme je l’ai montré ailleurs, la notion de “conversation” ou de “dialogue intérieur” a été retrouvée en Occident avec Pétrarque, suite à sa lecture des lettres de Cicéron. Pratiquer l’introspection, faire retour sur soi est le fruit d’une longue mutation, à la fois intellectuelle, sociale, économique, matérielle6Georges Vigarello, Le Sentiment de soi — Histoire de la perception du corps, Le Seuil, 2019 ; Victor Rosenthal, Quelqu’un à qui parler: Une histoire de la voix intérieure, 1re éd. Presses Universitaires de France, 2019. et médiatique, dont les émissions testimoniales offrent un exemple contemporain.
Ensuite, pour un lecteur familier de Peirce, c’est un texte surprenant : en effet, ce dernier, comme Wittgenstein7Christiane Chauviré, “Y a‑t-il un sens à situer spatialement la pensée ? Peirce, Wittgenstein et les signes”, Intellectica, 57(1), 2012, p. 101‑114., a toujours fait de l’intériorité une question externe. Pour Peirce et d’autres (les externalistes : en France, Descombes, Bouveresse), bien que cette opposition stérile a largement été dépassée depuis8La littérature sur le sujet est immense…Je renverrai seulement à Bruno Ambroise et Christiane Chauviré, Le Mental et le social, Éditions de l’EHESS, Paris, 2013., nous nous déposons dans nos environnements matériels : la pensée, l’esprit, le mental n’existent que socialement, dans la mesure où nous avons des supports matériels (carnet de notes, fiches, etc.) pour les matérialiser, des interactions pour les faire exister, des institutions pour les pérenniser. Pour étudier l’humain, il n’y a pas besoin de convoquer des modèles mentalistes et cognitivistes, qui iraient chercher la pensée dans une obscure boîte noire (le cerveau) ; il suffit de se donner les moyens méthodologiques et épistémologiques. Or , dans cet extrait du moins, Peirce ne mentionne aucun processus externe, pas plus que les signes, l’un de ses outils privilégiés…
De la quête à l’enquête
En fait, le “musement”, cet état ou cette disposition où la pensée se contemple elle-même, fait partie d’un processus plus large que Peirce et les pragmatistes (Dewey surtout) appellent l’enquête9Sur cette notion très riche voir Bruno Karsenti et Louis Quéré (dir.), La Croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Éditions de l’EHESS, 2004. Je me suis également appuyé sur Collectif, James, Peirce, Dewey… Tradition et Vocation du Pragmatisme, Paris, Art du Comprendre, 2007 ; Jean-Pierre Cometti, Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Folio, 2010, p. 19–23 ; Isaac Joseph, “L’enquête au sens pragmatiste et ses conséquences. Vulnérabilité du public, observation coopérative et communauté d’exploration”, SociologieS, 2015 ; Stéphane Madelrieux, La Philosophie de John Dewey, Vrin, 2016..
L’enquête désigne un type de démarche, à la fois pratique et intellectuelle, qui conduit à la recherche de la vérité et à l’établissement des critères ou des protocoles permettant d’y arriver avec leur part d’essais, d’erreurs et d’incertitudes. Pour le dire autrement : toute enquête rencontre un problème ou une situation problématique, qui peut être ordinaire (où est ma mère, alors que ses clés de voiture ne sont pas sur la table et qu’elle devrait déjà être rentrée ?) ; toute enquête commence avec un doute et se termine avec sa dissolution provisoire, lorsque nous sommes à peu près satisfaits et que nous avons de nouveau fixé nos croyances sur le monde, retrouvé nos routines.
Ainsi, le monde nous pose de petites énigmes que nous résolvons quotidiennement en mobilisant des raisonnements et des savoir-faire souvent implicites, en nous appuyant sur les signes de notre environnement pour interpréter une situation et lier différents fragments dans une synthèse cohérente, qui permet l’action.
A priori, le musement et l’enquête n’ont rien à voir : comme l’explique Peirce, le premier est sans but, sans projet ; il relève de la flânerie qui aide à voir des connexions inaperçues entre des fragments du monde. Le musement est plus une disposition, une modalité d’être au monde, qu’un instrument. À l’inverse, l’enquête est tendue vers un but : la résolution d’un problème. Mais si le musement n’a pas de projet spécifique, il mène cependant à quelque chose : l’association libre des idées, la capacité à remarquer, à identifier dans l’environnement ce qui compte, ce qui est important et auquel nous ne prêtons pas beaucoup d’intérêt lorsque nous sommes pris dans une activité routinière et rationnelle (une manière de marcher, la fonction d’une place, etc.).
Techniques de musement
Ainsi le musement nous rend-il plus présents à nous-mêmes et au monde. Ce processus méditatif nous met dans une disposition heureuse, d’attente, à l’écoute de ce qui peut surgir et se manifester. Le musement est certes une expérience mais aussi un exercice pour pratiquer l’ordinaire, au même titre qu’une partie de tennis.
Nous sommes cependant inégaux dans cet exercice et cette pratique : nous n’avons pas tous et toutes une propension à l’association d’idées, à la pensée sans but qui permet de capter les merveilles du monde, jusqu’aux plus misérables. Comment faire ? Le musement peut-il s’apprendre et s’expérimenter de manière contrôlée ?
Je me rends compte a posteriori que j’ai souvent expérimenté cet état d’esprit ou que je l’ai recherché, comme un petit démon, un compagnon de route :
avec les lectures poétiques : on trouve chez les poètes.s.e.s de l’ordinaire (Bonnefoy, Schehadé, Dickinson, Sacré, Hocquart, etc.), qui est le meilleur moyen de toucher au sublime, des vers précieux, qui arrêtent un moment, fixent la pensée sur un objet, déplient l’empan des sensations (“l’olive serrée contre l’arbre” ; “un vers secrètement creuse une châtaigne”, “et les armoires aux vieillesses de raisins”, etc.).
avec les conversations : comme l’écrit quelque part Emily Dickinson, un.e ami.e vous accueille chez vous ; ille vous donne des nouvelles de vous-même en vous renvoyant la balle, en déminant le terrain pour vous permettre de vous déplier corporellement dans le temps de la conversation.
avec l’hypnose : j’ai pratiqué plusieurs fois l’hypnose avec une professionnelle et seul maintenant. C’est un processus qui permet d’accéder à un état de conscience modifié. L’hypnose permet notamment de résoudre des problèmes ou d’obtenir des réponses assez proches des rêves, à la différence près que vous êtes éveillé.
Il en existe bien d’autres évidemment ; ce n’est pas un hasard si Peirce recourt à la métaphore musicale et maritime pour illustrer le musement.
J’aimerais terminer sur un point : la polyphonie. Lorsque vous êtes en état d’hypnose, flottant, vous devenez l’espace d’accueil de voix multiples (un fragment entendu la veille d’une amie, un fragment de votre mère, etc.) qui dialoguent littéralement entre elles, comme dans un roman polyphonique où des morts se répondraient de tombes en tombes.
Bilan : un nouvel exercice démocratique ?
Nous avons tou.t.e.s fait l’expérience du musement, sous des formes différentes quoique proches (rêverie, flânerie, etc.). L’originalité de Peirce est de relier cet état à l’enquête, qui est une méthode et une pratique pour accéder à la vérité, en tenant compte du doute et de l’erreur. Mais l’enquête est, aussi, un processus démocratique continu : des collectifs peuvent se disputer la vérité et le cadrage perceptif des publics, en inventant de nouvelles modalités pour administrer la preuve, établir un fait, instituer d’autres autorités (ce que j’ai appelé des “communautés de vérité”).
Autrement dit : l’enquête est une pratique démocratique10Joëlle Zask, “L’enquête sociale comme inter-objectivation” dans Bruno Karsenti et Louis Quéré (dir.), La Croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Éditions de l’EHESS, 2004, p. 141–163., un processus au cours duquel “chacun compte pour un” (Dewey). La tâche de l’enquête sociale, c’est de nous doter d’une voix propre (voir “Qu’est-ce qu’une conversation ?” sur la philosophie américaine) en nous amenant à voir ce qui compte fondamentalement pour nous et que nous serions alors prêts à défendre.
Si le musement est une technique qui permet d’accéder à un état flottant où notre voix propre dialogue avec d’autres voix, trouve progressivement sa tessiture et son ton, fend l’espace démocratique, il est peut-être, en effet11J’en profite pour mentionner le texte à paraître d’un collègue, Vincent Chappe, qui défend cette conception dont je m’inspire ici largement ; merci à lui pour sa confiance., un exercice à encourager socialement, qui peut prendre la forme d’une “communauté d’enquêteurs”12C’est aujourd’hui plus ou moins le cas avec toutes les initiatives qui se sont développées ces dernières années : “Open Data”, narrations spéculatives, etc. (Dewey) capable de faire de la vérité un commun fragile à protéger.
Notes
1. | ↑ | Antonio Duarte, “Musement: The activity of the brain’s default mode network”, Semiotica, 2020(233), 2020, p. 145‑158. |
2. | ↑ | Bertrand Gervais, “géopoétique des lignes brisées : musements, chants de pistes et labyrinthes hypermédiatiques”, Formes poétiques contemporaines, SUNY Buffalo, 2014, 11, p. 31–48. |
3. | ↑ | Michel Balat, “Peirce et la clinique”, Protée, 30(3), 2002, p. 9‑24. |
4. | ↑ | Antonio Duarte, “Musement: The activity of the brain’s default mode network”, Semiotica, 2020(233), 2020, p. 145‑158. |
5. | ↑ | Cité dans Jean Fisette, “De l’imaginaire au musement. Quelques occurrences de la métaphore musicale dans le texte de C.S. Peirce”, dans Texte, 17–18, Toronto, p. 33–57. |
6. | ↑ | Georges Vigarello, Le Sentiment de soi — Histoire de la perception du corps, Le Seuil, 2019 ; Victor Rosenthal, Quelqu’un à qui parler: Une histoire de la voix intérieure, 1re éd. Presses Universitaires de France, 2019. |
7. | ↑ | Christiane Chauviré, “Y a‑t-il un sens à situer spatialement la pensée ? Peirce, Wittgenstein et les signes”, Intellectica, 57(1), 2012, p. 101‑114. |
8. | ↑ | La littérature sur le sujet est immense…Je renverrai seulement à Bruno Ambroise et Christiane Chauviré, Le Mental et le social, Éditions de l’EHESS, Paris, 2013. |
9. | ↑ | Sur cette notion très riche voir Bruno Karsenti et Louis Quéré (dir.), La Croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Éditions de l’EHESS, 2004. Je me suis également appuyé sur Collectif, James, Peirce, Dewey… Tradition et Vocation du Pragmatisme, Paris, Art du Comprendre, 2007 ; Jean-Pierre Cometti, Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Folio, 2010, p. 19–23 ; Isaac Joseph, “L’enquête au sens pragmatiste et ses conséquences. Vulnérabilité du public, observation coopérative et communauté d’exploration”, SociologieS, 2015 ; Stéphane Madelrieux, La Philosophie de John Dewey, Vrin, 2016. |
10. | ↑ | Joëlle Zask, “L’enquête sociale comme inter-objectivation” dans Bruno Karsenti et Louis Quéré (dir.), La Croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Éditions de l’EHESS, 2004, p. 141–163. |
11. | ↑ | J’en profite pour mentionner le texte à paraître d’un collègue, Vincent Chappe, qui défend cette conception dont je m’inspire ici largement ; merci à lui pour sa confiance. |
12. | ↑ | C’est aujourd’hui plus ou moins le cas avec toutes les initiatives qui se sont développées ces dernières années : “Open Data”, narrations spéculatives, etc. |